Le bon partenaire (Sex Criminals 3)

Sex Criminals 3 – Three the hard way par Matt Fraction & Chip Zdarsky

Un effet bœuf

Un effet bœuf©Image Comics

PRESENCE

VO : Image Comics

VF : Glénat Comics

Ce tome fait suite à Sex Criminals Volume 2: Two worlds, one cop (épisodes 6 à 10) qu’il faut impérativement avoir lu avant. 

Ce tome  contient les épisodes 11 à 15, initialement parus en 2016/2017, écrits par Matt Fraction, dessinés, encrés et mis en couleurs par Chip Zdarsky.

Dans une ville de la banlieue de Miami, dans un quartier pavillonnaire, Douglas D. Douglas s’occupe de sa vieille mère qui a encore toute sa tête, mais dont les jambes ne la portent plus et dont la vue commence à baisser. Il s’occupe d’elle au lever, puis rend à son travail dans une établissement pour personnes âgées, en écoutant un livre audio en conduisant, une variation érotique sur une histoire de Fantasy. Il travaille comme aide-soignant à la maison de retraite Golden Years (de David Bowie). Le soir, il rentre chez lui, et s’occupe de sa mère pour le repas et pour la coucher. Puis il se rend dans sa chambre, se déshabille et se masturbe. Cet homme est justement celui qu’ont choisi Ana Kincaid (Jazmine St Cocaine), Jon Johnson et Suzie Dickson de contacter, à partir du fichier qu’ils ont dérobé à Myrtle Spurge.

De son côté, Dave Glass (le psychologue de Jon Johnson) est en train d’apprécier la compagnie intime de Myrtle Spurge, chez lui dans son lit. Il l’interroge sur le message qu’elle vient de recevoir de son mari, elle lui renvoie la question en l’interrogeant sur ses patients. Ils conviennent que ni l’un ni l’autre de souhaite en dire plus. Dave se lance dans un cunnilingus à la demande de Myrtle. Dans l’appartement de Robert Rainbow, celui-ci est également en pleine action au lit, avec Rachelle (la copine de Suzie Dickson). Il lui demande d’arrêter une pratique un peu trop exotique à son goût.

Je ne vois pas qui pourrait vouloir lire un comics sur ma vie

Je ne vois pas qui pourrait vouloir lire un comics sur ma vie©Image Comics

Surie & Jon finissent de décider de leur plan d’action avec Ana. Cette dernière ne veut en rien être associée à des actes délictueux, et leur demande de sortir de chez elle, pour éviter qu’ils n’en disent plus. Ils se rendent à une agence bancaire, en dehors des horaires d’ouverture, masqués, et font l’amour en s’appuyant sur le distributeur automatique. Dès que l’arrêt de l’écoulement du temps est déclenché, ils pénètrent dans la succursale et récupèrent ce qu’ils peuvent. Le lendemain, ils sont à bord d’un avion en direction pour Miami, et Surie lit la brochure publicitaire vantant les mérites de la ville.

En choisissant le titre de leur série, les 2 auteurs ont pris un engagement fort vis-à-vis de leurs lecteurs, celui de parler de sexe dans chaque tome, et même dans chaque épisode. Ils ne se déballonnent pas avec ce troisième tome. Le lecteur est donc présent lors de fellations, de cunnilingus, de rapports dans des positions classiques, de masturbations, et quelques pratiques sortant plus de l’ordinaire comme un gang bang. Comme dans les tomes précédents, ils mettent un point d’honneur à ne pas transformer leur série en un magazine de charme ne mettant en avant que les corps de femme. Ils évitent également de tomber dans la pornographie, se tenant à l’écart des gros plans de pénétration. Par contre, il y a plusieurs gros plans sur des sexes masculins, pour des motifs imbriqués à l’histoire.

Du sexe classique

Du sexe classique©Image Comics

Comme dans les tomes précédents, les auteurs évoquent les pratiques sexuelles dans leur diversité, ainsi que le ressenti différent de chaque personnage. Ils ne prêchent pas pour une libéralisation des mœurs qui deviendrait imposable à chaque individu. Ils présentent une vision chorale. Rachelle est une jeune femme aimant les pratiques sexuelles y compris l’amour à plusieurs, alors que Robert souhaite une relation charnelle plus classique. Il finit par se sentir mal à l’aise à l’idée qu’il n’est pas capable de se montrer aussi aventureux que le souhaiterait sa partenaire, et même en pensant à a trop grande différence en termes d’expérience des pratiques sexuelles entre Rachelle et lui.

À l’autre bout du spectre, le lecteur fait la connaissance d’Alix (une jeune femme) qui se définit comme asexuelle, n’éprouvant aucun intérêt pour ce type de relation, ni dégoût, ni intérêt. Les auteurs évoquent autant le plaisir qui découle de l’acte, que la difficulté de trouver un partenaire en phase, de construire une relation, de se retrouver confronté à l’image sexuelle que les autres projettent sur soi. C’est ainsi que les dessins montrent que Suzie Dickson regarde Ana Kincaid avec une forme de mépris du fait de son carrière d’actrice pornographique. À l’inverse, Jon Johnson la regarde avec une forme d’admiration et d’envie physique du fait qu’elle a causé ses premiers émois sexuels lors du visionnage de ses films. Or Ana Kincaid a évolué depuis. Cette phase de sa vie fait bien partie de son histoire personnelle, mais elle n’est plus la même et elle entend bien que ses interlocuteurs s’en rendent compte et ajustent leurs réactions en conséquence.

Des tentacules intrusifs

Des tentacules intrusifs©Image Comics

Le malaise de Robert Rainbow provient d’une même origine, entre l’image qu’il se fait de Rachelle et de ses attentes, et le ressenti de l’instant présent. Fraction & Zardsky présentent cette forme de décalage, également de manière parodique quand Suzie & Jon se retrouvent face à la manifestation des pouvoirs de Douglas D. Douglas, incarnées dans une magical girl, avec des tentatcules très intrusives.

Ainsi, Chip Zdarsky et Matt Fraction tiennent leur promesse de parler de sexe dans la longueur de la série, à la fois dans la diversité des pratiques, mais aussi dans la complexité des représentations mentales des individus, même s’ils sont tous des adultes consentants. Ils évoquent aussi bien le plaisir physique que l’insatisfaction émotionnelle augmentée par le fait que l’intimité physique ne s’accompagne pas d’une intimité psychologique. L’artiste est toujours aussi épatant dans son approche graphique, toujours aussi personnelle. Ses dessins conservent cette apparence un peu pop et sucrée du fait des choix des couleurs, ainsi qu’une lisibilité immédiate du fait de leur degré d’épure. Pour autant, les pages ne donnent jamais l’impression de manquer de consistance ou d’être vite faite. Tous les personnages disposent d’une apparence particulière, d’un langage corporel adapté à leur caractère, et d’une gestuelle normale et adulte, avec des tenues vestimentaires cohérentes avec leur statut social et professionnel. Le lecteur observe également que l’artiste s’investit dans les décors quand nécessaire, que ce soit le pavillon de Douglas, la maison de repos où il travaille, le bureau d’Ana Kincaid, l’amphithéâtre où elle donne une conférence, le bureau du psychologue, ou encore le pont depuis lequel Alix saute dans la rivière.

Au travail dans une maison de repos

Autodérision et conscience de soi
©Image Comics

Le lecteur plonge donc avec plaisir et rapidité dans ces pages décrivant un monde facile d’accès et souriant, sans être enfantin ou niais. Il se rend compte aussi du degré de concertation entre Fraction & Zdarsky pour concevoir la narration. Cela commence en douceur avec la scène de lit de Rachelle & Robert, qui succède immédiatement à celle de Myrtle & Dave, faisant ressortir les différences et les similitudes par comparaison. Le degré de concertation augmente avec la page muette composée de 8 cases montrant différentes caractéristiques touristiques de Miami, dont une image sarcastique sur les risques criminels. Le lecteur découvre ensuite la scène de gang bang de Rachelle, avec le positionnement des pénis en premier plan, attestant d’une réflexion poussée sur les façons de la mettre en scène, et sur la coordination entre les 2 créateurs.

Même s’il ne cherche pas à repérer ces constructions de page, il voit l’image répétée 3 fois d’une personne sautant dans une rivière depuis un pont, ou cette page muette découpée en 16 cases de même taille, avec un gland décalotté en premier plan, et une jeune femme hésitant en arrière-plan. Cette page est à la fois efficace pour montrer l’hésitation d’Alix et sous-entendre le cheminement de ses pensées sans les expliciter, et à la fois drôle.

Au travail dans une maison de repos

Au travail dans une maison de repos©Image Comics

La synergie entre scénariste et dessinateur atteint son apogée dans l’épisode 14 quand ils se mettent en scène pendant 4 pages, parce que Matt Fraction ne veut pas s’astreindre à écrire une scène qu’il juge trop mécanique et convenue dans son contenu et son déroulement. Le lecteur peut trouver cette scène horripilante du fait d’auteurs trop conscients de leur processus créatif, ou au contraire d’une honnêteté intellectuelle remarquable, et d’une redoutable efficacité puisqu’ils transforment un point de passage obligé en un moment comique sans rien perdre de la tension narrative.

Chip Zdarsky & Matt Fraction jouent avec les conventions narratives, et ce depuis le début de la série. Cela apparaît dans la narration visuelle, mais aussi dans les dialogues et les cellules de texte. Un personnage peut s’adresser directement au lecteur en brisant le quatrième mur (cela arrive une fois dans ce tome), où le scénariste peut jouer avec le lecteur. Dans ce dernier registre, ce tome commence avec la voix intérieure de Douglas D. Douglas disant que s’il était un personnage de comics, personne ne voudrait lire ses aventures. À nouveau en fonction de ses attentes ou de sa sensibilité, le lecteur peut trouver ça horripilant, ou au contraire sophistiqué, une approche postmoderne de la narration, par des auteurs conscients des outils qu’ils utilisent, et conscients que les lecteurs les connaissent aussi bien qu’eux.

 

Des emojis NSFW (Non Safe For Work)

Des emojis NSFW (Non Safe For Work)©Image Comics

Au fil de ces 5 épisodes, les auteurs proposent une réflexion sur les pratiques sexuelles par l’entremise du comportement de leurs personnages, et beaucoup plus encore. Matt Fraction dresse aussi leurs portraits au travers de leurs actions, de leurs réactions, de leurs interactions personnelles, de la manière dont ils s’expriment. Le lecteur découvre le mal être de Myrtle Spurge, la conscience professionnelle de Dave Glass, l’empathie de Douglas D. Douglas, la manière dont Ana Kincaid s’assume, l’assurance de Rachelle, différente de celle d’Ana. Au détour d’une page, le lecteur se rend compte de l’attention portée aux détails de manière subtile, par exemple quand il voit que Suzie a trouvé un moyen de préserver une partie des livres de sa bibliothèque (voir le premier tome). Le scénariste n’oublie pas non plus son intrigue et le suspense est bien présent quant aux risques que courent Suzie Dickson & Jon Johnson vis-à-vis de la mystérieuse organisation dont fait partie Myrtle Spurge, et de son tout aussi mystérieux commanditaire Badal.

Pour ce troisième tome, les auteurs ne déçoivent pas l’horizon d’attente du lecteur. Chip Zdarsky réalise des planches faciles d’accès, avec des pages savamment construites et des petits détails pour les lecteurs obsessionnels (comme le nom de la maison de retraie, détournement comique du titre d’une chanson de David Bowie). Matt Fraction utilise une narration sophistiquée, drôle, postmoderne, avec une fibre intellectuelle pour la dimension consciente de la nature et des techniques de narration. Le lecteur apprécie de pouvoir partager l’intimité des personnages, ce partage étant plus psychologique que physique, et de découvrir la suite de leurs aventures, car les auteurs ne sacrifient pas le divertissement pour la réflexion.

16 cases toute en tension, et pas que dramatique

16 cases toute en tension, et pas que dramatique©Image Comics

—-
Gangbang, fellations et cunnilingus : Bruce Lit fait dans le putaclick ? Mauvaises langues ! C’est le menu du troisième volume de Sex Criminals de Fraction et Zdarsky.

La BO du jour : on a pas attendu Fraction pour des cours d’éducation sexuelles :

6 comments

  • Bruce lit  

    Bon, je passe dire bonjour sans réitérer toute l’indifférence que provoque en moi l’oeuvre de Matt Fraction. J’avais cordialement détesté le premier tome et n’ai aucunement envie de me relancer là dedans. Dommage, car ton article pointe bien cette exploration intéressante et inédite de la sexualité en comics. Le dernier scan est rigolo.
    Le lecteur peut trouver cette scène horripilante du fait d’auteurs trop conscients de leur processus créatif : cette phrase m’est sûrement adressée. Si tel est le cas, elle résume parfaitement mon opinion sur cette génération de scénaristes.

    • Présence  

      Très bon choix de BO, merci Bruce.

      Effectivement, tes remarques sur Matt Fraction m’ont incité à réfléchir plus sérieusement à cette spécificité de son écriture, ce en quoi elle peut prendre à rebrousse-poil certains lecteurs, et que pour ma part j’aime beaucoup.

  • PierreN  

    Le bref intermède permettant de laisser place à une apparition de l’équipe créative, c’est justement le moment qui m’a convaincu d’arrêter les frais.
    Cette mentalité qui se dégage souvent des oeuvres de Fraction est assez horripilante (Zdarsky m’est déjà plus sympathique en tant que scénariste plus humble et moins poseur en solo), surtout quand il peut donner l’impression d’être plus au service de sa propre gloriole que des personnages. Quand on termine un de ses ouvrages, et qu’on a envie de lui dire « contente-toi d’abord de raconter une bonne histoire avant de te regarder le nombril, bon sang ! », ce n’est pas vraiment bon signe…

    • Présence  

      Bruce va se sentir moins seul ( 🙂 ) en constatant qu’il n’est pas le seul à être insupporté par les partis pris narratifs de Matt Fraction.

      Ce passage n’a en rien diminué mon plaisir de lecture. Fraction & Zdarsky font apparaître un artifice narratif, tel qu’il est utilisé par les auteurs, un outil à leur disposition pour structurer et construire leur récit. Dans cette séquence, les 2 créateurs parlent de leur métier, établissant une connivence avec le lecteur qui lui aussi connaît ces outils narratifs. Il est vrai que je m’étais déjà accoutumé à cette façon de raconter avec la série Casanova (également de Matt Fraction) encore plus virtuose dans sa manière de jouer avec les codes narratifs. Du coup je ne trouve pas tant qu’il se regarde le nombril, que plutôt il parle de son métier de raconteur et de ses outils professionnels. D’un autre côté, je ne lirais pas non plus que des histoires de ce type.

  • Jyrille  

    Désolé Présence de réagir aussi tard, mais comme d’habitude je me suis régalé ! Il faut dire que comme toi j’adore cette série. Pour ce qui est du quatrième mur et des passages où les auteurs se mettent en scène, je fais partie de ceux que cela ne dérange pas : tout d’abord parce que cela n’est pas systématique et inutile tout en donnant des pistes de réflexion sur la création. Ensuite parce que dès le départ elles font partie intégrante de cette série. Le sujet est tellement scabreux et original que cela permet à mon avis de créer une forte connivence avec le lecteur. Cela me rappelle les bonus présents à chaque fin de volume de Last Man, où les trois auteurs reviennent sur des passages de leur création avec humour. Pour moi, ils font partie de l’oeuvre, je serai déçu de ne pas les lire.

    Tu me donnes envie de relire la série car cela fait bien longtemps que j’ai lu ce tome et je ne me souviens quasiment plus de rien. Comme d’habitude, je suis en admiration devant ton analyse et je pense que tu es le chroniqueur parfait pour cette bd : parler de sexe est très compliqué et ton approche est tout à l’honneur des intentions des auteurs, car au-delà d’une aventure fantastique, il s’agit bien de décortiquer notre rapport au sexe et de présenter des adultes et leur affinité avec cette part animale en nous, qui pourtant est la plupart du temps liée à des émotions considérées comme humaines uniquement : l’amour, l’attachement, l’abandon de soi.

    Impeccable quoi.

    La BO : superbe.

    • Présence  

      Pas de panique : il n’y a pas de date de péremption sur les articles. 🙂

      Merci pour ton retour. Je n’avais pas pensé à cette mise en œuvre de la connivence, mais c’est exactement ça. J’avais déjà beaucoup apprécié Fat bottomed girls chanté par Suzie, mais sans les paroles, et avec des post-its. En VO, j’ai pu lire le tome 4, et si tout va bien le tome 5 est annoncé pour août 2018.

Répondre à Anonyme Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *