Et Franquin créa Lagaffe

 

 Gaston Lagaffe par Franquin

Première publication le 6 septembre 2014. Mise à jour le 02 mai 2015.

 AUTEUR : CYRILLE M

Cet article s’inspire du personnage de Gaston Lagaffe pour tenter d’en dresser le portrait.  Tous les Gaston ont été publiés chez Dupuis.

La maison des idées, c’est pas Marvel ! ©Dupuis

Le titre n’est pas de moi, mais fait référence à l’ouvrage de Numa Sadoul. Un épais livre d’entretien avec Franquin, illustré en noir et blanc de croquis inédits, dont une inoubliable Ursula Andress.

Sadoul en parle ainsi : « J’ai connu les Franquin, André, son épouse Liliane et leur fille Isabelle, vers 1970, et nous sommes toute suite devenus amis. Dès 1975, après la publication de mon recueil d’Entretiens avec Hergé, j’ai décidé d’entreprendre le même exercice avec Franquin ; mais je me suis heurté à un refus de ce dernier.  Refus poli, gêné, mais refus obstiné : il s’est écoulé près de dix années durant lesquelles Franquin n’a cessé d’éluder mes invitations réitérées« …

Si tous les cancres du monde pouvaient se tenir la main ©Dupuis

Il n’a toujours pas été réédité et – pire que tout – je l’ai perdu au fil de mes déménagements. Alors que, maintenant plus encore qu’il y a vingt ans, j’aimerai relire ce long entretien. Car le recul des années donnera forcément un nouveau regard sur les travaux de Franquin, et notamment sur Gaston, peut-être sa plus belle création, son personnage le plus attachant et le plus humain de toute son oeuvre.

Au moment de sa création, Franquin tenait la série Spirou et Fantasio, qu’il a considérablement enrichie avec de nouveaux personnages qui ont fait date (Zorglub et le Marsupilami pour ne citer qu’eux). Spirou partage de nombreux points communs avec Tintin : ce sont des journalistes pour simplification scénaristique et vrais aventuriers pour leur série respective. Ils n’ont pas de vie sentimentale ni vraie famille.

Travaquoi

M’enfin ! ©Dupuis

Je ne sais pas vraiment ce qui a pu inspirer ces deux personnages mais ils sont sans conteste des personnages majeurs qui perdurent malgré la disparition de leurs auteurs. Même si l’humour y est très présent, Spirou a rarement fait part de sujets politiques, alors que Tintin aborde des sujets plutôt graves sans perdre sa fraîcheur. Et surtout, ces deux personnages ont souvent une droiture morale qui peut paraître rigide, de braves et courageux jeunes hommes, indéfectibles et sans défauts. Peut-être sont-ce ces raisons qui ont poussé Franquin à créer Gaston, l’anti-héros. Si on le compare à la série qui l’a vu naître et à son pendant de Hergé, Gaston est bien l’antithèse de Spirou et Tintin.

Gaston n’a rien de droit. Il est tout en courbe, ressemble à un S majuscule lorsqu’il se déplace, n’est ni courageux, ni aventurier, ni journaliste, et n’a pas une grande conscience morale (du moins dans ses débuts). Il est allergique à l’effort et tous ceux qui lui demandent d’en faire. Il fume, passe la majeure partie de la journée à dormir, se coupe les cheveux le moins souvent possible (les hippies ne sont pas loin), bref, c’est un sale jeune. En s’opposant aux rythmes trépidants des aventures de Spirou, ses gags en une bande, puis en demies-planches et enfin en planches complètes sont à la fois un héritage des comics-strips américains et une nouvelle forme de série.

Le sens du cadrage

Le sens du cadrage ©Dupuis

Franquin abandonnera définitivement Spirou en 1968, signant une aventure très légère et uniquement humoristique, Panade à Champignac. C’est dans cet album qu’apparaît également une histoire irrésistible mettant en scène Gaston : Bravo les Brothers.

Car Gaston est une méta-oeuvre : garçon de bureau du journal de Spirou, ses aventures paraissent dans le journal même censé l’employer, ainsi que Spirou et Fantasio, ceux qui passent leur temps à bourlinguer partout autour du globe. Gaston ne bourlingue pas, n’a que très peu de moyens, et ses combats sont bien plus pragmatiques : éviter les amendes de la maréchaussée, travailler le moins possible, expérimenter le plus possible, et profiter de tout ce que la vie a de meilleur.

Le plus important, c'est le bien-être

Le plus important, c’est le bien-être ©Dupuis

La série fait l’apologie de la nourriture, des jeux sous toutes les formes possibles, des objets dangereux à détourner, des animaux et ceux qui les aiment. Gaston en use et abuse, bref, c’est un sale gosse. Gaston est un rêveur, jusqu’à finir par devenir écolo et engagé. Ce personnage est un anti-héros non seulement du fait de son manque d’énergie, mais car c’est un enfant au milieu d’un monde réaliste d’adulte. Alors que Tintin et Spirou sont des adultes tels qu’imaginés par des enfants pour des enfants, droits et téméraires, comme on aimerait être soi-même à dix ans. Franquin fait de Gaston un héros de l’insouciance et de la paresse, un défenseur de l’humanité face au capitalisme dégradant, aux militaires belliqueux, aux grincheux, aux racistes.

Au fur et à mesure des gags, Gaston intègrera la mode de hippies, quitte à inventer ses propres instruments de musique qui auraient sans doute été préférés par des artistes contemporains. Car Franquin y questionne également l’art, tourne en ridicule tout ce qui lui paraît incongru ou aliénant, et porte bien haut les valeurs de l’inventivité : repeindre en faisant du trampoline, utiliser une poubelle à pédale pour jouer au tennis, détourner un téléphone en pommeau de douche… Franquin n’aurait pas autant réussi son coup et Gaston ne serait pas aussi important dans l’histoire de la bd s’il n’avait pas intégré d’autres facteurs importants : il crée encore une fois des personnages inoubliables, de faux double de Gaston avec Jules-de-chez-Smith-en-face à De Mesmaeker l’homme d’affaires imbu et arrogant qui n’arrive jamais à ses fins.Débutant comme des caricatures, ils prennent une contenance et une personnalité au fil des gags.

La gaffe de trop : Gaston et son latex sont licenciés !

La gaffe de trop : Gaston et son latex sont licenciés ! ©Dupuis

Ainsi Fantasio sera le premier personnage fort et comique de la série après Gaston, élargissant sa palette présente dans la série Spirou. Plus tard il sera remplacé par Prunelle, Franquin ne voulant plus mélanger les séries. De l’agent Longtarin à Monsieur Boulier, de Mademoiselle Jeanne à Bertrand Labévue, du chat à la mouette en passant par Bubulle, Franquin ajoute de plus en plus de personnages humains ou animaliers, créant un univers cohérent et foisonnant. Tous sont à la même enseigne de la tendresse de Franquin, car personne n’y est complètement antipathique. Ce sont de vraies personnes avec des défauts et des qualités, Gaston le premier, parfois plein de mauvaise foi. Et souvent, les bourreaux deviennent victimes voire complices. Comme dans la vraie vie.

Le seul leitmotiv qui amène De Mesmaeker dans un gag, c’est de signer des contrats. Quels contrats ? Peu importe, l’excuse est aussi insignifiante que l’acte même, définissant tout le ridicule des hommes importants qui ont réussi (les adultes ?), impuissants devant quelques feuillets non signés.

Encore un contrat foutu, Prunelle au bord du désespoir

Encore un contrat foutu, Prunelle au bord du désespoir  et le lecteur mort de rire ! ©Dupuis

Avec cette seule motivation, Franquin décline des dizaines de gags, dont la conséquence ne varie jamais : les contrats ne sont pas signés. A deux exceptions près, où De Mesmaeker signe d’autres contrats avec… Gaston ! Qui a réussi à intéresser l’intraitable homme d’affaires ! Car Gaston n’est pas vraiment paresseux. C’est un dilettante, qui préfère bosser sur ses propres affaires que sur des tâches ingrates et sans saveur. Cirer toute la nuit une chaussure-enseigne publicitaire de cinq mètres de long ne lui pose aucun problème ! Franquin se renouvelle sans cesse, même avec un unique principe de gag. Et invente en parallèle des instruments de musique, des moyens de transport, des gadgets idiots, tout ce qui lui passe par la tête.

Franquin le dit lui-même dans l’interview de Sadoul :  « Je préfère dessiner des instruments, c’est nettement plus amusant. Et cependant, c’est beau à dessiner un instrument de musique. Je me suis toujours amusé en faisant mon trombone dans Le trombone illustré. Et ce n’est pas évident à dessiner, un trombone à coulisse. Ce sont surtout les gestes qui sont difficiles. Et toute la famille des violons est très belle, certains cuivres sont superbes. Quel plaisir de dessiner tout ça » ! 

Un ami des bêtes, vraiment

Un ami des bêtes, vraiment ©Dupuis

Tout peut arriver dans un gag de Gaston, y compris une vision cartoonesque des dégâts causés par le héros sans emploi : les bandages à la tête sont toujours exagérés, les explosions dévastatrices pulvérisent souvent les bureaux du journal, et les courses-poursuites abondent. Catastrophe ambulante et indolent patenté, Gaston ne sera licencié qu’une seule fois. Mais la pression des lecteurs le fait revenir. Preuve de la formidable empathie que génère Gaston, la série.

Et puis, bien évidemment, il y a le dessin, le trait de Franquin. Il évolue tout au long de la série, qui s’étale tout de même de 1957 à 1982, et il inspirera de trop nombreux auteurs, tels Seron (Les petits hommes) ou Bar2 (Joe Bar Team). Franquin poussera son dessin jusque dans sa signature, qui deviendra elle-même un objet de gag, lorsque les albums de Gaston deviendront presque saturés de traits de pollution, de trognes patibulaires ou déprimées, de décors incroyablement détaillés.

La maison des idées, c'est pas Marvel !

Une signature qui pense ! ©Dupuis

Pourtant il ne lui en faut pas beaucoup pour nous impressionner. Lorsque Gaston dit avoir essayé un marteau-piqueur, on peut le voir trembler des pieds à la tête. Lorsque Fantasio retombe nez-à-nez avec le Gaffophone, aucun texte n’est utile : la stupéfaction sur son visage est le gag même. Le dynamisme qui relie les mouvements entre chaque case m’impressionne à chaque fois que je le relis.

De même, Gaston est sonore à tous points de vue. La bande dessinée est peut-être la mieux placée pour retranscrire les sons sur du papier, et chez Gaston, il me semble entendre chaque onomatopée, chaque bruit de la ville, chaque oiseau de la forêt. C’est grâce à Franquin que j’aime les bds, que je comprends et aime le dessin qui n’est pas forcément « beau », que je comprends le rock’n’roll, que j’aime traîner avec mes amis, la terre et la nature, et que je déteste l’industrie, l’autorité, les zélés, les militaires, les armes, les intolérants, les principes idiots. En détournant la bd pour enfants avec un monde d’adultes aux prises avec la joie et la folie douce, Franquin a signé un très long manifeste sans titre.

La mouette rieuse : le son, limage et...les bosses !

La mouette rieuse : le son, l’image et…les bosses ! ©Dupuis

32 comments

  • Lone Sloane  

    Cyrille, vraiment un bel article pour un créateur qui a laissé tant d’images saugrenues, poétiques ou libératoires dans l’inconscient collectif. Et l’idée de la nouvelle rubrique Focus est
    un filon inépuisable. Pour Gaston, ce qui me vient immédiatement à l’esprit c’est le labyrinthe de bouquins et la caverne où il trouve refuge pour une sieste bien méritée…l’évasion et le repos par le livre.
    Et j’ai trouvé un hommage réussi de Ralph Meyer à cette case caverneuse en particulier:
    http://thanagra.typepad.com/.a/6a0133f3c0e2ec970b017d3f95fafe970c-pi

  • Bruce  

    Une belle image maternelle Lone que cette matrice illustrant le refuge que peut constituer la lecture. Ah….si seulement, j’avais eu un bon bouquin dans le ventre de maman ……

    • Jyrille  

      Oui Lone cette image de ventre maternel m’a marqué aussi. Merci pour le lien et le mot gentil !

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