Etat de conscience supérieur

The Filth par Grant Morrison et  ChrisWeston

Les fleurs du mal

Les fleurs du mal

Première publication le 20 mars 2014- Mise à jour le 18 août 2015

AUTEUR : PRÉSENCE

VO : Vertigo

VF : Panini

The Filth est une série complète en 13 épisodes parue en 2002 et 2003 chez Vertigo. Panini en a assuré la publication française dans un volume épuisé.

Première page, un homme (Spartacus Hughes) en a arrosé un autre d’essence et il lui jette un mégot de cigarette allumée.

Deuxième page, Greg Feely achète une litière pour chat, le journal du jour et des magazines pornographiques hardcore pour sa soirée. Il sort du magasin, mange une crotte de nez, et monte dans un bus.

Toute la scène est vue à partir de caméras de surveillance vidéo. Dans le bus, une jeune femme s’assoit à côté de lui et le prévient de ne pas déconner avec The Filth (la saleté, mais aussi l’appellation argotique désignant la police).

Bon Appétit...

Bon Appétit…

Cette jeune femme revient le voir le lendemain et lui révèle qu’il est un agent d’un genre très spécial (dont le vrai nom est Ned Slade) au service de The Hand, une organisation chargée d’éliminer les manifestations extraordinaires remettant en cause l’ordre naturel du monde (ou le statu quo, ça dépend du point de vue).

Il est donc remplacé par une doublure qui a charge de veiller sur son chat et il s’en va combattre les cellules cancéreuses de la réalité au côté d’autres agents sortant de l’ordinaire dont Miami (une belle femme noire spécialisée dans les techniques sexuelles), Camarade Dmitri-9 (un chimpanzé russe doté de conscience et de la parole, tireur d’élite, et assassin de JFK), sous la tutelle de Mother Dirt (une femme pilotant un ordinateur futuriste et habillée d’une combinaison intégrale en latex, avec le masque).

Les murs ont des oreilles....

Les murs ont des oreilles….

La première mission que Slade doit effectuer concerne le piratage par Spartacus Hughes, d’une nanotechnologie dotée d’une intelligence artificielle et dédiée à soigner les malades dont les défenses immunitaires n’arrivent pas à venir à bout de leurs infections.

Aucun résumé ne peut faire justice au foisonnement de créativité et à la densité narrative de ce récit complet. La question de fond concernant ce récit est : comment le lire ? Dans son introduction (sous forme de notice de médicaments), Morrison indique explicitement que chaque aventure est une métaphore incorporant une bonne dose de second degré. Effectivement, l’humour est présent régulièrement dans le récit essentiellement sous forme d’autodérision ce qui constitue des respirations et des décompressions bienvenues pour le lecteur en apnée dans ce monde si riche.

La télé, c'est mauvais pour la santé !

                                   La télé, c’est mauvais pour la santé !

Premier mode de lecture : lire les aventures de Ned Slade au premier degré. C’est marrant, il y a beaucoup d’idées provocantes et transgressives (le président des États-Unis à qui on a greffé une poitrine plantureuse, un stylo géant qui écrit tout seul). Ce mode de lecture apporte la satisfaction d’aventures décalées avec une bonne quantité de scènes d’action. Chris Weston (dessins) et Gary Erskine (encrage) illustrent ces aventures avec un style réaliste et méticuleux.

L’immersion est complète que ce soit dans l’appartement très ordinaire de Greg Feely, ou dans l’espace étrange autour de la base de The Hand. Mais dans ce mode de lecture, beaucoup de passages semblent déplacés ou inutiles. Beaucoup d’intrigues ne semblent déboucher sur rien (par exemple : qui sont Man Green et Man Yellow ?, dans quelle structure plus vaste s’insèrent-ils ?).

La croisière s'amuse....

La croisière s’amuse….

Deuxième mode de lecture : chercher les métaphores. Ce niveau est accessible à tout le monde car Morrison est un scénariste chevronné. Ned Slade a oublié qui il était pendant qu’il prenait des vacances en tant que Greg Feely. Donc les personnes autour de lui lui expliquent ce qui se passe au fur et à mesure.

Le lecteur profite de ces explications et la première métaphore sur le système immunitaire apparaît évidente. À nouveau, Morrison utilise le postulat de base de la mémétique pour nourrir l’un des épisodes et développer une métaphore relative à la propagation des idées. Là encore, Weston et Erskine effectuent un travail incroyable en donnant forme aux concepts les plus sophistiqués de Morrison.
Les véhicules utilisés par The Hand sont un mélange de technologie rétro-futuriste (la science-fiction anglaise des années 1960) et de cauchemars (les dents acérées) dont l’amalgame est réussi. Le paquebot géant évoque les luxueux palaces flottant et les illustrateurs ont bien fait leur travail de recherche de références pour que le résultat soit crédible et consistant.
Avec ce mode de lecture, la structure du récit devient plus compréhensible, les scènes qui semblaient inutiles prennent du sens et la progression dramatique devient apparente.

Allégorie de troisième niveau

                                              Allégorie de troisième niveau

Troisième mode de lecture : interpréter les allégories. Alors là, c’est beaucoup plus dur. Morrison en explicite certaines (la nature des costumes revêtus par les agents de The Hand qui reposent sur les théories freudiennes), la relation entre le créateur et ses créations (l’ingérence d’agents de The Hand dans le comics dédié à Secret Original) et quelques autres. Et puis il y en a d’autres qui exigent une grande culture de la part du lecteur sur des sujets très hétéroclites. Lors de la parution de cette histoire, Morrison a par exemple expliqué qu’il avait bâti son récit sur les Qliphoth de La Kabbale (l’arbre des Sephirot négatifs).

Il faut également avoir une idée de qui est Max Hardcore (Paul Little) et ce qu’il a fait, pour comprendre la parodie de Tex Porneau et son engin pixelisé. Il faut également un petit peu de culture comics pour appréhender le concept de superhéros et ainsi faire émerger le lien organique qui existe entre Secret Original et son créateur, mais aussi ses lecteurs, pour en déduire que Morrison compare la réalité à un organisme vivant dont nous sommes des cellules codépendantes.

On a retrouvé l'assassin de Kenredy ( et il fait le singe !)

                                               On a retrouvé l’assassin de Kennedy !  Et il fait le singe !

J’ai été confronté à plusieurs reprisées à des concepts ou des idéologies qui me sont inconnus et qui me demanderont du temps pour les assimiler. De ce fait, il reste encore beaucoup d’éléments du récit qui ne font pas sens pour moi comme la signification de l’amour de Feely pour son chat. Et ce n’est qu’en rédigeant ce commentaire que j’ai compris d’où provient l’appel à l’aide laissé en lettres de sang sur un tampon hygiénique.

Néanmoins le premier mode de lecture permet de trouver du plaisir à ces aventures du début jusqu’à la fin, même si l’on est perdu dans certains passages trop hermétiques ou trop intellectuels. Et puis les illustrations portent la lecture dans tous les passages, même les plus délirants. Weston et Erskine donnent des visages reconnaissables à chacun et transmettent le second degré du scénario.

Etat de conscience supérieur

Etat de conscience supérieur

Par exemple, les agents de The Hand portent tous un postiche en guise de cheveux pour les isoler des ondes négatives. Il s’agit d’une idée loufoque de mauvaise science-fiction pour laquelle les illustrateurs ont trouvé le juste milieu entre perruques réalistes et moumoutes de clown. Ils mettent en scène les passages pornographiques sans tomber dans le voyeurisme, ni atténuer la cruauté de ces rapports. Ils mettent en image les motifs visuels (la main tenant le stylo) sans user de la photocopie, tout en créant un lien évident en ses différentes apparitions.

À la fois pour les thèmes abordés et pour la complexité, cet ouvrage est à réserver à des adultes consentants et avertis. Je ne pense pas que l’on puisse comprendre tous les éléments du récit à la première lecture. Pour autant, Morrison, Weston et Esrkine ont créé une histoire regorgeant de matière et de symboles où tout le monde peut trouver quelque chose.

Des covers pas dégueulasses !

Covers not filthy  !

9 comments

  • Bruce lit  

    C’était rigolo de me plonger dans l’univers que j’avais abandonné faute de comprendre.
    Je me rappelle de moments forts: le cocktail de pisse sur la lune, le terrorisme à coup de sperme géants et les perruques bien sûr.
    En travaillant sur tes scans, je me suis rendu compte que Greg avait des oreilles de Mickey en surimpression par les effets de caméra.
    En tout cas, respect pour avoir pu finir ce truc !

  • Tornado  

    Je ne m’y suis jamais risqué !!! Terrorisé, trop peur d’être largué !!!

  • sam  

    Comme toujours avec Morrison, il faut souvent laisser reposer un long moment pour arriver à comprendre les différents niveaux de lecture. Cela fait partie des trucs de Morrison que je n’ai pas encore lu et il faudra sans doute que je m’y mette un jour..

    Sinon je me rends compte de plus en plus qu’un des thèmes récurrents de Morrison est la relation entre l’auteur créateur et sa création : Animal Man, Flex Mentallo, The Filth donc, mais aussi récemment Final Crisis ou encore Action Comics…On dirait que comme le lecteur il a ressent un besoin profond de communiquer avec les personnages de fiction qu’il met en scène.

    • Présence  

      L’un des lieux communs sur l’écriture est qu’il vaut mieux écrire sur des thèmes que l’on connaît. Morrison écrit très souvent sur les comics, sur les personnages de fiction et sur le travail d’écriture.

      C’est donc tout naturellement qu’il sonde la relation entre créateur et créature (de fiction), mais aussi sur la manière dont l’écriture façonne le réel. Dans la série « Doom Patrol », il s’essayait à différentes formes d’écriture romanesque apparues au 20ème siècle. Dans « Mystery play », il joue sur la dépendance entre les événements de la pièce de théâtre interprétée et ce qui se produit dans le réel, par un jeu de miroir. Dans « Joe the barbarian », l’état d’esprit de Joe réinterprète le réel de manière onirique, façonnant une autre vision de la réalité ; c’est la relation entre le créateur (Joe) et sa réalité.

  • Présence  

    @Bruce – Je pense qu’il y a eu une petite erreur dans la dernière image de l’article qui n’a rien à voir avec les couvertures de la série.

  • jyrille  

    J’ai lu plusieurs fois The Filth (trois ou quatre), j’adore mais je n’ai toujours pas tout compris. Sauf la question du 4ème mur, assez claire dans le livre lui-même (le lecteur et la créature lue qui essaye de s’échapper de son monde), le reste est complètement foutraque et barré, très lynchien mais aussi très Almodovar ou très exagéré comme du John Waters.

    Bref, j’adore, et je me fiche un peu de ne pas avoir tout compris. Merci à Présence pour cette analyse incroyable ! Présence, tu me laisseras faire The Mystery Play ?

    • Présence  

      @Jyrille – Avec grand plaisir. Mon commentaire date de quelques années et est épais comme une feuille de papier cigarette. Ça me fera très plaisir de pouvoir lire cette œuvre à travers ta vision.

  • Bruce lit  

    L’époque où Présence employait encore le « Je » au lieu de « Le Lecteur ».
    Depuis il a téléchargé sa conscience dans son clavier.

    • Présence  

      😀 J’aime beaucoup ta remarque.

Répondre à jyrille Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *