Les yeux de la nuit

L’Homme truqué par Serge Lehman et Gess

Première publication le 14/07/15- Mise à jour le 08/01/17

Une nouvelle chimère ?

Une nouvelle chimère ?©L’atalante / Hypermonde

AUTEUR : TORNADO

VF : L’hypermonde

L’Homme Truqué est un one-shot réalisé en 2013 par le scénariste Serge Lehman et le dessinateur Gess.

Il s’agit d’un spin-off, voire d’une préquelle à la série La Brigade Chimérique (des mêmes auteurs), gigantesque fresque sur les super-héros européens et leur disparition dans la période de l’entre deux guerres…

Cet album s’inscrit ainsi dans l’univers fictif de l’Hypermonde, véritable cycle mythologique entamé avec la Brigade Chimérique, puis poursuivi à diverses époques avec plusieurs autres séries, comme Masqué, L’Œil de la Nuit ou encore Metropolis.

Il s’agit d’une mythologie basée sur la notion d’hyper-science, visant à réhabiliter la figure du surhomme (ou super-héros) comme élément constitutif de la littérature française, un imaginaire collectif étrangement refoulé, et de remettre ainsi en question son statut essentiellement américain.

Les vertus de l’arts séquentiel : Les origines de l’Homme truqué en une seule planche muette !

Les vertus de l’arts séquentiel : Les origines de l’Homme truqué en une seule planche muette !©L’atalante / Hypermonde

L’action de L’Homme Truqué démarre au début de l’année 1919, dans un Paris tout fraîchement sorti de la première guerre mondiale, et encore auréolé de la victoire française. C’est l’histoire d’un ancien combattant de la guerre des tranchées, victime d’une explosion, puis capturé et génétiquement modifié par d’obscurs scientifiques soviétiques. Revenu clandestinement en France, celui qui s’appelait jadis le capitaine Lebris doit se cacher dans les bois de la capitale, pillant les habitants afin de se nourrir…

Comme ils l’avaient fait dans la Brigade Chimérique, Serge Lehman & Gess composent un savoureux décorum rétro-futuriste semblant sortir tout droit de l’esprit des feuilletonistes d’avant-guerre (qui publiaient leurs récits dans des périodiques similaires aux pulps américains). Dans un esprit « dieselpunk » (tout pareil que le « steampunk », mais avec le pétrole et l’électricité en plus), nos auteurs nous plongent avec délice dans une aventure rétro particulièrement raffinée et pleine d’esprit, aux personnages solidement campés et aux petites touches d’humour délicieusement référentiel.

A noter que les technologies de l’Hypermonde emploient massivement le radium, dont la découverte par Marie Curie sert de point de divergence historique temporaire à toute cette mythologie. Serge Lehman emploie ainsi lui-même le qualificatif de « radiumpunk »… Le dessin de Gess est encore plus réussi que sur son précédent travail, avec des planches superbes, parfois monochromes ou au contraire multicolores (il faut bien montrer ce que voient nos surhommes de la nuit !), au découpage millimétré comme du papier à musique. Et l’ensemble sonne, quoiqu’il en soit, comme un excellent morceau d’art séquentiel.

La vision de l’Homme truqué dans un Paris bluffant de réalisme (reconnaissez-vous le Bd St Michel ?)

La vision de l’Homme truqué dans un Paris bluffant de réalisme (reconnaissez-vous le Bd St Michel ?)©L’atalante / Hypermonde

Comme ils l’avaient fait dans la Brigade Chimérique, encore, les auteurs mêlent la réalité historique avec la fiction la plus échevelée, où les personnages de la littérature fantastique se télescopent avec certaines figures célèbres de l’époque consacrée. Dans un parfait équilibre, le présent récit est ainsi partagé entre deux personnages de pure fiction et deux autres ayant appartenu à notre histoire bien réelle.

C’est ainsi que Marie Curie, du haut de son institut du radium, fait équipe avec le Nyctalope, figure littéraire d’avant-guerre créée en 1911 par Adolphe d’Espie et qui, comme on peut le lire sur Wikipédia, est le premier des super-héros de l’histoire du genre, bien avant The Shadow (1930). Et c’est ainsi que l’Homme Truqué, qui donne son surnom à notre album, emmène dans son aventure le romancier Maurice Renard, qui dans la réalité est l’auteur du personnage…

Maurice Renard rencontre J.H. Rosny l’aîné, l’un des fondateurs de la science-fiction moderne !

Maurice Renard rencontre J.H. Rosny l’aîné, l’un des fondateurs de la science-fiction moderne !©L’atalante / Hypermonde

Le présent récit, outre qu’il s’impose comme un prologue à la Brigade Chimérique (qui fait d’ailleurs une courte apparition au terme de l’aventure), s’articule entre deux romans célèbres de Maurice Renard : Le Péril Bleu (1912) et… L’homme Truqué (1921), dont la parution originelle coïncide avec les événements imaginés par Serge Lehman…

Ce faisant, le scénariste poursuit son entreprise, aussi passionnante que cohérente, visant à réhabiliter la figure du surhomme dans la littérature populaire française et européenne. Tous les événements de « l’Homme Truqué » se déroulent ainsi dans un cadre à la fois réaliste (le Paris de 1919 dessiné par Gess est immédiatement reconnaissable) et étrangement science-fictionnel, où tous les éléments surnaturels semblent parfaitement à leur place. La présence des personnages ayant appartenu à notre histoire réelle semble curieusement rendre cet ensemble tangible, comme si notre monde avait réellement été comme tel, avant que tous ses événements surnaturels et tous ses surhommes aient été effacés de notre conscience collective…

Marie Curie, héroïne réelle d’une fiction rétro-futuriste !

Marie Curie, héroïne réelle d’une fiction rétro-futuriste !©L’atalante / Hypermonde

C’est précisément cette thématique qui traverse toutes les séries de l’Hypermonde : La disparition des surhommes de la mémoire collective européenne. Et l’on reste toujours aussi admiratif face à la cohérence de ce postulat : Après la seconde Guerre mondiale et les abominations de l’idéologie nazie, le « surhomme » deviendra soudain une notion horrible !

Résultat : tous les surhumains disparaîtront du continent et ils ne connaîtront leur essor qu’en Amérique (allégorie à peine déguisée de ces artistes et savants qui, fuyant le nazisme, ont déporté tout le savoir et les acquis de l’ancien continent vers le nouveau) ! Une bien belle métaphore (si l’on peut dire), absolument cohérente quant à cette massive disparition depuis notre continent, au moment précis où les super-héros commencent à pulluler outre Atlantique !

…Une Marie Curie qui répare les surhommes, comme l’Homme Truqué !

…Une Marie Curie qui répare les surhommes, comme l’Homme Truqué !©L’atalante / Hypermonde

Comme à son habitude, Serge Lehman n’invente quasiment aucun personnage puisqu’ils sont tous, soit réels, soit issus d’œuvres fictionnelles créées à l’époque du récit, et pimente son histoire d’une bonne dose de références culturelles qui viennent nourrir son sujet, qu’elles soient littéraires (comme La Guerre des Mondes), cinématographiques (l’affiche des Vampires de Louis Feuillade sur les murs de Paris) ou historiques. Nous assistons ainsi à la participation du célèbre photographe Brassaï (surnommé plus tard « l’œil de Paris »), qui inaugure ici son fameux recueil intitulé Paris de nuit qui paraitra en 1932, avec un clin d’œil savoureux adressé à ces surhumains (Le Nyctalope et l’Homme Truqué) qui possèdent le pouvoir de regarder à travers la nuit…

Hélas trop court pour réellement décoller, probablement tributaire de son format qui souffre d’un sujet paradoxalement trop passionnant, qui mériterait un récit bien plus vaste, L’Homme Truqué manque au final d’un développement à la mesure de sa richesse sous-jacente. Il n’en demeure pas moins une très bonne bande-dessinée, un excellent moment de lecture et un bonus très appréciable offert aux admirateurs de la Brigade Chimérique.

Les fausses/vraies affiches d’époque telles que les affectionnent Gess & Serge Lehman.

Les fausses/vraies affiches d’époque telles que les affectionnent Gess & Serge Lehman©L’atalante / Hypermonde

LA BO du jour : au lendemain de la première guerre mondiale contre les allemands, Mme Curie découvrait la radioactivité. Les teutons de Kraftwerk lui rendent hommage.

17 comments

  • Présence  

    De mon point de vue (qui n’engage que moi), je trouve cet article plus alléchant que celui sur la Brigade Chimérique, à la fois parce qu’i s’agit d’un tome nique (donc un accès plus facile et plus rapide), et aussi parce que les arguments m’ont plus convaincu.

  • Jyrille  

    Je ne savais pas que cette préquelle existait ! Décidément, il faut que je relise la Brigade Chimérique. Merci encore Tornado pour cet article didactique et intéressant sur une oeuvre qui n’en finit pas d’accroître son univers.

  • Lone Sloane  

    Pas lu, mais le dessin de Gess a l’air effectivement d’avoir évolué, et il faut rendre grâce à l’éditeur nantais, l’Atalante, spécialisé dans les littératures de l’imaginaire d’avoir permis à Serge Lehman de démarrer
    cette production aux ramifications sans frontières. J’ai acheté les deux premiers tomes des séries Métropolis et L’oeil de la nuit chez Delcourt (cette dernière est une nouvelle collaboration avec Gess) mais j’attends qu’elles soient achevées avant de démarrer la lecture.
    Ton article est une invitation enthousiaste à découvrir l’univers super-héroïque européen.

  • Tornado  

    Merci à tous pour les retours.
    A mon avis, il vaut mieux lire la « Brigade Chimérique » en premier, avant de découvrir toutes les œuvres suivantes de « l’Hypermonde ». On savoure nettement mieux toutes ces séries et autre one-shot dérivés.

    La chaleur humaine est un peu supérieure à celle de la « Brigade Chimérique » dans cet « Homme Truqué », bien que ce ne soit pas encore la panacée. Je pense que la personnalité du « Nyctalope » sera davantage fouillée dans « L’Œil de la Nuit », puisqu’il s’agit de sa propre série !
    Tout comme Lone, j’attends que les séries en cours soient achevées avant de les lire. Sauf si je craque avant…

    Présence a raison, je n’étais pas satisfait de mon article sur la « Brigade Chimérique ». C’est la raison principale qui m’a poussé à proposer celui-ci à Bruce.

  • Présence  

    Après cet article dithyrambique de Tornado, j’ai cédé à la tentation et je l’ai lu. Je confirme qu’il peut se lire sans avoir lu les Brigades Chimériques.

    En plus de tous les points mis en lumière par Tornado, il est possible de voir dans cet homme truqué une métaphore. Lehman met en scène un homme qui souhaite revenir à la normale, alors même que son apparence a profondément changé suite aux expériences dont il a été le cobaye involontaire. Il est possible d’y voir une métaphore du traumatisme occasionné par la guerre qui transforme le soldat au point qu’il n’y ait plus de retour à la normale possible. Avec ce point de vue en tête, la deuxième partie du récit renforce cette allégorie dans la mesure où le traumatisme du capitaine Jean Lebris lui permet de voir des choses que les autres êtres humains (les civils) ne sont pas capables de voir.

    Comme Tornado, j’ai trouvé qu’il s’agit d’une aventure originale et divertissante, à la fois du fait de la reconstitution historique, mais aussi de par le merveilleux qu’introduisent ces inventions rétro-futuriste nées d’une technologie d’anticipation basée sur le radium (je rajoute le terme de radiumpunk à mon vocabulaire).

  • Tornado  

    Il faut que Présence lise la Brigade Chimérique dans la version intégrale (avec annexes). Pensez à l’y encourager ! 🙂

    • Présence  

      Visiblement l’intégrale de la Brigade Chimérique est épuisée pour le moment, je vais donc attendre sa réédition (peut-être chez Delcourt, comme l’Œilil de la Nuit ?) et lire les 2 tomes des aventures de Léo Sinclair pour patienter.

  • Bruce lit  

    Je viens de lire les trois tomes de l’oeil de la nuit et j’ai trouvé ça magnifique !
    Les dessins sont extra, l’histoire prenante et haletante, exotique et raffinée. Je suis par contre très déçu par le volume 3 avec le bodysnatcher et un scénaro terriblement brouillon.
    Mais c’est du très haut de gamme !

  • Présence  

    Suite à cet article, j’ai donc lu ce tome, puis l’intégrale de la Brigade Chimérique, puis les 3 tomes de l’Œil de la Nuit. J’en remercie énormément Tornado à qui je dois dois cette découverte de l’hypermonde.

  • Jyrille  

    Vous me donnez envie de me racheter la Brigade Chimérique en version intégrale… et de tenter les autres séries, dont Masqué. C’est horrible !

    • Jyrille  

      Ah oui ? Tu peux me dire laquelle ? Sur la zone, j’en trouve deux, une épuisée à plus de 75 euros, et une récente, sans doute brochée, à 39. Mais pas de Masqué là-dedans… De toute façon, pour le moment, pas moyen(s).

      • Bruce lit  

        De tous les spin offs de LBG, c’est celui qui m’a le moins convaincu. C’est vraiment un add-on très dispensable et moins inspiré que l’oeil de la nuit je trouve.

      • Matt  

        J’ai acheté moi-même la version intégrale au dos toilé. Très jolie.
        Je ne l’ai pas encore lue cela dit. Je fais mon Tornado en empilant des BD. Disons que parfois je fais des folies pour être sûr de pouvoir les choper avant que ce soit épuisé. C’est assez souvent le cas des intégrales et je suis très client de ce genre d’édition, pour une question de place, de moyens (c’est souvent moins cher) et aussi…parce que les gros livres c’est joli^^

        • Jyrille  

          Je pense exactement comme toi, Matt… D’ailleurs j’ai un peu abusé en décembre, mais j’ai bien fait par exemple d’acheter le Petit livre de la Black Music puisqu’il est déjà épuisé.

  • Eddy Vanleffe  

    Grâce à Présence, je relis cet article.
    Ca me branche bien.
    bon puisque personne ne semble avoir abordé le sujet…
    Y a-t-il une allusion dans les origines du personnage au film Johnny s’en va en guerre?
    celui qui dans l’histoire original n’est qu’un sujet d’expérience et d’observation, devient dans cette réalité parallèle « radium-punk » un super-héros typique amélioré par la science?

  • JP Nguyen  

    nique.. talope ?

    désolé

    J’avais grandement préféré la lecture de la Brigade Chimérique en format intégral par rapport aux tomes individuels. La taille des pages et le rédactionnel contribuaient à une bien meilleure expérience de lecture. Alors, cet « Homme Truqué », pourquoi pas ? Toutefois, dans cette oeuvre, je salue davantage l’intelligence du propos, le bel ouvrage dans la réalisation, plutôt que l’impact émotionnel final. Comme déjà dit en commentaire dans l’article initial, les personnages ne sont pas très attachants.

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