Bienvenue dans la famille (Le Parrain : du Cinéma aux Comics)

Le Parrain par Francis Ford Coppola

Teamup de : PIERRE N, JP NGUYEN et BRUCE LIT

Illustration de EDWIGE DUPONT

1ère publication le 05/05/19- Maj le 25/05/19

Un homme qui ne s’occupe pas de son chat n’est pas vraiment un homme

Il fallait bien un trio de contributeurs pour aborder Le Parrain. Mais que raconter sur ce film qui a déjà été largement chroniqué, critiqué, analysé, disséqué ?

Pourquoi pas une enquête exclusive ? Nous vous proposons une infiltration au cœur de la Mafia pour un autre regard sur une œuvre qui a fait date dans l’histoire des films de gangster et du cinéma tout court. Voici les témoignages de Pietro Navarro, Little Jay, consigliere à temps partiel et Don Bruccelli, le Boss du blog.

Avertissement : l’article qui suit a été rédigé à partir d’écoutes illégales du FBI. Les accusations de spoilers ne pourront être retenues par la Cour Pénale.

Témoignage de Pietro Navarro sur l’empire Coppola

Les Corleone ? Ceux qui envoient des têtes de chevaux ensanglantés dès qu’ils sont contrariés ?! Pour sûr que je connais ce nom, tout le monde le connait.
Il parait même que Vito Corleone, le patriarche (le Don, plus connu dans le milieu en tant que Parrain) de cette famille, doit son nom au village sicilien dont il est originaire, qu’il a du fuir très jeune à cause de l’assassinat de ses proches.

Avec le temps et une fois arrivé en Amérique, il a grimpé dans l’échelle sociale grâce au crime organisé, dans le but premier de subvenir aux besoins de sa femme et de ses enfants. Au sein de la hiérarchie mafieuse, le clan des Corleone est rien de moins qu’une des cinq familles dirigeantes de cet empire criminel implanté à New York.
Tout allait pour le mieux pour eux jusqu’à la tentative d’assassinat du Don, avec le conflit qui en a découlé, pour aboutir à l’avénement de Michael en tant que nouveau chef de la famille.
Sous sons règne, son empire a prospéré (au prix de l’unité familiale), jusqu’à atteindre une certaine respectabilité dans d’autres business plus légaux. Mais avec cette famille, la violence n’est jamais bien loin, et Michael devra payer pour ce qu’il a fait par le passé, quitte à subir la pire des tragédies…
Dans le genre film de gangsters, cette trilogie c’est le maître étalon (et je ne dis pas seulement à cause de Khartoum, ce pauvre canasson qui ne méritait pas son sort).


La chute du piedestal

Pour son choix d’acteurs, Coppola a eu un flair certain en piochant tour à tour dans la grande période du cinéma italien néo-réaliste de l’après-guerre (le compositeur Nino Rota et Franco Citti, acteur fétiche de Pasolini), chez la nouvelle génération d’acteurs américains alors en train d’émerger et chez ses propres connaissances (James Caan, Robert Duvall, Diane Keaton, ou encore sa frangine Talia Shire), sans oublier les trognes associées aux second rôles (John Cazale, Joe Spinell) et les vieilles badernes des années 40/50 (Sterling Hayden, Richard Conte).

Plus encore qu’un Brando, c’est le choix d’Al Pacino (celui-ci a des origines siciliennes communes avec son personnage) qui constitue le plus gros coup de poker pour le réalisateur. Après l’avoir repéré aux théâtre et dans le Panique à Needle Park de Jerry Schatzberg, Coppola est persuadé d’avoir trouvé l’acteur idéal pour le rôle (l’avenir lui donnera raison), mais les exécutifs de la Paramount ne l’entendent pas de cette oreille. Même une fois arrivé sur le plateau, Pacino et sa façon de jouer (forgé par l’Actors Studio et la méthode de Lee Strasberg, l’interprète d’Hyman Roth) sont loin de convaincre tout le monde, et il faudra attendre la scène du restaurant avec Sollozzo er McCluskey pour que les exécutifs du studios soient soulagés, en remarquant tardivement le potentiel que Coppola avec décelé dès le début du casting.

Des tonnes d’acteurs ont passé les auditions pour le rôle (même Caan a été envisagé à un moment donné), alors que ceux que Coppola voulait, et a fini par avoir, étaient déjà partants dès le début. Ces nombreux désaccords sont symptomatiques de l’inflexibilité du réalisateur. Les producteurs voulaient situer l’intrigue dans les années 70 (l’époque contemporaine au moment du tournage) pour que le tournage coûte moins cher ? Coppola privilégie les années 40. Les dirigeants de la Paramount voulaient des stars en vogue ? Coppola choisit une ancienne gloire en perte de vitesse et un petit jeunot peu connu (c’est un sacré risque pour une oeuvre de cette ampleur, puisque le film repose principalement sur les épaules de ces deux-là).

À une époque où les studios Hollywoodiens privilégiaient les grands blonds à la mâchoire carrée (Redford ayant été envisagé pour le rôle de Michael), la période dorée du Nouvel Hollywood a été marqué par l’avènement d’une génération d’acteurs dont le physique bousculait quelque peu les standards et les canons de beauté en vigueur, avec Dustin Hoffman comme figure de proue de cette nouvelle tendance.


L’empereur et son héritier

C’est sans doute parce que je l’ai découvert avec ce rôle, mais Al Pacino m’a souvent paru plus juste lorsqu’il conservait une certaine retenue. Le Parrain et sa suite sont représentatifs du niveau du Pacino des débuts, bien cadré et dirigé, et non pas l’actuel laissé en roue libre, connu pour cette tendance au cabotinage dont il est devenu coutumier au fil des décennies (comme De Niro, autrefois si sobre et juste).

Dans ce rôle, il fonctionne à l’économie et à la subtilité, et donc ce type de jeu a d’autant plus d’impact lorsqu’il fait preuve d’un sang-froid glaçant face à un Carlo désemparé, ou encore lorsque sa fureur s’exprime à travers son regard bouillonnant, avant d’éclater dans un éclat de violence au moment où sa femme lui révèle les véritables raisons de son avortement dans le 2 (Coppola avait perçu cette intensité dans le regard de l’acteur, et il a su l’employer efficacement).


Un mariage de courte durée

Tout au long du premier volet, Michael Corleone s’impose comme un personnage fascinant dans son évolution. La fatalité du destin fait que c’est celui qui ne voulait pas régner qui hérite de la couronne, alors que pourtant au départ il souhaite se distancier des activités de son père, et Vito lui-même préfère que son fils préféré puisse accéder à une meilleure situation que la sienne, plus respectable.
Lorsqu’il choisi de venir en aide à son père diminué, ce n’est pas un écart passager à son code de conduite par rapport à ce milieu criminel, mais bien un pacte irréversible qui dictera le cours du reste de son existence.
Au cours de la seconde guerre mondiale, il a déjà fait l’expérience de la violence physique, et lorsque Michael échafaude son plan et que la caméra se rapproche de lui, c’est un stratège redoutablement intelligent qui se révèle (Sonny et Clemenza ont beau se moquer de lui, Tom Hagen se montre plus clairvoyant).

Même en tant qu’exilé, cette épée de Damoclès plane toujours au-dessus de lui, et les assassinats de Sonny et Apollonia sonnent comme un rappel brutal de la menace qui pèse sur l’ensemble du clan. La parenthèse en Italie constitue un moment de répit, mais cela n’a qu’un temps et les proches de confiance peuvent tout aussi bien s’avérer être des traîtres (Michael l’a appris à ses dépens avec un de ses gardes du corps, ce qui explique son intransigeance avec Carlo et Fredo).

À cause des ellipses, les spectateurs ne peuvent pas d’emblée prendre la pleine mesure de la façon dont s’est endurci Michael après son retour au pays. Cette prise de conscience se fait progressivement, lorsqu’il rembarre assez durement son grand frère et règle impitoyablement les cas de Carlo et des autres. D’après la réaction de Connie et l’inquiétude de Kay, cela n’augure rien de bon pour l’avenir (Michael a consolidé son règne mais le prix est cher payé, et il ne fera que s’accentuer avec les années).

Plus que le chapelet de scènes dites cultes ou les plans amples avec des tonnes de figurants, c’est vraiment la partie intimiste qui dévoile des trésors d’émotion poignante, lorsque Tom Hagen annonce la mauvaise nouvelle à celui qu’il considère comme son père, ou encore lorsque Vito confie ses regrets à son fils favori concernant la voie qu’il a choisi (cette scène a en plus été écrite en un temps record par Robert Towne, le futur scénariste de Chinatown ).

Les règlements de comptes font partie intégrante du mode de vie des gangsters, mais c’est finalement lorsque la violence s’insinue dans le foyer familial qu’elle est la plus dérangeante (notamment lorsque Carlo tabasse Connie, sa femme enceinte qui ne supporte plus ses infidélités, qu’il n’a même pas la décence de cacher).


Je fais des trous, des petits trous, encore des petits trous…

Il est inconcevable de parler de ce film sans évoquer le travail remarquable de Gordon Willis en tant que directeur de la photographie. Son esthétique du clair-obscur, avec ces teintes ambrées dans des scènes d’intérieurs rendues homogènes par ce voile d’obscurité, confère une majesté élégiaque et funèbre du plus bel effet à la mise en scène, volontairement empreinte d’un certain classicisme (pas la peine de chercher des mouvements de caméra datés et typique des années 70 à la DePalma, le mot d’ordre est à la sobriété formelle, dicté par l’approche de Willis).

Ce visuel s’accorde parfaitement au ton solennel et tragique de l’intrigue, ce n’est pas juste une coquetterie esthétique, elle fait sens, apporte un vrai cachet supplémentaire et complète les décors soignés de Dean Tavoularis. Ce type d’éclairage assez sombre a par la suite fait des émules, notamment en ce qui concerne le style de Darius Khondji, comme on peut le voir dans les films de David Fincher et surtout James Gray, un grand fan de cette trilogie justement (cette influence est bien visible dans ses trois premiers films).

Rapport de Don Bruccelli sur son rival Marlon Brando

C’est l’ironie de l’histoire : le plus grand film de l’histoire du cinéma sur la mafia (voire le plus grand film du cinéma tout court) a démarré pour des problèmes de gros sous ! Nous sommes en 1975 et l’écrivain Italien Mario Puzo a soumis à son éditeur un synopsis de 10 pages sur la pègre pour lequel il reçoit une avance de 5000 $. La préoccupation première de Puzo ? Ne pas mettre sa famille dans le besoin à cause de sa passion pour le jeu ! Puzo, flambe cette avance en quelques jours et se retrouve sans le sou. Ainsi lorsque la Paramount qui veut réaliser un film sur le banditisme italien lui offre 12 000$, Puzo accepte sans scrupule et s’attelle à la tache en imaginant son parrain sous les traits de….Marlon Brando !

Puzo le considère à juste titre comme le plus grand acteur du XXème siècle : son magnétisme, sa gueule de voyou, son honnêteté animale en ont fait l’idole d’une génération avant que son comportement excentrique sur les plateaux (il a littéralement rendu des réalisateurs fous, dézingué des budgets par pure vacherie), sa vie privée tumultueuse (il doit souvent quitter des tournages pour échapper à ses ex-femmes, ses maîtresses ou se rendre aux assignations devant les tribunaux) et son gout pour l’autodestruction (le demi-dieu des années 50 est vite devenu ventripotent puis obèse) n’achèvent de ruiner sa carrière.

La transformation de Brando vue par l'artiste Edwige Dupont. © Edwige Dupon

La transformation de Brando vue par l’artiste Edwige Dupont.
© Edwige Dupont

Lorsque on lui propose le rôle de Vito Corléone, Marlon n’est pas en état de refuser ce qui sera le premier des trois derniers rôles qu’il prend au sérieux (Apocalypse Now bien entendu et Le dernier tango à Paris). Par la suite, d’après ses propres dires il fera la pute pour encaisser le pognon et exercer un métier qu’il méprisait autant que lui-même. Pour l’heure, Marlon se dit épuisé. Il a perdu la foi : comment les studios pourraient vouloir de lui ? Comment à 45 ans pourrait-il incarner un vieillard ?

Alors Brando râle : il renvoie le script de Puzo. Entre en jeu Coppola, installé lui aussi par la Paramount pour économiser de l’argent : il est jeune et moins cher sur le marché que Arthur Penn, Costa-Gavras ou Richard Lester. Il est surtout le seul réalisateur italien de Hollywood pour la Paramount qui veut sentir l’odeur des spaghettis dans le film.
Coppola adhère au complot Puzzo : ce sera Brando ou rien.  Il prend un risque de malade : emmener le script du Parrain une deuxième fois chez le monstre pour le faire changer d’avis. Brando n’en revient pas de tant de culot ! 3 jours après il accepte le rôle à une condition : que le film montre que la mafia est une réponse d’entreprise privée face aux intérêts corporatistes de la nation américaine.

Reste à convaincre les studios ! Coppola se jette littéralement aux pieds du président du studio : « C’est le plus grand de tous les acteurs. Tout le casting lui mangera dans la main. Le public va venir en masse« . 3 compromis sont alors trouvés : Brando ne touchera aucune avance, devra rembourser le studio à la moindre incartade et…passer une audition ! C’est la mort dans l’âme que Coppola vient rencontrer Brando sur les hauteurs de Mulholand Drive : comment le convaincre sans froisser sa susceptibilité légendaire ?


Lorsque l’ancien imitateur de Brando l’inspire à son tour

Contre toute attente, Brando se prend au jeu : il adore se maquiller et se déguiser. Brando se rappelle du visage de son rival/amant James Dean les cheveux tirés en arrière et petite moustache dans Géant. Brando lui veut que le Don inspire à la fois crainte et respect, chaleureux et dangereux. En fait, il envisage de se déguiser en….bouledogue ! Il avale donc de boulettes de papier toilettes pour alourdir ses mâchoires, porte un masque de caoutchouc pour lisser sa peau. Pour Brando, les gens puissants n’ont pas besoin de parler fort. Il adoptera cette voix cassée et asthmatique d’un vieil homme blessé. Consciencieux, il perdra une dizaine de kilos pour le rôle au grand désespoir de la production qui doit refaire ses costumes quelques jours avant le tournage !

Les producteurs ne reconnaissent pas Brando dans son bout d’essai filmé: ils veulent engager ce vieil italien qui joue si bien le Don ! Lorsque Coppola leur révèle qu’il s’agit de l’emmerdeur public numéro 1, ils se résignent : Brando sera bien Don Corléone. Le paria devient chef d’orchestre : Brando est un homme de pouvoir et va, à son tour influer sur la destinée du film. Lorsque la Paramount refusera en premier lieu d’engager Al Pacino ou envisagera à plusieurs reprises de virer Coppola, Brando mettra tout son poids (sic) dans  la balance en menaçant de quitter le tournage ! Une décision courageuse et payante pour le chef d’oeuvre que l’on sait.

Pour la première fois depuis longtemps, Brando passe un tournage plutôt agréable. Il se sent aimé, respecté, écouté. Toutes ses idées, même les plus folles sont acceptées et souvent tiennent du génie. Un chat passe pendant une scène sur le plateau ? Il le chope, le maîtrise et l’intègre à la scène d’ouverture le plus naturellement du monde. Le félin est tellement fier de poser pour l’acteur que son ronron résonne plus fort que les dialogues de l’acteur ! Quand à la scène où Le Parrain meurt en jouant avec son petit-fils il s’agit d’une improvisation suggérée à Coppola qui filme tout ça en quelques prises et en cachette. L’enfant n’est, bien entendu, pas au courant ! Ses pleurs sont authentiques.


L’ogre et l’enfant

Oh, bien sûr Brando ne peut pas s’empêcher de faire ses fameuses blagues : chuchoter des obscénités à l’oreille de Pacino lors de leur dernière scène ensemble pour le déconcentrer, lester son brancard de 150 kilos en plus de son propre poids au moment de la scène de l’hôpital, montrer ses fesses à l’équipe technique et bien entendu ses fameuses antisèches collées un peu partout : sur les caméras, ses manches ou sur le front de ses partenaires; Brando n’apprenait jamais ses textes à la fois par pure paresse mais aussi parce qu’il considérait que cela entravait la spontanéité de l’acteur.

A deux-trois reprises, Coppola pète un cable car en plus de celà, Brando réécrit ses dialogues ! Mais il a l’intelligence de ne pas braquer la bête et de lui glisser dans ses fameuses antisèches un Fuck you Marlon qui brise la glace ! Lorsque le tournage s’achève, le roi quitte une cour enamourée de jeunes acteurs : Caan, Pacino, Duvall : tous savent qu’ils ont vécu avec le Don une expérience unique.  Brando ne reviendra jamais sur le tournage du volume 2.


Brando refuse son Oscar en protestation du racisme Hollywoodien envers les Indiens

La performance de Brando lui vaut un Oscar qui sera remarqué : Brando pour protester contre le racisme dont souffrent les amerindiens au cinéma refuse son Oscar et envoie une activiste Apache ! Un coup de buzz phénoménal (Brando était un manipulateur né) comme un coup de gueule sincère d’un acteur qui, on l’a souvent oublié, aura défendu sans angélisme toutes les minorités au cours de sa carrière.

C’est donc tout naturellement que l’on pourrait voir en Red Crown, le chef mafieux de Scalped, une incarnation comics du Parrain de Brando; un personnage Shakespearien qui a trempé ses mains dans le sang pour protéger les siens. Un colosse aigri et généreux, dangereux et protecteur, castrateur et paternel que Brando aurait sans nul doute porté à merveille à l’écran.  Un homme dont la vie est une tragédie qui doit choisir entre ses fils spirituels pour diriger son empire.

Car le Parrain a introduit une dimension shakespearienne que reprendront beaucoup de comics par la suite : l’articulation entre le pouvoir qui corrompt, qui isole et la vie de famille. Une famille qui est à la fois source de réconfort et de corruption puisque c’est pour protéger la sienne que Vito Corleone devient le Don dans le Parrain II.  Cette dimension sera creusée tout au long des 3 épisodes avec son lot de triomphes, de tragédies, de fratricides et de balles perdues. Une tragédie étrangement concomitante avec le destin de Marlon Brando. Un rôle de Parrain nettement plus à son avantage que la tragédie familiale (un de ses fils légitimes qui tue l’amant de  Cheyenne, la fille adorée de Brando.  Celle-ci finira chez les fous, accusera son père d’être un Corleone et finira par se suicider) qui achèvera de le faire tomber de son piédestal. Il mourra seul et sans famille comme Michael Corleone.

Le parrain Indien Red Crow et son fils spirituel Dashiell

Le parrain Indien Red Crow et son fils spirituel Dashiell

Témoignage de Little Jay :

Pendant longtemps à Hollywood, les criminels étaient les méchants de l’histoire. Ils pouvaient être forts, intelligents mais la morale exigeait qu’ils soient punis. Le crime ne devait en aucun cas être sympathique ou séduisant. Le code Hays, en vigueur de 1934 à 1966, avait inscrit ce principe noir sur blanc. Sorti en 1972, Le Parrain est l’un des premiers films à ’émanciper de ce code moral et à profiter de la fin de l’autocensure. Michael Corleone est un chef mafieux. Il trempe dans des trafics, a du sang sur les mains et a commandité de nombreux assassinats. Mais à la base, tout ce qu’il voulait, comme son père avant lui, c’était protéger sa famille.


Bib Fortuna, le consigliere de Jabba rappelle Robert Duvall

Michael est un héros de tragédie, cherchant à échapper au destin qui toujours le rattrape, comme il l’énonce dans le troisième opus : « Just when I tought I was out, they pull me back in ! ».
Au début de l’histoire, il est dans le déni lorsqu’il raconte l’histoire de son père et de son homme de main Luca Brasi effectuant une proposition « qu’il ne pouvait pas refuser » à Les Halley, pour lui racheter le contrat du chanteur Johnny Fontane, ami de la famille, sous la menace d’une arme de poing.
« C’est ma famille, Kay. Ce n’est pas moi. »
Mais la tentative d’assassinat sur Don Vito va l’associer malgré lui aux affaires de la famille…Grâce à l’interprétation remarquable de Pacino, comme l’a relevé Pierre N  mais aussi grâce un script très bien travaillé, on s’attache à ce personnage qui devient la figure du mafioso sympathique et fascinant.

Michael Corleone a ouvert la voie à d’autres leaders du crime organisé exerçant une dangereuse séduction sur le spectateur ou le lecteur. Ainsi, le Kingpin de Frank Miller, qui revient aux affaires pour sauver la vie de son épouse Vanessa ; s’inscrit dans un schéma tragique similaire à celui de Michael : en voulant sauver sa famille, il la perd et se retrouve au sommet du pouvoir, mais seul.  Dans le Punisher de Jason Aaron, Fisk abat son propre fils.

Brando et Bronson supplient Wilson Fisk !

Brando et Bronson supplient Wilson Fisk !

Dans DD #188, Frank Miller pousse le bouchon jusqu’à représenter Don Corleone accompagné de Charles Bronson venus implorer la clémence du Kingpin sur des histoires de pourcentages.  Le don sera saisi à la gorge par un Fisk furieux avant que La Veuve Noire alors empoisonnée casse à son tour la gueule au pauvre Marlon qui tente d’empêcher l’audience avec le Parrain de Marvel. De l’humour bien noir qui aura sûrement plu à Brando.

Le Grendel de Matt Wagner est un autre exemple de criminel érigé en héros de l’histoire, même si Hunter Rose a embrassé sa vocation sans aucune réticence, contrairement à Michael. Sa principale part d’humanité provient de la fille qu’il a adoptée et les Grendels formeront à terme une dynastie, tout comme les Corleone.Une autre famille mafieuse des comics fortement influencée par le Parrain, ce sont les Falcone, régnant sur la pègre de Gotham City. Dans la maxi-série The Long Halloween, Jeph Loeb et Tim Sale effectueront plusieurs clins d’œil à la saga de Coppola, à commencer par la première page où Bruce Wayne déclare dans la pénombre un « I believe in Gotham City » qui fait écho au « I believe in America » qui ouvre le premier film… La scène se déroule d’ailleurs pendant un mariage et on aura également droit aux policiers relevant les numéros de plaque de voiture des invités… Toutefois, les références restent trop souvent superficielles et, alors que les morts s’accumulent dans le clan Falcone, on ne ressent jamais d’empathie pour ces personnages, qui servent juste de chair à canon pour le tueur Holiday, le grand méchant de l’histoire

L’important, c’est la rose…

L’important, c’est la rose…

Si mon esprit tordu de comicsophile devait tisser des liens imaginaires entre l’univers du Parrain et le monde des encapés, je relierais volontiers le clan des Corleone à celui des mutants de l’école de Charles Xavier. Après tout, les deux forment une famille. Et même si les X-Men sont avant tout une famille élective, ils sont aussi liés biologiquement par la présence du fameux gène X dans leurs cellules… Et parmi eux, on retrouve un beau spécimen de héros/vilain malgré lui en la personne de Magnéto. Un homme qui a perdu sa famille et s’est donné pour mission de protéger son espèce toute entière.

En poussant le bouchon plus loin, j’évoquerais le Dark Knight de Miller. Quoi ? Un super-héros en référence à un mafieux ? Oui mais dans DKR, Batman défend moins la loi que SA loi. Du reste, il brave l’interdiction gouvernementale et se fend même d’une réplique bien sentie :
« Sure, we’re criminals. We’ve always been criminals ». We have to be criminals. »
C’est là le trait d’union entre l’univers du crime organisé, dans sa représentation fictionnelle romantique, et celui des super-héros. Le fantasme de s’élever au-dessus des lois pour faire triompher sa volonté, le plus souvent par la force.
Qui l’eut cru ? En signant la fin du règne des chevaliers blancs d’Hollywood, Le Parrain de Coppola préfigurait déjà la destinée d’un certain Chevalier Noir !

Bruce Wayne chez le Parrain Falcone, avant que les mafieux ne disparaissent un par un…

Bruce Wayne chez le Parrain Falcone, avant que les mafieux ne disparaissent un par un… ©DC Comics

D’autres auteurs sont allés plus loin, en faisant carrément endosser le rôle de Parrain par le super-héros de l’histoire ! L’exemple le plus marquant reste sans doute celui de Daredevil par le duo Bendis-Maleev. A la fin de l’arc  Hardcore  (DD v2 46-50), le diable rouge se proclame « Roi de Hell’s Kitchen » dans le bar Josie’s, après avoir vaincu et humilié son rival Wilson Fisk, qui gît à ses pieds.

La lutte pour le contrôle de la pègre constitue d’ailleurs le fil rouge du run de Bendis sur le justicier aveugle. Le premier épisode (Daredevil V2 #26) marquait la chute de Wilson Fisk, qui tombait sous les coups de ses lieutenants et de son propre fils. Mais dans la famille Fisk, quand le père tombe, c’est la mère qui reprend les rênes et fait exécuter tous ceux ayant participé au putsch. Le caractère impitoyable du monde mafieux retranscrit par Bendis et Maleev fait écho à la trilogie de Coppola. Si dans le deuxième film, Michael Corleone n’hésite pas à faire assassiner son frère Fredo, Vanessa Fisk, à la fin de l’arc Underboss, commandite le meurtre de son fils Richard, ainsi que de nombreuses autres exécutions, mises en page dans une succession rapide de cases et donnant une impression de simultanéité tout comme… dans les films de Coppola, qui se terminent tous par l’élimination méthodique des opposants à la famille Corleone.

Après s’être refait une santé, le Caïd revient pour reconquérir son empire dans l’arc Hardcore, et l’une de ses premières visites est pour son consigliere. Comme à son habitude, Bendis ignore la continuité en introduisant rapidement un personnage jetable qui sera tué à la fin de son entretien avec Fisk. Mais l’aspect « bras droit / homme de l’ombre » reste bien rendu et contribue à l’immersion dans le crime organisé proposée par le run bendisien. A noter que le premier « consigliere » notable de Fisk avait été introduit dans des épisodes de Spider-Man (Marvel Team-Up #138 – 1984) et s’appelait The Arranger. Ce personnage avait connu son heure de gloire pendant le run de Tom De Falco, effectuant même l’intérim de Fisk, un temps reparti s’occuper de Vanessa, avant de finir assassiné sous la plume de Gerry Conway et les crayons de Sal Buscema (Spectacular Spider-Man #165 – 1990).

Un hommage bien exécuté… ©Marvel Comics

Pour en revenir aux Corleone, Tom Hagen, le consigliere, fils adoptif du Don, était interprété par Robert Duvall (qui n’apparaîtra que dans les deux premiers films, suite à un désaccord sur son cachet dans le 3ème volet). Dans le run de Bendis, l’artiste Alex Maleev utilisera les traits de l’acteur pour le personnage d’Alexander Bont, « celui qui était le Caïd avant le Caïd », dans l’arc  Golden Age. Avec son alternance de scènes du passé et du présent, cet arc n’est d’ailleurs pas sans rappeler le deuxième volet de la trilogie du Parrain, où Coppola racontait la jeunesse et l’ascension de Vito en parallèle du règne de Michael.

Rétrospectivement, l’ambiance polar/mafia choisie par Bendis pour Daredevil n’était pas simplement de la poudre aux yeux. Il y avait en filigrane, une vraie réflexion sur la nature du pouvoir et sur la pertinence du modèle de justice défendu par les « Vigilantes » urbains. En voulant renverser la table, Matt Murdock se retrouvait à la place de son ennemi juré, réalisant de facto les limites de sa croisade : combattre la pègre et voir les Parrains se succéder, ou bien devenir l’un d’entre eux. Dans les deux cas, c’est admettre que le « système » est imparfait et ne peut fonctionner sans ce type de pouvoir même s’il le réprouve officiellement. Et d’ailleurs, dans The Murdock Papers  (DD v2 #76-81) ce n’est pas un super-vilain qui sera à l’origine de la chute de Murdock mais… le FBI !

Eh oui, pendant longtemps, dans les comics comme au cinéma, les criminels étaient les méchants de l’histoire. Mais avec l’évolution des codes et l’irruption dans la culture populaire d’œuvres telles que le Parrain, les cartes se sont brouillées. Les héros emploient parfois des méthodes peu reluisantes, remettant ainsi en cause leur supériorité morale sur les criminels qui, s’ils conservent toute leur dangerosité, ont gagné en complexité, en dévoilant leur âme noire mais fascinante.

Alexander Bont : un faciès évoquant un acteur emblématique de la saga des Corleone…

Alexander Bont : un faciès évoquant un acteur emblématique de la saga des Corleone… ©Marvel Comics /  ©Paramount

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La légende du Parrain : des coulisses du tournage aux secrets de Marlon Brando en passant par son influence sur le monde des comics et particulièrement Daredevil, ne manquez pas le dossier du jour chez Bruce Lit.

La BO du jour : laisse aller, c’est une valse

48 comments

  • Tornado  

    Ah oui, carrément ! Le petit côté gribouilli nerveux pour un résultat photoréaliste, c’est quand même assez impressionnant ! 🙂

  • Thierry Gagnon  

    Merci pour cette solide analyse à multiples points de vue thématiques! 🙂

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