Le peuple migrateur…(Là où vont nos pères)

Là où vont nos pères de Shaun Tan

1ère publication le 26/05/14- Maj le 20/07/18

AUTEUR : MAT MATICIEN

VF : Dargaud

Inquiétante Étrangeté

Inquiétante Étrangeté©Dargaud

Cet ouvrage nécessite-t-il un commentaire ? La question peut légitimement se poser tant il semble parfait. Shaun Tan réalise ici une œuvre délicate et rare sur le thème de l’immigration. Avec tact, il choisit le point de vue de l’immigré : un homme qui, dans un mouvement paradoxal, quitte ceux qu’il aime pour leur assurer un avenir.

Nous suivons le parcours de cet homme du matin où il dit au revoir une dernière fois à sa fille dans une lumière dorée… à son assimilation dans son pays d’adoption. Mais l’ambition de ce livre n’est pas de suivre un destin mais de rendre compte de tous les destins de ces immigrés. Avec « Là ou vont nos pères », l’auteur crée une œuvre universelle et intemporelle à la frontière entre l’histoire, le mythe et la fable.

Car l’immigration c’est l’histoire du monde. L’histoire de longues transhumances, la promesse d’un ailleurs meilleur, ou plus exactement moins dur, que le présent. C’est le parcours d’individus qui par leur force, leur courage ont défriché le sensible pour y construire le réel.

Je te perdrai peut-être là-bas … N'y va pas … Je me perds si je reste là … Là-bas … La vie ne m'as pas laissé le choix …

Je te perdrai peut-être là-bas … ©Dargaud

Pour parvenir à cette dimension, Shaun Tan crée son récit en associant « des histoires et anecdotes, racontées par des migrants de nombreux pays et à différentes périodes, dont celles de [son propre] père qui arriva en Australie Occidentale de Malaisie en 1960 » (cf. Note de l’auteur en fin d’ouvrage). Il tisse ainsi une trame singulière dans laquelle chacun pourra se reconnaître, un témoignage fictif mais vrai de cette aventure humaine.

Le dessin en noir et blanc de Shau Tan est superbe. Chaque image se rapproche des photographies sépia un peu voilée du XIXè siècle. La mise au point est incertaine, les extrémités sont assombries (vignettage).

Ces photographies imparfaites, écornées sont pourtant dans certaines familles des trésors que l’on se transmet, d’une génération à l’autre, tel un talisman. Dans d’autres, elles sont parfois les seuls témoins d’un passé familiale méconnu ou oublié.

Là-bas...Tout est neuf et tout est sauvage...Libre continent sans grillage

Libre continent sans grillage©Dargaud

Ce livre se veut une œuvre silencieuse sans aucun texte (ni phylactère, ni cartouche). Il se compose comme un album photographique dans lequel chaque famille peut ajouter son propre commentaire. Le style de Shaun Tan emprunte au réalisme mais s’en détache avec poésie pour s’approcher du merveilleux.

Le réel se peuple alors de monstres, de créatures imaginaires échappées d’un bestiaire moyenâgeux. Ces monstres apparaissent parfois des projections des états d’âmes des personnages. La vraie force de cet ouvrage réside selon moi dans sa maîtrise parfaite de son art. L’auteur qui travaille aussi pour Pixar s’inspire de tous les arts visuels pour sa création et particulièrement du cinéma pour sa narration. Il alterne successivement avec brio deux formes d’images : les images mouvement et les images temps*.

Ici, tout est joué d'avance … Et l'on n'y peut rien changer… Tout dépend de ta naissance … Et moi je ne suis pas bien né…

Et moi je ne suis pas bien né…©Dargaud

Les images mouvement décrivent une action. L’auteur s’en sert par exemple pour nous montrer la fermeture de la valise du père qui s’apprête à partir ou encore la validation de ce que l’on imagine être une autorisation de séjour…

L’auteur s’intéresse ainsi à la fragilité d’un instant, d’une situation. Les images mouvement cautionnent les actions, les rendent logiques, inéluctables. La pauvreté entraîne l’immigration. Au cinéma, nous serions dans un film muet d’avant guerre avec en fond sonore un piano mécanique.

Les images temps, à l’inverse des images-mouvements, nous libèrent de enchaînement de causalité et deviennent des invitations à la rêverie qui ouvrent au questionnement de l’action. Un paquebot minuscule sur l’horizon sous un ciel menaçant… Cela m’évoque des toiles marines du peintre anglais William Turner (1775-1851) surnommé aussi le « peintre de la lumière ». Ce surnom est aussi valable pour Shaun Tan.

J'aurai ma chance et j'aurai mes droits … N'y vas pas … Et la fierté qu'ici je n'ai pas … Là-bas … Tout ce que tu mérites est à toi

J’aurai ma chance et j’aurai mes droits ©Dargaud

Le point de vue tout au long du récit est changeant. Souvent externe on surprend parfois l’auteur à adopter celui d’un personnage tel l’enfant regardant en contre-plongée son père. Le narrateur en croisant les genres (dessin, photographie, cinéma), les styles (réalisme, merveilleux), les points de vue, réussit une œuvre forte et unique et nous rappelle par là même que les influences et le métissage sont une richesse culturelle.

* Ces termes sont ceux définis par le philosophe Gilles Deleuze (1925 – 1975) dans deux livres qu’il consacre au cinéma : L’image-mouvement et L’image-temps.

N'y va pas… Y a des tempêtes et des naufrages … Le feu, les diables et les mirages … Je te sais si fragile parfois…

Le feu, les diables et les mirages©Dargaud

10 comments

  • Bruce lit  

    Encore un commentaire comme ça et je te laisse les clés de la maison ! Pour l’avoir lu il y a des années, je me suis senti immédiatement happé par les images du scans. Bravo !
    Tu as complètement raison sur le style intemporel de l’histoire ( hélas, sauf pour les beaufs, ce n’est jamais de gaieté de coeur que l’on quitte son pays…), mais surtout des dessins. Le bouquin pourrait avoir été publié hier comme il y a 20 ans .
    Par contre, tes connaissances musicales peuvent être approfondies : la chanson de Goldman est quand même complètement déstructurée // l’original 🙂

    • Matt & Maticien  

      Merci pour ton commentaire et aussi pour avoir mis sur ma route ce superbe livre. Je ne sais pas comment j’avais pu le manquer. Je l’ai offert hier d’ailleurs (malgré le titre 😉 pour la fête des mères.

      Pour la musique, j’ai trouvé que les paroles étaient adaptées aux images… Je ne connaissais pas bien cette chanson et en la réécoutant j’ai trouvé que le texte était vraiment pas mal. Si j’ai bien compris tu as remis les couplets dans le bon ordre 😉

  • Présence  

    Les images mouvement et les images temps – Une distinction également abordée par Scott McCloud dans son ouvrage sur bande dessinée, avec une analyse plus développée sur la relation existant entre 2 cases adjacentes.

    • Matt & Maticien  

      J’avais emprunté un ouvrage de Scott McCloud il y a un certain temps mais je ne l’avais pas au moment où j’ai écrit ce commentaire. Je crois que je vais devoir investir 😉

      J’ai aussi choisi d’utiliser ces termes qui viennent du cinéma pour souligner l’emprunt que fait selon moi Shaun Tan à cet art. J’ai notamment pensé à America America d’Elia Kazan pour les scènes du paquebot…

  • JP Nguyen  

    Emprunté à la médiathèque et lu il y a quelques jours. Mon impression est mitigée. Je reconnais tout à fait le tour de force graphique et narratif ainsi que la pertinence et la sincérité des histoires/témoignages. C’est original sans être élitiste et il y a une vraie recherche dans les symboles utilisés. Et les histoires d’immigration me parlent forcément…
    Mais… je crois que l’absence de texte est un vrai manque pour moi dans une BD. Même si, en l’occurence, c’est super bien fait, je crois que ce choix de tout raconter en images n’est tout simplement pas ma technique narrative de prédilection. J’aime les mots, pour jouer avec, pour avoir des citations qui me marquent, pour me rappeler certaines phrases à l’occasion…
    Voilà, je ne nie pas toutes les qualités de cette BD mais elle ne m’a pas autant plus qu’à vous autres, et je voulais partager cette impression de lecture avec vous, même si mon avis est un peu discordant…

    • Bruce lit  

      Pour ma part, je garde ça précieusement dans ma bibliothèque tout en repoussant la relecture sachant qu’elle me demandera sans doute plus d’efforts qu’une BD ordinaire.

    • Présence  

      Tour de force graphique et narratif – A force de lire des BD de différents horizons, j’ai souvent lu des interviews de dessinateurs insistant sur le fait que la bande dessinée est d’abord un média visuel, et que les dessins ne sont pas de simples représentations. Chaque page est conçue, structurée et présentée pour raconter. A ce titre, certains artistes (et même scénaristes) s’impliquent pour rendre une place prépondérante aux images.

      Je me souviens également d’un scénariste (Stephen Murphy) expliquant que concevoir une BD muette était un travail plus complexe que lorsqu’il est possible de s’appuyer sur des phylactères.

      A l’opposé, je me souviens également d’un auteur (je ne sais plus lequel) qui préférait mettre en avant l’interaction entre textes et dessins, et pour qui une vraie BD devait présenter un haut degré d’interdépendance entre les 2. C’est à dire qu’il n’est pas possible de comprendre une séquence en ne lisant que les bulles, ou en ne regardant que les images.

      « Là où vont nos pères » m’a profondément marqué pour les qualités que tu relèves. Je l’ai offert à ma mère qui m’a déclaré qu’elle est incapable de lire une BD sans texte, ne comprenant pas comment la narration est censée fonctionner. Je me souviens aussi avoir lu une BD sans texte (Le voyage de Polo, de Régis Faller) à ma fille (avant qu’elle ne sache lire) pour lui permettre de pouvoir me faire la lecture. Je me suis rendu compte qu’effectivement le mécanisme de lecture d’une telle BD est très différent de celui d’une BD avec texte.

  • JP Nguyen  

    J’ai aussi pensé au boulot du traducteur sur cette BD : juste le titre mais quand même une différence avec le titre original « The arrival « …
    Pour le coup, la VF est plus poétique.

  • Jyrille  

    J’ai du mal à croire que j’étais passé à côté de cette chro. Cela fait bien longtemps que je n’ai pas relu cette bd, mais le nombre de prix qu’elle a engendré ne trompe pas : c’est un chef d’oeuvre. Muet, magnifiquement dessiné, et qui dit tellement de choses en peu de cases, c’est un truc à lire une fois au moins avant de mourir. D’ailleurs je vais me le relire bientôt je le sens.

    Matt, ta chronique m’apprend certaines choses et me rappelle que McCloud aussi parle de images temps et images mouvements. En tout cas, pour contredire ta première phrase, oui, il faut chroniquer cette bd : elle est vierge de texte.

    • Matt & MAticien  

      Merci Jyrille. Effectivement j’aurai pu m’appuyer sur Scott Mc Cloud. Mais finalement, je trouve marrant que j’ai utilisé une référence du cinéma pour ce récit. Cela dit qq chose du caractère protéiforme de cette oeuvre.

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