Le Sel de la Vie (Corto Maltese)

La Ballade de la Mer Salée, par Hugo Pratt

Un article de : TORNADO

VF : Casterman

1ère publication le 19/02/20 – MAJ le 24/08/21

Une BD fleuve qui parle de la mer… © Casterman

Une BD fleuve qui parle de la mer…
© Casterman

Cet article est consacré au premier album mettant en scène le héros Corto Maltese, créé par l’italien Hugo Pratt en 1967 : LA BALLADE DE LA MER SALEE. L’ensemble a d’abord été publié sous forme de feuilleton dans un magazine italien intitulé Sgt KIRK de 1967 à 1969, puis en France dans France Soir de 1973 à 1974, avant d’être réédité en album chez Casterman en 1975.

Le succès est immédiat puisque LA BALLADE DE LA MER SALÉE reçoit le prix de la meilleure bande-dessinée étrangère au festival d’Angoulême de 1976.

La suite, on la connait : Corto Maltese deviendra l’un des personnages emblématiques du 9° art, ses aventures seront pré-publiées dans le magazine Pif Gadget (assurant à ce dernier ses lettres de noblesse entant que lecture pour tous les âges) et ouvriront la voie qui mènera à la diffusion des magazines anthologiques, notamment A SUIVRE, le légendaire périodique de Casterman.

Première rencontre, pour le lecteur, avec Corto et Raspoutine © Casterman

Première rencontre, pour le lecteur, avec Corto et Raspoutine
© Casterman

Le pitch : 1913. La Mélanésie. La 1° guerre mondiale se profile et diverses factions (anglais, australiens, allemands, japonais) se disputent les ressources de cette partie du monde. C’est ici que règne le Moine, un mystérieux chef pirate qui tient d’une main de fer le trafic reliant toutes les îles de l’archipel. Il a à sa solde plusieurs tribus d’aborigènes et, surtout, les pirates Raspoutine et Corto Maltese.
Le récit commence alors que Raspoutine recueille deux adolescents victimes d’un naufrage : le très aristocratique Caïn Groovesnore et sa cousine Pandora. Tenté par l’idée de tirer une rançon de cette rencontre fortuite, Raspoutine va rapidement s’embourber dans les multiples péripéties qui vont s’accumuler, d’autant que Corto Maltese, qui s’est immédiatement attaché aux adolescents, ne va cesser de lui mettre des bâtons dans les roues…
Durant près de deux années, nous suivons ce petit groupe d’aventuriers d’île en île, au bout du monde, alors que le conflit mondial commence à gagner les quatre coins de la planète…

Lire ou relire aujourd’hui cette antique et vénérable bande dessinée, roman graphique adulte et réaliste de l’aube, est une expérience historique assez étonnante. L’impression initiale n’est guère positive puisque les premières planches souffrent d’un style qui se cherche et d’un auteur en pleine expérimentation de son art en devenir.
Les personnages sont ainsi mal définis, Corto Maltese ne ressemble pas encore à Corto Maltese et l’on ne compte plus les vignettes au graphisme approximatif, aux fautes techniques et au découpage laborieux. Les scènes d’action souffrent d’une véritable carence en la matière tant Hugo Pratt se révèle incapable de dessiner le mouvement sans malmener l’anatomie et le réalisme des personnages qui apparaissent comme des pantins rigides sans aucune articulation, aux membres démesurés et filiformes comme des piliers de bois.
L’ensemble est par ailleurs très statique, ce qui peut paraître paradoxal pour une histoire d’aventures et de piraterie. Plus tard, Pratt fera évoluer cette caractéristique en conférant à ses récits une patine onirique en totale harmonie avec le ton erratique et contemplatif de son écriture.

Le décor de la mer salée. © Casterman

Le décor de la mer salée.
© Casterman

Pour l’heure, la narration de LA BALLADE LA MER SALEE est la plupart du temps plombée par des planches et des planches de parlotte sur lesquelles une tête surnage au milieu d’une tonne de phylactères, ce qui dénote un degré assez pauvre de conception séquentielle.
La construction du récit, écrit de longue haleine sous la forme d’un feuilleton fleuve (ce qui est un comble pour une histoire de mer…) de plus de cent-soixante pages, met souvent à rude épreuve l’attention du lecteur, qui risque de s’endormir en tentant de lire la chose d’une traite.

Qui plus-est, Hugo Pratt alourdit son récit de tout un tas d’allusions techniques sur les métiers de la mer, comme il intègre aussi de multiples détails sur les populations autochtones et leur culture, obligeant le lecteur à franchir la barrière entre le divertissement passif et le véritable effort de lecture.
Pour finir, il y a ce dessin extrêmement dépouillé et esquissé, jamais fait pour séduire, dont les quelques traits et tâches confinent souvent aux limites de la figuration, certaines vignettes étant tout simplement abstraites, littéralement. Il va sans dire que les amoureux des jolis dessins léchés et peaufinés, précis et rigoureux, ne vont pas être à la fête ici. Car les planches d’Hugo Pratt sont à la bande-dessinée ce que les encres de corrida de Picasso sont à la peinture, c’est-à-dire des petits amas noirâtres au milieu desquels il faut tenter de reconnaître une figure, une forme vague, voire tout simplement une idée.

Le Moine, personnage énigmatique dont vous ne verrez jamais le visage… © Casterman

Le Moine, personnage énigmatique dont vous ne verrez jamais le visage…
© Casterman

Alors vous allez me dire que jusqu’ici je ne vous vends pas vraiment du rêve. Et c’est donc le moment que je vous explique pourquoi, malgré tout ce que je viens d’écrire, la lecture de LA BALLADE LA MER SALEE, c’est trop bien !

On l’a lu et entendu à maintes reprises : CORTO MALTESE est à la bande-dessinée ce que la littérature est aux livres sans images. Hugo Pratt confère à ses récits une densité littéraire ébouriffante, parsemée de références aux grands auteurs ayant écrits sur la mer (Stevenson, Melville, Conrad, Defoe, mais aussi Henry De Ver Stacpoole, un écrivain irlandais ayant particulièrement marqué Pratt dans sa jeunesse), ainsi qu’aux classiques hollywoodiens ayant embrassé le même thème (LES REVOLTES DU BOUNTY, LE REVEIL DE LA SORCIERE ROUGE, entre autres), jusqu’à la mythologie grecque avec l’épopée de JASON ET LES ARGONAUTES.
Contrairement aux autres maitres de la BD classique (je pense notamment à Hergé ou à Edgar P. Jacobs), Pratt était un véritable globe-trotter et nourrissait de ses voyages chacun de ses récits. Alors que Jacobs imaginait son Egypte romanesque dans le MYSTERE DE LA GRANDE PYRAMIDE tel le Douanier Rousseau, c’est-à-dire sans mettre un pied hors de chez lui, Pratt passait l’essentiel de son existence à voyager et à vivre ailleurs. Ce n’était pas un touriste qui visitait les pays de manière superficielle, mais un homme qui restait longuement sur place, s’intégrait aux populations et nouait des liens profonds avec les autochtones. Depuis cette vie de bohème, l’auteur italien allait faire fructifier son goût conjugué pour la lecture et le dessin en une œuvre foisonnante respirant à fond le parfum des grands voyages, emmenant par procuration le lecteur avec lui.
Cette connaissance empirique des métiers de la mer, des cultures et des décors exotiques traverse chaque planche de la série CORTO MALTESE (mais des autres séries signées Hugo Pratt aussi). Le résultat est extraordinairement palpable, ce qui fait que le lecteur perçoit les aventures du héros comme si Pratt rédigeait minutieusement la biographie d’un être ayant réellement existé, un homme dont la destinée aurait participé à certains hauts faits de l’histoire du XXème siècle dans plusieurs parties du globe. Qui plus-est, Pratt développe consciencieusement, au fur et à mesure des aventures de Corto Maltese, une cartographie biographique et géographique d’une précision ultime, un peu à la manière de George Lucas et ses collaborateurs lorsqu’ils imaginaient la jeunesse d’Indiana Jones dans la série TV des années 90.

Corto Maltese, l’éternel romantique… © Casterman

Corto Maltese, l’éternel romantique…
© Casterman

Le résultat est donc profondément dépaysant puisque le lecteur ne se contente pas d’assister passivement à une série de carte postales comme des fenêtres ouvertes sur un exotisme de pacotille, mais participe au contraire au voyage de manière presque viscérale, un peu « comme s’il y était« . Et ce n’est pas la moindre des choses que ce premier élément sur l’échelle de ceux qui font l’apanage de cette série hors du commun.

Le romantisme et la personnalité truculente des personnages en sont un autre. Si Corto est un pirate volontiers cynique, c’est avant tout un aventurier au grand cœur soumis à un code moral aussi personnel que rigoureux. Avec un cœur si grand qu’il parvient d’ailleurs à bonifier celui de ses acolytes. Depuis le Moine jusqu’au terrible Raspoutine, en passant par la belle Pandora et l’orgueilleux Caïn, le héros à la belle casquette de marin semble laver l’âme de ceux qui l’entourent, qui s’humanisent à son contact, comme s’ils profitaient de son rayonnement et s’en abreuvaient à la source. Dans la suite de la série, Corto retrouvera Raspoutine à maintes reprises et les deux personnages noueront peu à peu une amitié exclusive, parmi les plus iconoclastes de l’histoire de la littérature. Le russe ombrageux, capable de tuer n’importe qui sur une saute d’humeur, tirera pourtant le meilleur de sa relation privilégiée avec Corto Maltese, devenant peu à peu un meilleur homme, comme si son âme avait été « contaminée » par celle de son alter-égo.
Hugo Pratt possède par ailleurs un talent rare dès qu’il s’agit d’habiter ses personnages en leur conférant immédiatement une épaisseur remarquable, élaborée grâce à un sens du détail qui leur donne une couleur unique et distinctive, sans manichéisme primaire.

Dans la série Corto Maltese, tout le monde lit, même le redoutable Raspoutine… © Casterman

Dans la série Corto Maltese, tout le monde lit, même le redoutable Raspoutine…
© Casterman

Le troisième élément fédérateur de la série réside dans le style narratif bien particulier choisi par son auteur. Même si cette composante est pour l’instant à l’état d’ébauche, les habitués de l’œuvre d’Hugo Pratt peuvent la déceler en substance à travers le comportement incongru de certains personnages. Lorsque le Moine s’adresse aux autres protagonistes et en particulier à Corto, ou lorsque ce dernier se retrouve soudain projeté dans l’eau à la merci d’une pieuvre belliqueuse, il se dégage déjà une petite note surréaliste qui, bientôt, transformera l’univers de la série en une mythologie onirique et poétique, où le fantastique, les cités disparues et les créatures des mondes parallèles se laisseront volontiers inviter dans le cœur du récit. Pour l’heure, nous voguons encore sur une mer au goût de sel quasiment réaliste, voire presque naturaliste, mais les germes d’un ailleurs sont déjà là, à peine perceptibles.
Hugo Pratt imprègne également sa narration d’une tonalité contemplative qui deviendra sa marque de fabrique. Il est ainsi fréquent de voir les personnages s’adonner longuement à des monologues exaltés, transformant une simple histoire d’aventures en un pamphlet sur le sens de la vie, ce qui est, là encore, parfaitement dépaysant puisqu’ils parlent tous avec un point de vue qui dénote immédiatement leur origine ethnique ou leur appartenance à une culture, un lieu ou un point éloigné de ce monde. Plus d’un protagoniste océanien fait ainsi référence à ses croyances particulières, citant ou chantant les divinités aborigènes. Les personnages évoquent enfin les lieux mythiques de leurs régions ainsi que les créatures qu’ils hissent au rang d’esprit (comme… le requin !).

Nous achèverons évidemment notre tour d’horizon sur les qualités de cette bande-dessinée en nous attardant sur la partie graphique qui, à elle seule, porte la signature bien particulière de son auteur.

 Un dessinateur qui cherche encore son style, entre épure et réalisme (ici avec deux exemples contrastés) © Casterman

Un dessinateur qui cherche encore son style, entre épure et réalisme (ici avec deux exemples contrastés).
© Casterman

Alors qu’il était un aquarelliste doué et magnifique, Pratt préférait aller à l’essentiel en laissant, la plupart du temps, ses planches de bande-dessinée en noir et blanc. Il transformera ce parti-pris en un exercice de style assez extrême, recherchant toujours un peu plus le trait unique, l’aplat de noir plutôt que le détail, le clair-obscur pour laisser la place à l’imagination, et le blanc pour la lumière.

S’il est mal à l’aise avec les scènes d’action et le mouvement, il parviendra peu à peu, même si LA BALLADE DE LA MER SALEE est encore le laboratoire de toutes ces recherches graphiques, à contrebalancer cette carence par une certaine poésie, un certain humour propre, qui viendra apporter de la distance et fera passer ces maladresses pour des petites incongruités exquises.
Pour l’heure, le lecteur peut assister, en 160 pages de bande-dessinée, à une véritable recherche de style, une expérimentation en une seule première aventure d’un héros en devenir, qui lui-même se transforme peu à peu au fil du récit, trouvant ses traits définitifs au terme de ce premier voyage, dont il est, après tout, un personnage presque secondaire.

Aussi à l’aise avec la couleur que sans… © Casterman

Aussi à l’aise avec la couleur que sans…
© Casterman

Vous aurez sans doute remarqué qu’une planche en couleur s’est invitée un peu plus haut dans l’article. En réalité toutes les planches de LA BALLADE DE LA MER SALEE sont en noir et blanc, et la quasi-totalité des albums de la série ont été publiés de cette manière. Mais il se trouve que tous les albums ont ensuite été réédités dans des versions colorisées.
Effectivement, atour des années 2000, on a vu apparaitre en librairie de fort belles éditions en couleur avec un gros travail rédactionnel présentant chaque aventure en les agrémentant de cartes et d’aquarelles choisies parmi la collection privée de l’auteur. Les puristes hurleront à l’assassin en condamnant l’entreprise mais on peut éventuellement apprécier la chose pour ce qu’elle apporte en perceptions immédiates de lecture. En effet, la colorisation a été soignée et elle respecte bien, à la fois le style de Pratt en privilégiant les teintes délavées, et à la fois la tonalité exotique de la série, dont les couleurs viennent agrémenter la sensation de voyage.
Comprenons-nous bien : Il ne s’agit pas de préférer une version à l’autre, et surtout pas de remplacer la première en renonçant à cette puissance graphique en noir et blanc qui fait le sel (sic !) du style Pratt, mais seulement de proposer l’opportunité de lire les deux versions, sachant que la version couleur peut également s’imposer comme une bonne porte d’entrée afin de commencer en douceur la découverte de cet univers. Et j’ai d’ailleurs toujours voulu, en vrai fan de la série, posséder les deux versions pour pouvoir les lire en alternance, selon l’humeur et la volonté de regarder plus ou moins les dessins.

La première planche, dans ses deux versions. © Casterman

La première planche, dans ses deux versions.
© Casterman

La série connaitra une magnifique destinée et s’achèvera au terme d’une douzaine d’aventures aux quatre coins du monde, non sans revenir dans le passé afin de développer la jeunesse du héros (ce qui permet encore une fois de tirer la comparaison avec INDIANA JONES).

Telle une arlésienne, il sera à maintes reprises question de l’adapter au cinéma, sans que cela n’aboutisse. Et tout comme pour BLAKE & MORTIMER , il faudra longtemps se contenter d’une série d’animation. Tout a commencé avec un long métrage animé réalisé en 2002 par Pascal Morelli : CORTO MALTESE – LA COUR SECRETE DES ARCANES (en réalité une adaptation de l’album CORTO MALTESE EN SIBERIE). Puis le projet a été décliné en série télévisée, adaptant presque tous les albums avec, du début à la fin, les voix respectives de Richard Berry (Corto Maltese) et Patrick Bouchitey (Raspoutine), avec un style narratif reprenant la tonalité contemplative et onirique de la BD. Ces adaptations ont été sévèrement critiquées par les puristes mais n’en demeurent pas moins une entreprise sincère et intègre.
Cependant, à l’heure où j’écris ces lignes, Christophe Gans tourne une nouvelle adaptation -cette fois-ci en prises de vue réelles- de l’album CORTO MALTESE EN SIBERIE, avec l’acteur Tom Hughes (très ressemblant !) dans le rôle de Corto.
Notons enfin qu’à chaque fois, les adaptations ont été réalisées en couleur…

C’est ainsi que s’achève notre article. Pour terminer, et parce que j’ai souvent constaté que bon nombre de mes amis amateurs de bandes-dessinées boudaient cette série, je dirais qu’ils passent tout de même à côté d’un monument et que la chose mérite que l’on fasse l’effort d’aller vers elle, pour peu que l’on trouve qu’elle ne vienne pas facilement à soi.

inimitable. © Casterman

Inimitable.
© Casterman

——–

Un dessin qui se cherche, des décors inexistants, de la jactance parsemée de termes maritimes ardus : mais pourquoi La ballade de la mère salée, la première apparition du légendaire Corto Maltese c’est toujours aussi bien ? Tornado vous explique tout ça chez Bruce Lit dans une review qui ne manque pas de sel.

La BO du jour :

Certains conduisent des voitures, et d’autres des bateaux. Ceux-là, ils peuvent voyager n’importe où, au bout du monde.

30 comments

  • Nikolavitch  

    c’est bien d’avoir mis des aquarelles, parce que Pratt était un aquarelliste de très, très haut niveau. Ses croquis à l’aquarelle, notamment du Brésil, sont à se rouler par terre.

    et comme tu le soulignes, si La Ballade se cherche, on y découvre de loin en loin, puis de plus en plus souvent, ces cases presque abstraites et pourtant si habitées qui deviendront sa marque.

  • JP Nguyen  

    J’ai emmené mes filles au musée d’histoire naturelle ce WE et il y avait entre autres une expo sur Pratt.
    En plus de dessins et de quelques mises en scènes, il y avait, en vis à vis, des extraits de planches et des objets archéologiques (sculpture olmèque, épée, bouclier africain…) et cela illustrait tout le travail de recherche de Pratt pour dessiner des détails. Son trait avait beau tendre vers l’épure, il était documenté et exigeant.
    Entre l’expo et cet article, j’ai envie de redonner une chance à cet univers qui ne m’avait jusqu’ici jamais accroché.
    Merci Tornado !

  • Eddy Vanleffe  

    AAh Corto Maltese.
    quand je te lis pointer les défaut de son dessin et de sa mise en scène, je m’aperçois que je n’y avais jamais prêté attention.
    pour moi, il y un esprit dans l’encre de chine.
    je pense à cette histoire dans un manga de Takahashi qui voit un artiste être maudit par ses propres dessins qu’il a voulu tellement vivants qu’il a mélangé le sang des cadavres d’une bataille à son encre. celle ci se pare donc d’une volonté propre donnant une intensité à ses estampes qui le conduira à la folie..
    Je crois fermement à l’intelligence du trait et à la vie présente dans l’encre de chine.
    Chez Pratt, c’est flagrant. non le trait n’est pas « séduisant ». pourquoi devrait-il l’être? son style se bâtit sur ses propres canons graphiques et les femmes de Pratt deviennent subitement magnifiques par leur regard, leur nonchalance, leur mains graciles.
    il deviendra l’un des maîtres du noir et blanc (influençant Miller à mort!) avec ses à plats capables de traduire plus la lumière que l’ombre. rendant les choses abstraites , donnant des couleurs (paradoxal), de la chaleur (comment de pas crever de chaud en lisant les Ethiopiques ou les scorpions du désert), de la texture.
    ses voyages rendent hommage comme personne aux différentes cultures même minoritaires, il savait aussi prendre soin des anecdotes de l’histoire du monde (ce fameux Ungern Khan).
    j’avais lu dans une encyclopédie qu’entre 1913 et 1915, on ne savait pas trop ce que faisait le véritable Raspoutine. je suis assez convaincu qu’ua départ, Pratt pensait au vrai bonhomme avant d’aimer trop son personnage pour ne pas le récupérer et lui donner son propre itinéraire.
    Corto c’est le seul endroit où on parle de voyage, de théories scientifiques, de théologie, de philosophie, de calligraphie, d’art et de littérature au sein d’histoires d’espionnages ou de guerre scandées par des rencontres toutes les plus extraordinaires les unes que les autres au vent du grand large, la seule limite d’une liberté absolue.
    et putain ces répliques:
    « je trouvais ma ligne de chance trop courte, alors avec le rasoir de mon père, ZAC! je m’en suis faite une comme je voulais »
    « Les femmes seraient merveilleuses si on pouvait tomber dans leurs bras sans tomber entre leurs mains »
    « c’est parce que tu ne ressembles à personne que j’aurais voulu te rencontrer n’importe où »
    « il est amoureux de l’idée d’être amoureux »

  • Eddy Vanleffe  

    Merci énormément Tornado de me replonger dans ce bain là.

  • Manu  

    Il est vrai que la première approche du style de Hugo Pratt est assez déstabilisant, mais il y a quelque chose d’attachant dans le dessin. Cette série fait partie de celles qui m’ont toujours échappé malgré ma petite envie d’en savoir plus.
    Merci pour l’article qui rebooste ma curiosité pour cette oeuvre

  • Jyrille  

    Magnifique article Tornado ! Je retrouve presque le ton éditorial de (A suivre), et j’adore ta structure, qui est un véritable cours, et qui suit une trame sans faille : je ne me suis quasiment pas arrêté. L’article me paraît même court !

    Je suis bien content de ne pas avoir tenté l’aventure d’un article sur Corto, car je ne suis pas du tout lecteur du reste de la production de Pratt. D’ailleurs, je ne possède que la série en noir et blanc éditée chez Casterman, mais tu me donnes presque envie de faire comme toi et de me payer toute la série en couleurs.

    Tu as raison, et Nikolavitvh aussi, pour les aquarelles. Il faudrait que je cherche des recueils de ce genre. Allez, quelques points :

    Super titre !

    « Les scènes d’action souffrent d’une véritable carence en la matière tant Hugo Pratt se révèle incapable de dessiner le mouvement sans malmener l’anatomie et le réalisme des personnages qui apparaissent comme des pantins rigides sans aucune articulation » complètement d’accord. D’ailleurs par la suite ce sera encore le cas, mais Pratt arrivera à détourner ce manque en insufflant de la tension dans ces scènes d’action. Tout ce que tu dis par la suite sur les planches où des têtes palabrent est complètement vrai. Il est très ardu de lire tout ça d’une traite.

    « Dans la série Corto Maltese, tout le monde lit » ah oui c’est vrai ! J’avais oublié. Je trouve ça tellement naturel, vu les époques auxquelles les aventures se passent.

    « le héros à la belle casquette de marin semble laver l’âme de ceux qui l’entourent, qui s’humanisent à son contact, comme s’ils profitaient de son rayonnement et s’en abreuvaient à la source » Comme c’est bien dit.

    « Il est ainsi fréquent de voir les personnages s’adonner longuement à des monologues exaltés, transformant une simple histoire d’aventures en un pamphlet sur le sens de la vie » C’est là je crois que Corto m’a marqué à jamais. Je disais que j’avais découvert Corto avec son premier titre, Sous le signe du Capricorne, mais j’avais oublié que la Ballade de la mer salée marquait les débuts de l’aventure… Je l’ai lue peu de temps après avoir pris la claque WATCHMEN (un ou deux ans plus tard, pas plus, vers mes 17 ans) et ce fut une autre révélation du médium. Je connaissais bien sûr Corto et le trait de Pratt avant mais je n’avais jamais eu le courage d’en lire un complètement. Et cette contemplation, cette narration qui prend son temps, ce trait simpliste mais recherché m’ont abasourdi. De plus, moi qui détestait l’histoire à l’école, je me trouvais devant un vrai aventurier, Hugo Pratt, qui faisaient des presque documentaires sous une forme originale et jamais vue. Par la suite, j’ai longtemps adoré Les Celtiques (les leprechauns, les pixies…) mais je crois que finalement mon préféré reste Les Ethiopiques. Je les ai tous lu au moins deux fois, certains trois ou quatre, mais tu me donnes grandement envie de tout relire. Je dois avouer que je suis moins fan des derniers tomes, même si MÛ est totalement expérimental.

    Merci encore de t’être attelé à la tâche, c’est superbe.

    La BO : je réécouterai plus tard, je ne me souviens plus de ce titre.

    • Eddy Vanleffe  

      En dehors de Corto, on peut conseiller:

      -Fort Wheeling qui est une sorte de western à l’époque des colonies anglaises.

      -Les scorpions du désert une fresque dans le 39/45 africain un peu comme si Un Taxi pour Tobrouk avait été réalisé par Sam Pekinpah.

      J’aime bien aussi Ann de la jungle mais il faut bien reconnaître que le public visé est plus jeune…

      • Nikolavitch  

        je reste très fan de Jesuit Joe, d’un cynisme assez pur.

        • Eddy Vanleffe....  

          Je ne l’ai pas lu…
          quand je le cherchais, je ne le trouvais jamais, et un jour j’ai arrêté de la chercher, c’est con hein?

          • Nikolavitch  

            il est réédité de temps à autre.

            le film était bien sympa, d’ailleurs. petite prod, mais beaux paysages et musique assez chouette.

  • Jyrille  

    Ah et j’ai vu le long métrage animé, au ciné, à sa sortie… C’est bien plus violent que la bd qui arrive à faire passer des messages sans s’appesantir, c’est plus frontal dans le film. Et totalement fidèle. Je crois avoir vu un ou deux épisodes télé mais je ne m’en souviens pas trop. Je ne sais pas ce que va donner le film de Christophe Gans (que j’apprécie beaucoup) mais pourquoi encore et toujours Corto en Sibérie ?

  • Bruce lit  

    Magnifique Article.
    Limpide comme la méditerranée sans sacs en plastiques !
    Il y a longtemps Matt et Maticien m’avait offert quelques albums, notamment où Corto admet avoir été lâche (UNE MOUETTE). Le dessin est magnifique et le visage, le regard de Corto Maltese m’a toujours obsédé.
    MAIS….
    TOus les défauts réels que tu listes, je m’en rappelle encore. Si je devais faire la comparaison avec Tintin, je dirais que la narration me semblait brouillonne ? Obscure ? Je n’y comprenais rien, l’histoire dans l’Histoire de Pratt était peu pédagogique. Les dessins étaient jolis, Raspoutine haut en couleurs, mais j’avais la sensation d’une BD pour historiens que pour le grand public. Les dialogues me semblaient récités et tout un peu figés.
    Retenterais je ma chance….Je ne sais pas, LA MOUETTE étant considéré comme un summum de la série. J’ai dû lire aussi cette ballade.
    Mais les citations de Eddy sont juste magnifiques. Je suis donc très partagé.
    Enfin, je ne te pardonnerai jamais d’avoir zappé le SALT OF THIS EARTH des Stones sur ce coup là !

    • Jyrille  

      Plussebruce pour le Stones.

  • Tornado  

    Merci pour le retour (pour le coup je suis moi-même de retour après deux jours d’absence 😀 ). Et un grand merci-special à Eddy pour avoir écrit un article dans l’article 😉 ! (je pense que tu as raison pour Raspoutine. D’ailleurs, dans un album il y a quelqu’un qui lui demande « Qui êtes-vous l’affreux, vous qui ressemblez à Raspoutine ?« , Réponse : « Raspoutine, M’sieur !« )

    Depuis que le blog est blog, je veux faire cet article. Cela fait donc des années qu’il fallait que je l’écrive et j’ai enfin fini par me lancer…
    Il se peut qu’il y en ait d’autres sur la série. Wait & see…

    Pour la BO, je n’y avais pas pensé (aux Stones). Mais il faut dire que ce n’est pas un titre que j’aime particulièrement, même s’il ne me déplait pas au final. Mais bon, comme je suis fan de CSN&Y, y avait pas photo. 🙂

    • Nikolavitch  

      de mémoire, la scène où un officier souligne la ressemblance avec le vrai Raspoutine, c’est dans La Maison Dorée de Samarkand, dans lequel il y a aussi quelqu’un qui ressemble beaucoup à Corto ! (un de mes albums préférés, d’ailleurs, La Maison Dorée…)

      • Eddy Vanleffe....  

        Sibérie plutôt….
        dans Samarcande, c’est Corto qui a un sosie…

        • Nikolavitch  

          faut que je les relise, tiens.

    • Jyrille  

      J’ai écouté le titre de CSN&Y : c’est pas du tout mon truc, trop hippie (pas assez psyché ?). Il faut que je me refasse mes Neil Young, j’en ai quelques-uns, est-ce que tu l’as suivi à un moment ou un autre ?

      • Tornado  

        Carrément oui. J’ai toute sa discographie jusque dans les années 90. Je préfère ses débuts mais tout me plait, avec ou sans le Crazy Horse, y compris la BO pour le Dead Man de Jarmush. J’adore également Buffalo Springfield, et certains titres de l’album Stills-Young Band sont également dans mon I-phone.

        • Jyrille  

          Tout ? Ah la vache, a fait beaucoup… J’ai en CD :

          – le deux titres Philadelphia
          – On The Beach (mon préféré, celui qui m’a fait aimer Neil Young)
          – Harvest
          – Live At MAssey Hall 1971
          – After The Goldrush
          – Rust Never Sleeps
          – Live At The Fillmore East (+ Crazy Horse)

          + Weld (double live Crazy Horse) + le premier Buffalo Springfield en mp3

          Ma collec de CDs (référencement en cours mais l’essentiel, le plus important qualitativement, est là)

        • Jyrille  

          Et j’ai oublié Tonight’s The Night ! Terrible celui-ci.

          Le premier commentaire va être validé par le boss…

          • Tornado  

            Punaise, ces listes sur le net, c’est impressionnant ! Je connais quelqu’un qui fait ça avec des BDs quand moi je le fais encore avec un stylo dans un cahier ! ^^

            Pour Neil Young, j’ai la même relation qu’avec Bowie, dans le sens où aucun album ne me plait en entier (à part Harvest pour Neil Young, et The Man Who Sold The World pour Bowie). Mais chaque album a ses pépites.
            Mes titres préférés qui me viennent immédiatement en tête : Old Man, Souther Man, Don’t Let It Bring You Down, Cortez the Killer, The Loner, On The Beach, Like A Hurricane, Down By The River, Cowgirl In The Sand, Eldorado, The Needle And The Damage Done.

          • Jyrille  

            Très bonne liste de chansons (je suis fan de Cortez) mais je ne les remets pas toutes… Il faut vraiment que je me réécoute tous mes Neil Young. En fait le cd deux titres que j’ai en a trois (de titres): Philadelphia, Such A Woman (tiré de Harvest Moon que je ne connais pas) et Stringman en live (tiré de son album Unplugged que je ne connais pas non plus).

            Après les cds, je me mettrai aux bds ! Mais avec une appli payante sans doute.

  • Tornado  

    Assurément mes deux albums préférés (Samarkand + Sibérie). Ce sont les deux récits les plus ouvertement tournés sur la grande aventure. Mais je les aime tous, sinon (excellent souvenir de lecture de « Fable de Venise » étant donné que Venise est ma ville fétiche. J’ai d’ailleurs une fois suivi les traces de Corto à travers la cité !).
    J’aime bien les adaptations animées. Il y a un parti-pris très intègre. Toutefois, les personnages n’ont pas du tout la « voix » ou le langage corporel que je leur avais imaginés et cet élément me gène toujours à chaque fois que je regarde un épisode.

    • Jyrille  

      Oui, dans les animés, je vois toujours Richard Berry…

    • Nikolavitch  

      je parlais de Fable de Venise tout dernièrement à un de mes élèves du cours de BD. Cette sensation de promenade dans cette ville que j’adore moi aussi, esquissée à grands traits, mais tellement présente, tellement exacte… j’adore cet album, oui

  • Présence  

    J’aime beaucoup cette introduction qui commence par établir les caractéristiques de l’œuvre qui peuvent réellement rebuter le lecteur novice. Je me suis reconnu dans plusieurs d’entre elles.

    Franchir la barrière entre le divertissement passif et le véritable effort de lecture. – C’est tout à fait ça : il est vraisemblable que quand j’en ai tenté la lecture, mes attentes étaient trop en décalage par rapport à l’œuvre.

    Grâce à ce commentaire très détaillé et même technique, je me demande si je serais de taille à affronter une narration qui mêle naturalisme (une sorte de transposition des carnets de voyage de Pratt) avec surréalisme. Je présume que dans ma tentative de découvrir Corto Maltese, je n’avais pas été capable de concilier ces 2 approches.

    J’ai été très sensible aux paragraphes relatifs aux dessins, en particulier à l’image de l’homme en train de se noyer (avec la légende : Un dessinateur qui cherche encore son style, entre épure et réalisme, ici avec deux exemples contrastés), et à la comparaison entre version noir & blanc / version couleur. J’aime beaucoup l’épure du noyé, et je serais bien incapable de choisir entre avec ou sans couleurs, les 2 versions faisant ressortir une vision très différentes à mes yeux.

    Merci beaucoup pour ce délicieux travail de vulgarisation à l’usage des lecteurs en déphasage avec la sensibilité d’Hugo Pratt.

  • JP Nguyen  

    Je l’ai acheté et lu cette semaine (en NB) . C’était un beau voyage. Sans doute étais-je dans le bon état d’esprit pour l’apprécier. C’est étonnant comme Pratt arrive à nous « plonger » en mer avec juste du noir et blanc.
    Je le relirai certainement, mais pas tout de suite.
    A Gibert, j’ai hésité entre cette BD et les Avengers de Busiek/Perez…
    Le souvenir de cet article a fait pencher la balance. Merci Tornado.

    • Jyrille  

      YEAH ! Faut pas que tu t’arrêtes en si bon chemin JP, faut acheter la suite… Tu vas adorer les Ethiopiques, les Celtiques, En Sibérie…

      • Tornado  

        Oui, Cyrille a raison. La série monte en puissance en même temps que le lecteur devient familier de cet univers et de ces personnages.

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