La fin des super-héros européens

La Brigade Chimérique par Serge Lehman, Fabrice Colin et Gess

Iron man ? Non, Marie Curie !

Iron man ? Non, Irène Curie ! © Atalante / Hypermonde 

Première publication le 26/10/14- Mise à jour le 01/05/17

AUTEUR : TORNADO

VF : L’atalante / L’hypermonde

La Brigade Chimérique est une maxi série de 12 épisodes scénarisée par Serge Lehman et Fabrice Colin avec Gess aux illustrations. L’histoire propose une histoire complète avec une fin en bonne et due forme.

Toutefois il est possible de poursuivre l’aventure via les préquelles et spin off issus de cet univers dont nous parlerons demain.

Je vais tâcher d’être concis, ce qui n’est pas facile étant donné la densité de l’œuvre… La Brigade Chimérique est une création française, mais elle est conçue comme une série de comics. Douze épisodes d’une vingtaine de pages chacun, équivalant à ce que l’on nomme, outre-Atlantique, une maxi-série ! Et pour cause : notre histoire parle de super-héros, les super-héros européens ! Ceux-ci ont disparu, y compris de la mémoire collective…

Le Spirit ? Hé bé non : Garou-Garou le passe-muraille !!!

Le Spirit ? Hé bé non : Garou-Garou le passe-muraille !!! © Atalante / Hypermonde

C’est un fait historique : Les super-héros d’Europe ont disparu avec l’arrivée de la seconde Guerre mondiale. Auparavant, ils existaient aussi bien qu’en Amérique. Nous avions les « feuilletonistes » tandis qu’ils avaient les « pulps ». « Doc Savage » et « The Shadow » (modèles primitifs de « Superman » et « Batman ») étaient les contemporains du « Nyctalope », de « Felifax » et de… la « Brigade Chimérique », un authentique feuilleton littéraire de la première Guerre mondiale, qui voyait des soldats, irradiés par les gaz infiltrés dans les tranchées, devenir des surhommes avec des superpouvoirs…

L’auteur Serge Lehman, assisté du scénariste Fabrice Colin, n’invente quasiment aucun personnage. Tous, ou presque, ont existé dans les pages des feuilletons de l’entre-deux-guerres. Il ne fait que les connecter et développe, en les faisant cohabiter avec certaines figures historiques bien réelles, une mythologie fantastique typiquement européenne, teintée de ses authentiques couleurs locales.

Le Nyctalope, un authentique héros de la littérature française d’avant guerre !

Il crée ainsi une uchronie passionnante en reliant réalité et fiction, l’une nourrissant l’autre, offrant à l’arrivée une relecture de la montée du nazisme particulièrement intéressante du point de vue de la psychanalyse ! Certains n’ont pas été d’accord sur la notion « d’uchronie », lui préférant celle « d’allégorie », considérant qu’une uchronie prend une direction différente que celle de l’histoire, ce qui n’est pas le cas à la fin du récit, mais qui est pourtant le cas à long terme si l’on considère la série Masqué comme la suite de La Brigade Chimérique

Deux points forts viennent hisser cette série au rang d’œuvre majeure de la bande-dessinée :
– Le premier est son twist final qui parvient, comme une métaphore, à justifier la disparition des super-héros européens de la conscience collective. On pense alors, sans que la référence soit proprement un modèle, à Sentry de Paul Jenkins & Jae Lee, un comics ! Et surtout, on reste impressionné par la cohérence de cette disparition : Après la seconde Guerre mondiale et les abominations de l’idéologie nazie, le « surhomme » était soudain devenu une notion horrible ! Résultat : ceux-ci ont disparu du continent et ils ne connurent leur essor qu’en Amérique (allégorie à peine déguisée de ces artistes et savants qui, fuyant le nazisme, ont déporté tout le savoir et les acquis de l’ancien continent vers le nouveau) !

La voici la voilou ! La Brigade Chimérique ! Des surhommes européens, avant que la notion de « surhomme » ne soit pervertie par la montée du nazisme !

La Brigade Chimérique : des surhommes européens, avant que la notion de « surhomme » ne soit pervertie par la montée du nazisme ! © Atalante / Hypermonde

– Le second est cette densité référentielle ébouriffante, qui se dissimule dans les moindres recoins de chaque vignette, et qui vient insuffler au récit une toile de fond mythologique d’une richesse typiquement européenne que l’on ne soupçonnait même pas, tant il est vrai qu’elle a disparu de notre patrimoine culturel en termes de connaissance naturelle. Dans les annexes disposées en seconde partie de la version intégrale, on prend conscience du travail de titan effectué par Lehman afin d’exhumer tout ce patrimoine science-fictionnel.

L’auteur, qui en possède désormais une connaissance encyclopédique, a pris soin de le disséminer tout au long de son intrigue en le faisant cohabiter aussi bien avec des personnages historiques connus (Marie Curie, André Breton, Jean Ray), des figures imaginaires encore célèbres (« Superman », « Fantômas », le « Dr Mabuse », le « Golem », le « Juif Errant », « Bob Morane »), ainsi que le contenu de certaines œuvres essentielles de la littérature de science-fiction (Wells, Kafka, Orwell) !

Ainsi, avec La Brigade Chimérique, Serge Lehman développe un florilège de la culture littéraire populaire et marche sur les pas d’Alan Moore et de ses travaux chez ABC Comics (Tom Strong, Promethea, La ligue des gentlemen extraordinaires), de Warren Ellis avec sa série Planetary et de Darwyn Cooke avec sa relecture de l’univers DC Comics La Nouvelle Frontière (bref, que des comics !).

Le dessin de Gess : faussement simpliste, et hautement mythologique !

Le dessin de Gess : faussement simpliste, et hautement mythologique ! © © Atalante / Hypermonde

Son récit est ample, maitrisé et original, qui échappe au manichéisme primaire et aux habituelles structures narratives. Le dessin de Gess est sommaire mais puissant. Les couleurs de Céline Bessonneau offrent une palette subtilement contrastée. Une véritable ŒUVRE, mélancolique, dépaysante et nostalgique, absolument incontournable, dont vous ressortirez bien plus cultivé que vous ne l’étiez avant d’y entrer…

Comme dit plus haut, Serge Lehman s’est ensuite attelé à la série Masqué, qui imagine le retour des super-héros en France dans un futur proche ainsi qu’aux séries Metropolis et Nyctalope, qui se situent avant la Brigade Chimérique, tout en développant la même mythologie.

L’Europe et ses surhommes : Une véritable cour des miracles d’un autre âge !

L’Europe et ses surhommes : Une véritable cour des miracles d’un autre âge ! © Atalante / Hypermonde

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La BO du jour : Lorsque les Teutons de Krawftwerk chantaient l’Europe dans un morceau légendaire.

40 comments

  • Bruce lit  

    j’avais lu les deux premiers volume et fini par les revendre. Je n’ y ai pas renoncé, simplement ayant eu connaissance de l’intégrale, j’ai préféré différé en relire tout ça en un seul volume.
    Je me rappelle d’un univers très original mais aussi un peu froid. La narration très ambitieuse de Lehman méritait d’avantage qu’une lecture en diagonale. Je te promets de m’y mettre !
    Puisque on est chez Torndao, j’invite tous les lecteurs de Bruce Lit à se procurer fissa Punk Rock Jesus qui est une vraie merveille !

  • Lone Sloane  

    Bravo Tornado!
    Un article qui rend hommage au talent protéifomre de Serge Lehman avec cette serie ambitieuse qu’est La brigade chimérique, édité par l’Atalante, specialisé dans les littératures de l’imaginaire.
    Je propose à ceux que ca intéresse 2 liens, le 1er pour mieux connaître l’auteur et le 2nd qui concerne l’illustrateur Gess:
    http://www.cafardcosmique.com/LEHMAN-Serge,489
    http://www.bdgest.com/forum/soutenir-stephane-gess-carmen-mccallum-t67170.html

    • Bruce lit  

      A tous ceux qui m’envoient des liens : il arrive que mon anti spam mettent vos commentaires en modération le temps que je vérifie qu’il ne s’agit pas de pub. Pas de crainte à avoir donc, vos commentaires sont bien enregistrés !

  • Jean-Paul Jennequin  

    Lu cet été en intégrale et je n’ai pas été enthousiasmé. La connaissance encyclopédique est là, comme fort bien noté dans l’article, mais il manque des personnages auxquels on pourrait s’attacher. En plus, l’utilisation des super-héros européens comme métaphores des mouvements politiques de l’avant-guerre ou de certains hommes politiques devient tellement systématique que la « surprise » finale ne m’a tiré qu’un soupir d’ennui tant j’ai trouvé tout cela télescopé. Lehman incite à la comparaison avec Moore et Ellis, mais je n’ai pas trouvé que cette comparaison était à son avantage.

  • Tornado  

    Que puis-je dire ?

    Je suis d’accord avec Bruce lorsqu’il dit ressentir une certaine froideur dans la narration.
    Et je comprends également le point de vue de jean Paul.
    Toutefois, j’ai trouvé que la richesse de l’oeuvre était bien là. Et que son style narratif était racé et maitrisé.
    Alors, est-ce suffisant pour faire l’unanimité ? Certainement pas.
    La comparaison avec Moore et Ellis ne joue pas en faveur de Serge Lehman s’il s’agit de faire une comparaison. Mais s’il s’agit de considérer le travail de ces maîtres comme une source d’inspiration ou bien celui de Lehman comme un hommage, il me semble que cette fois l’avantage est rehaussé. Comme quoi c’est bel et bien une question de point de vue.
    Quoiqu’il en soit, je trouve qu’on tient là une oeuvre largement au dessus du lot.

    Et encore merci à tous d’avoir pris le temps de lire l’article 🙂

  • Marti  

    J’ai un avis un peu au milieu de tous les vôtres. En tant que fan de super-héros (et à plus forte raison de vieilleries un peu obscures comme ces héros oubliés) et étudiant en Histoire je ne pouvais qu’être intéressé par ce projet.

    Je rejoins Bruce et M. Jennequin (je n’ai pas l’habitude de converser avec « des gens du milieu » ha ha) pour dire que c’est parfois un peu froid et qu’il manque effectivement un ou deux personnages auquel se rattacher, même si la fille Curie aura un peu rempli ce rôle pour moi. Le début est très très alléchant et ambitieux, on nous en met plein la vue avec tous les personnages qui nous sont présentés, mais la plupart ne sont finalement que des figurants. Sans doute valait-il mieux ne pas trop s’éparpiller dans les personnages afin de raconter une histoire avec une ligne directrice portée par un nombre raisonnablement gérable de personnages, mais j’en suis quand même ressorti avec une petite frustration de ne pas en avoir vu plus. Les auteurs se sont depuis rattrapés avec l’extension de cette univers, que ce soit par les ouvrages déjà cités ou avec l’album L’homme truqués.

    Toutes proportions gardées, la comparaison avec les œuvres de Moore, Ellis ou Cooke (bien vu pour celui-là, je n’y avais pas pensé !) est pour moi légitime. Je me garderai bien de dire si Serge Lehman est moins bon qu’eux ou pas, ne sachant tout simplement pas s’il est aussi aguerri qu’eux à l’écriture de BD, et que la Brigade Chimérique a ne serait-ce que le mérite d’exister pour elle-même (et EST une excellente lecture).

    Je rajouterai une autre oeuvre avec laquelle la comparer : Earth X (et peut-être Kingdome Come aussi) où se retrouve également la mélancolie d’un grand changement que le monde subit, le casting XXL dont une partie sert de fil rouge…

  • Jyrille  

    Tornado, bravo pour cet article synthétique, car cette série n’est pas évidente du tout à lire ! En fait, je n’ai malheureusement pas l’intégrale mais bien les six tomes, sans bonus donc, et je ne connaissais presque rien de ces vrais super-héros de littérature. Ce qui est certain, c’est que je suis bien d’accord avec le fait qu’il s’agit d’une belle oeuvre, le dessin de Gess est particulièrement réussi et étonnant.

    Cependant je ne m’en souviens que peu, il faut que je relise la série d’une traite. Je peux comprendre la réaction de Jean-Paul Jennequin également. Mais au final, ce n’est pas tant l’histoire que l’ambiance qui m’a plu dans cette série.

  • Jyrille  

    Ah et je n’ai jamais acheté Masqué mais j’ai toujours été tenté de le faire…

  • Tornado  

    J’ai hésité à inclure la série « Masqué » dans le commentaire en me disant : « Il est trop court ! » , alors que j’avais justement essayer de le rendre le plus synthétique possible.
    Avec le recul, j’ai demandé à Bruce de revenir en arrière et de rajouter quelques paragraphes sur les quatre albums de « Masqué » (série que je trouve beaucoup moins réussie). Mais Bruce a préféré laisser l’article comme ça et finalement il avait raison. On pourra toujours en faire un sur « Masqué » plus tard…

  • Bastien  

    Bonjour,
    Très bon article.
    Mon lien avec cette bd est un peu atypique puisque j’ai découvert cet univers via le jeu de rôle qui en est tiré.
    Du coup j’ai lu la bd (version intégrale) et il faut avouer que l’univers m’a bien plus séduit que l’histoire en elle même.
    J’ai beaucoup aimé les dessins qui m’ont fait pensé à du Mignola en moins noir.
    Bonne journée.

  • Bruce lit  

    Je suis à fond dedans ! J’adore ! Il ne me restait que 20 pages à lire, et je me les réserve pour ce soir ! Je suis tombé fou amoureux de George Spad et suis scandalisé de ne pas la voir incluse dans les scans ! Il y a bien deux -trois petites choses qui m’ont fait faire la grimace mais j’attends de lire la fin pour me prononcer. Merci de cette découverte. Je confirme qu’il faut du temps de lecture disponible pour bien apprécier les subtilités de l’histoire.
    Par contre, si tu m’y autorises, je ferai la moddif’. « Iron Man » est Irène et non Marie Curie.

  • Tornado  

    Tu as toute latitude pour ajouter un scan et changer Marie en Irène. Maintenant que tu me le dis, j’avais tiqué en relisant l’article à cause du nom de Marie. Elle était effectivement morte à ce moment là. As-tu déjà lu les annexes ? C’est à la lecture de ces dernières que j’ai vraiment fini par être emporté par cette oeuvre (comme pour « From Hell » d’ailleurs).

    • Jyrille  

      Ah tiens, j’ai la première version, en six tomes, sans les annexes. Du coup tu m’intrigues, car moi aussi je n’ai réussi à pénétrer From Hell que grâce aux annexes. Et comme j’avais lu cette série à chaque sortie, je ne suis pas complètement rentré dedans tout en l’appréciant (faut que je la relise).

  • Bruce lit  

    J’ai lu les annexes à titre de curiosité. Mais je trouve que le tout se comprend plutôt bien même sans. Enfin, je n ‘ai pas fini l’histoire !

  • Tornado  

    En ce qui concerne l’histoire, il faut également savoir que la « Brigade chimérique » n’est que la partie immergée de l’iceberg, car Lehman poursuit son développement mythologique dans les séries « Masqué », « Metropolis » et « L’Oeil de la nuit », la nouvelle série qui sort ce mois-ci (sur le personnage du « Nyctalope »).
    Ainsi, la fin n’en est pas vraiment une…

  • Bruce Lit  

    Bien ! Je l’ai fini et évidement je suis choqué par la fin encore + pessimiste que celle de Watchmen. Pauvre George….
    Je suis vraiment sous le choc, un grand moment de BD sans aucune faille scénaristiques. Tout juste reprocherais je le caractère un peu sommaire de la brigade. Et puis le flashback concernant George où elle a deux ans auparavant la même coupe de cheveux, la même allure parisienne alors qu’elle vit en Espagne .
    En tout cas les analogies conscientes ou inconscientes avec Watchmen sont flagrantes. Les Voyages dans le temps du héros, jusqu’au livre de Rorschach analogue au texte d’Irène Curie.
    L’introduction d’Auschwitz est aussi choquante qu’intelligente et j’avais deviné le Twist par rapport à l’identité du vilain….
    Wow ! l’année 2015 commence fort ! Un favori pour le bilan 2015 !!! Merci !

  • Tornado  

    Je suis super content que ça t’ai plu ! Si seulement ça pouvait convaincre l’ami Présence !

    • Bruce lit  

      J’avais presque envie d’en faire un article : l’opposition rien que sur la couverture entre la chair du cafard et l’acier du masque porte une symbolique monstrueuse à elle seule ! L’analogie entre Kafka et les camps d’extermination nazie habile, le lien entre fantasme, bande dessinée et créateurs est brillant tout en restant accessible ( avec un peu de concentration ). L’écriture est pointue, exigeante mais rigoureuse, les dialogues sont bien, le couple de héros formidables. J’ai même vu en George Spad une allégorie à Tintin : ses virgules sur la temps évoque la houppe, ses pantalons trop larges, son altruisme et son métier de biographe « reporter » qui l’entraîne dans un complot de l’extrême droite mondiale. C’est magnifique, bouleversant,beau. Même le pseudo choisi pour Superman ( Steele comme l’acier qui nous renvoie au masque de couverture) est réfléchi. Même le logo de la brigade chimérique constituant à la fois une bague et le M de MAbuse est étudié. Ce n’est jamais brouillon , hautain . L’érudition de Lehman est généreuse, tout le contraire d’un Grant Morrison qui….non, je ne parlerais pas de Morrison, il n’en vaut pas la peine, Lehman oui ! Présence ! C’est plus qu’un récit de Super Héros mais une formidable odyssée au pays de l’imagination, du rêve, des chimères qui explorent au moins aussi habilement qu’un GAiman le rapport entre l’homme, ses rêves et ses cauchemars !

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