Halloween Manifesto

Encyclopegeek: L’univers de Batman par Jeff Loeb & Tim Sale

1ère publication le 31/10/15- MAJ le 02/11/18

Quand Batman et Halloween ne font qu’un…

Quand Batman et Halloween ne font qu’un…©DC Comics

AUTEUR : TORNADO

Cet article portera sur toutes les œuvres réalisées par le tandem Jeff Loeb (scénario) et Tim Sale (dessin) autour de l’univers de Batman. Ce duo d’auteurs a aussi bien officié chez DC Comics que chez Marvel, pour un certain nombre de mini-séries particulièrement réussies et iconiques, transcendées par un style inimitable.

Nous nous intéresserons ici à la figure du justicier en costume de chauve-souris. Car, dans l’univers DC, les deux compères ont également livré une magnifique histoire de Superman, chroniquée dans un non moins superbe article…
En particulier, nous essaierons de démontrer que, malgré les critiques qui peuvent parfois leur être adressées, l’association entre Jeff Loeb & Tim Sale, c’est du grand art !

Au sommaire :
Fear – Batman Halloween Special – 1993
Madness – Batman Halloween Special – 1994
Ghosts – Batman Halloween Special – 1995
Batman : Un Long Halloween – 1996
Batman : Dark Victory – 1999
Catwoman : When in Rome – 2001

L’art du rétro intemporel !

L’art du rétro intemporel !©DC Comics

1) Batman Halloween Special

Dans les années 90, l’éditeur DC Comics propose à des auteurs de premier ordre de revenir sur la passé de Batman, lorsqu’il était encore solitaire et mystérieux. Ainsi naît la superbe série Legends Of The Dark Knight. Le scénariste Jeff Loeb, emporté par son ambition alors qu’on lui demande de développer une histoire sur trois épisodes censée se dérouler lors de la nuit d’Halloween, propose de dépasser la ligne éditoriale en inaugurant un Annual Legends Of The Dark Knight Halloween Special de 80 pages !
Avec l’aide de son comparse le dessinateur Tim Sale (depuis leur association sur une mini-série intitulée Challengers of the Unknown réalisée en 1991), Loeb imagine alors le premier segment d’une trilogie sur le thème d’Halloween…

– Le premier récit (Fear – Batman Halloween Special ) est un conte gothique dans lequel « l’Homme chauve-souris » se voit confronté à l’Epouvantail, l’un de ses pires ennemis, en pleine nuit d’Halloween. Et lorsque le vilain lui inocule un gaz pouvant exacerber la peur chez ses victimes, alors commence la véritable nuit de la peur…
– Le suivant (Madness – Batman Halloween Special ) oppose notre héros au Chapelier Fou et s’inspire, en toute logique, du conte Alice aux pays des merveilles de Lewis Carroll. Avec un thème central : La folie…
– Le dernier (Ghosts – Batman Halloween Special ) est une relecture d’un autre conte tout aussi célèbre de Charles Dickens : Un chant de Noël. Batman affronte le Pingouin avant de passer une nuit dans son manoir, hanté par trois fantômes qui lui montrent son passé, son présent et son avenir…

Batman, entre le gothique et le cartoon…

Batman, entre le gothique et le cartoon…©DC Comics

Ces trois épisodes imposent d’entrée de jeu le tandem Loeb/Sale comme une bénédiction pour le traitement du personnage.
Dans le fond, le scénariste livre un récit d’une profondeur psychologique en totale osmose avec l’univers gothique de Batman, où sont passés au crible toutes les déclinaisons symboliques liées à la figure du Dark Knight, de son rapport ambivalent à la justice jusqu’à ses problèmes d’intégrité sociale et sa dualité entre la raison et la folie, incarnée par son alias ténébreux et son passé traumatique. Explorant son passé, son enfance et ses rapports avec ses parents, il procure un peu d’épaisseur à un personnage trop souvent monolithique.
Et c’est tout le talent de Jeff Loeb de décliner l’ensemble de ces thématiques adultes sous les atours d’une poignée d’histoires de super-héros divertissantes et iconiques.

Dans le premier récit, il parvient ainsi à transcender le pitch de départ (Batman parviendra-t-il à surmonter sa peur face à un ennemi qui l’inocule chez ses victimes grâce à une toxine de son invention en pleine « nuit de la peur » ?) en saupoudrant son récit d’une multitude d’éclairages divers sur la mythologie interne de son personnage.

L’art de Tim Sale en devenir…

L’art de Tim Sale en devenir…©DC Comics

Dans la forme, le scénariste et son dessinateur construisent un enchainement de séquences d’une richesse formelle extrême, dans lequel la narration, plutôt que d’assembler les événements de manière linéaire, se développe en alternant les étapes, mêlant le passé et le présent, permettant tout autant de réserver au lecteur le dénouement de l’histoire sur la base de multiples rebondissements, que d’en développer toutes les subtilités présentes dans le sous-texte. Le tout ponctué d’un découpage conceptuel étonnant, parsemé de soliloques immersifs et de dialogues au cordeau. Du très grand art de narrateur.

Au départ, le dessin de Tim Sale ne possède pas encore la beauté épurée de ses futurs travaux. Son encrage n’est pas aussi puissant et expressif et ses planches ne dévoilent pas encore la pureté et l’élégance flamboyante que l’on découvrira bientôt. Puis, peu à peu, il se pare de son style définitif, quelque part entre le réalisme rétro et le cartoon gothique. A la fin de Ghosts, il est à son apogée…

Ces trois histoires ont été publiées respectivement en 1993, 1994 et 1995. Ce sont les premiers travaux du tandem Loeb/Sale sur l’univers de Batman. Ils font ainsi office de prémices aux sagas Batman : Un Long Halloween et Batman : Dark Victory.

Year One : La suite !

Year One : La suite !©DC Comics

2) Un Long Halloween

Nous sommes au lendemain de Batman : Year One, dans les jeunes années de Bruce Wayne. Un tueur en série surnommé « Holiday » sème la panique dans les rues de Gotham City en commettant un meurtre chaque mois, le soir d’une fête nationale américaine…

Sur le principe du « serial », avec un épisode par mois publié sur une année, cette maxi-série déroule une intrigue à suspense dans la grande tradition du roman noir…
Il s’agit à la fois d’un Batman majeur, totalement intégré dans la continuité, qui peut être appréhendé comme une suite directe au mythique Year One de Frank Miller, et à la fois d’un récit autonome, pouvant être lu pour lui-même. Avant tout, évidemment, il s’agit d’une relecture des premières années de notre héros…

Le tandem Jeff Loeb/Tim Sale nous offre peut-être ici son chef-d’œuvre. Sachant que les autres albums de leur cru sont également brillants, inutile de dire que l’on tient là une des meilleures histoires jamais contées sur le Caped Crusader !

12 mois. 12 épisodes. 12 meurtres !

12 mois. 12 épisodes. 12 meurtres !©DC Comics

Tout au long des douze épisodes qui constituent cette histoire, les deux auteurs développent la mythologie de « l’Homme chauve-souris » à tous les niveaux. Ils mettent en scène la lutte de Batman contre la pègre, en particulier la famille Falcone, faisant ainsi écho à Year One ; intègrent les super-vilains emblématiques de la série (Le Joker, l’Epouvantail, l’Homme-mystère, etc…) et reviennent en détails sur la chute d’Harvey Dent (l’un des moments forts du récit).
Dans la forme, ils réalisent un travail magnifique en enrobant l’ensemble d’une atmosphère aux confins des films noirs, des cartoons, des films d’Alfred Hitchcock et des films d’épouvante (on a l’esprit d’Halloween ou on ne l’a pas !), qui cite plusieurs décennies de modèles scénaristiques et esthétiques. Cette base référentielle finit par nourrir le scénario, qui puise sa densité au cœur de ces influences (mais nous en reparlerons plus tard). Et, quoiqu’il en soit, l’ensemble s’impose comme une brillante relecture des premières aventures du justicier, remettant ces premières années au goût du jour, tout en restituant l’époque consacrée, ses fondements, sa dimension enfantine et son atmosphère (ça s’appelle le postmodernisme).

Le dessin quant-à lui, dans sa forme la plus aboutie à ce stade de la carrière du dessinateur, est absolument unique. Tim Sale nous éblouit de son trait gracieux et magique, expressionniste, à la fois caricatural et puissant, qui sonne toujours juste. Son style a quelque chose de si intemporel, de si romantique, qu’il s’est fait par ailleurs le spécialiste des relectures et des histoires se déroulant dans le passé.
Pour ceux qui aiment la série animée des années 90, produite par Bruce Timm, l’ambiance gothique et rétro de ce Long Halloween est un enchantement, avec un soupçon de violence et de méchanceté en plus…

Petite promenade dans les égouts de Gotham City…

Petite promenade dans les égouts de Gotham City…©DC Comics

3) Dark Victory

En ce qui concerne l’histoire, Amère Victoire (titre VF) reprend là où Un long Halloween s’était arrêté. Il propose exactement le même concept, à savoir la publication de douze épisodes sur un an (un par mois). Bien que l’intrigue soit très proche de la maxi-série précédente, Dark Victory se lit avec un plaisir total et on peut difficilement le refermer avant de l’avoir terminé.
En fait, même si l’histoire copie dans son schéma sa grande sœur (un meurtre est commis chaque mois, un jour férié, par un tueur en série laissant les traces de son passage sous la forme d’une énigme, le tout ponctué de la lutte entre Batman et toute la panoplie de ses ennemis, les super-vilains…), elle enrichit le mythe constamment.

Dark Victory revient également sur la rencontre entre Batman et Robin. Mais alors qu’on pouvait redouter ce passage imposé, proprement enfantin dans sa conception, les auteurs nous offrent une rencontre bouleversante, merveilleusement écrite et mise en scène. Ou toute la magie de l’écriture de Jeff Loeb, auteur souvent décrié par le cœur du lectorat de comics mainstream le plus dur, habitué aux séries maintenant la continuité avant tout, au dépend de la qualité proprement dite des scénarios (oui, je suis un peu taquin)…

Un postulat enfantin superbement contrebalancé par l’écriture du scénario !

Un postulat enfantin superbement contrebalancé par l’écriture du scénario !©DC Comics

On a reproché moult choses à ces œuvres (« comics de base », « histoires creuses »). Et puisque les détracteurs de Jeff Loeb ont la dent dure (le bonhomme est passé chez Marvel en malmenant la sacro-sainte continuité !), ils ont moqué l’inventaire de ces maxi-séries, le scénariste tenant à tout prix à sortir le vilain du mois, orientant son récit sur des apparitions soi-disant factices. Pour autant, plutôt que de chercher la petite bête, on aurait pu deviner qu’il s’agissait avant tout d’un hommage aux épisodes originels, qui multipliaient également les supervilains, afin de rameuter le lectorat sur de l’événementiel facile (« Ouah ! super ! y a un nouveau méchant ! « ).
Les lecteurs réfractaires à ce processus ne sont-ils pas ainsi passés à côté d’une forme de second degré conceptuel, où le fond et la forme communiaient afin de citer toute une époque rétro en la redéfinissant sous le vernis d’un comic book contemporain (ça s’appelle le postmodernisme) ?

Il convient ainsi de rappeler que les œuvres de Jeff Loeb & Tim sale ne sont pas des récits à prendre au premier degré, mais des hommages conceptuels gorgés de références (nous en reparlerons plus tard…), mariant à l’envie la composante enfantine du matériau, avec une mise en forme destinant ces récits avant tout aux adultes (certaines scènes sont tout de même bien violentes), avec un savant bagage artistique qui demande à être décrypté.
Ce faisant, les auteurs manient leur art avec une rare habileté et trouvent un terrain idéal entre le sujet (des histoires à priori pour les enfants) et le style narratif (d’une tonalité adulte), pour un résultat artistique à l’extrême, très geek mais exigeant, parvenant encore une fois à remettre au goût du jour des histoires d’une autre époque. En bref, de la culture geek pour lecteur exigeant !

Allez coucher les enfants !

Allez coucher les enfants !©DC Comics

Au terme des douze épisodes de Dark Victory, le lecteur a vécu les premières années de son héros dans une version ultime et classieuse, magnifiquement équilibrée entre ses éléments enfantins inhérents et son passage à l’ère moderne, sachant préserver les fondamentaux de la mythologie batmanienne tout en dépoussiérant ses origines avec de belles histoires, gorgées d’émotion et de style.
Cependant, une question demeure : Où donc est passée Catwoman, qui a soudain disparu sans que l’on sache pourquoi ?…

Miaou !

Miaou !©DC Comics

4) Catwoman : When In Rome

Catwoman se rend à Rome à la recherche de ses origines. Afin de retrouver la généalogie de sa famille, elle s’adjoint les services du Sphinx (Edward Nigma, l’Homme-mystère), expert en énigmes…
Cette mini-série a été réalisée en 2001 et elle fait office de spin-off à la saga Dark Victory, puisqu’elle développe le parcours de l’anti-héroïne en répondant à la question que se posaient alors les lecteurs : « Pourquoi Catwoman est-elle partie pour Rome ? ».
Jeff Loeb & Tim Sale réalisent donc un récit adjacent qui vient mettre en lumière les arcanes de leur série principale, tout en développant leur mythologie de l’intérieur, car Catwoman When In Rome s’imbrique parfaitement dans la trame principale du récit depuis Batman : Un Long Halloween, en tissant des liens étroits entre la mafia italienne et celle de la famille Falcone, qui sévit entre les murs de Gotham City…

Il en a de la chance, le Sphinx !

Il en a de la chance, le Sphinx !©DC Comics

En particulier, cette mini-série est l’occasion pour les auteurs de s’amuser à créer une œuvre rétro en rendant hommage aux films d’espionnage et d’aventure de l’âge d’or Hollywoodien. Impossible de ne pas penser, en voyant Catwoman arpenter les toits de cette ville méditerranéenne, au personnage de Grace Kelly dans La Main au collet d’Alfred Hitchcock !
Le récit se pare ainsi d’une atmosphère de films noirs dans la grande tradition du cinéma américain des années 40 et 50, enrobée d’une patine expressionniste qui rappelle les grandes heures du cinéma baroque de l’époque consacrée.
A maintes reprises, Tim Sale nous gratifie de splendides tableaux dévoilant la « ville éternelle » sous ses atours mystérieux et grandioses. Duel de « chattes » dans le Colisée, cambriolage au sein de la Basilique St pierre (avec un joyau dissimulé sous le socle de la Piéta de Michel-Ange !), cette escapade à Rome tient ses promesses et nous fait voyager dans la cité mythique !
Et cerise sur le gâteau, Tim Sale dessine une Selina Kyle sexy en diable, dans le plus pur esprit des pinups de l’époque. Miaou !
Mention spéciale au travail de Dave Stewart sur la mise en couleur, qui ajoute aux aplats de noir de Tim Sale de superbes aquarelles fauves (et oui parce que Tim Sale est… daltonien !). Encore un grand moment de bande-dessinée.

Catwoman se prend pour Grace Kelly dans La Main Au Collet !

Catwoman se prend pour Grace Kelly dans La Main Au Collet !©DC Comics

5) D’ART D’ART !

Ce tour d’horizon étant terminé, nous allons à présent revenir sur le volet artistique et sur toutes les références citées ça et là par le duo, afin de démontrer que les œuvres de Jeff Loeb & Tim Sale, c’est du grand art !

Comme évoqué plus haut, le projet de nos auteurs consiste à trouver, dès le départ, un équilibre entre le passé et le présent, entre le classique et le contemporain. En cela, ils réalisent un véritable travail de relecture postmoderne, qui consiste à préserver tous les codes propres à l’intégrité de chaque univers défini, en les mêlant aux canons actuels de mise en forme. Ainsi, leurs histoires ont un look à la fois rétro et moderne, puisque sensées se dérouler dans le passé de Batman. L’ambiance proposée est un florilège de l’ambiance de l’époque telle qu’on pouvait la voir au cinéma (imagerie largement plus universelle que celle des seuls comics), à travers les films noirs, les films fantastiques, les cartoons et surtout les serials (séries B très connotées, projetées dans les salles de cinéma en première partie d’un film). En revanche, la mise en forme est strictement moderne : Dialogues épurés, voix off, narration axée davantage sur le vocabulaire graphique que sur les phylactères, etc.

Tout l’âge d’or du film noir hollywoodien, en une image !

Tout l’âge d’or du film noir hollywoodien, en une image !©DC Comics

Aux films noirs, Jeff Loeb & Tim Sale empruntent toute une iconographie et trainent dans son sillon les thèmes qui vont avec. C’est donc toute une faune urbaine qui est convoquée, un décorum stylisé et une toile de fond composée d’une vision amère de la société occidentale, où les valeurs viriles sont ramenées au rang de la violence, stigmatisée comme un outil de divertissement, où l’image de la femme se confond avec celle d’un objet de désir sexuel, quand bien même il serait fatal ! Et où toutes les transgressions sont possibles.
En même temps que ces thèmes récurrents, c’est également une esthétique particulière qui est véhiculée, avec ses éclairages contrastés (on pense immédiatement aux rayons de lumière à travers les rideaux à lamelles du pauvre détective privé alcoolo !), ses larges pans de l’image plongés dans l’obscurité, ses scènes nocturnes, son décor urbain et ses trottoirs humides. Assurément, cette esthétique marquée avait été influencée par l’expressionnisme allemand, qu’avaient amené avec eux les artistes européens fuyant la montée du nazisme (on pense notamment à Murnau et Fritz Lang)…
Il est important de noter que la naissance du film noir au cinéma (Le Faucon Maltais de John Huston, considéré comme acte fondateur, est réalisé en 1941) correspond avec toute la première partie de la carrière éditoriale de Batman (l’âge d’or des comics), et que son déclin correspond également à la fin de la dite période (et la naissance de l’âge d’argent à partir du milieu des années 50).

Aux films fantastiques des années 30 et 40 (vous aurez donc noté que les auteurs se réfèrent constamment à la même période de l’âge d’or des comics), on va également emprunter la même esthétique héritée de l’expressionnisme allemand. Mais on va aussi puiser dans le répertoire horrifique des monstres de la Universal (Dracula, Frankenstein et autres Loup-Garou), où le décor morbide permet néanmoins de développer une superbe atmosphère gothique, et où les personnages offrent un modèle tout prêt pour créer des supervilains au kilomètre. C’est de la confluence de toutes ces inspirations que naitra la lugubre mais majestueuse cité de Gotham City, avec toute sa galerie de méchants costumés !
Là encore, avec ce terrain stylistique, c’est toute une batterie de thèmes sous-jacents qui est convoquée. Dans les films de la Universal, les splendides décors gothiques avec châteaux lugubres, brumes et toiles d’araignées, ainsi que la présence d’un panel d’acteurs taillés pour les rôles ténébreux (Boris Karloff et Bela Lugosi pour ne citer que les plus connus) n’étaient que le support d’une série de grands thèmes romanesques, presque tous issus de la littérature. C’est ainsi qu’à la beauté des images et à la qualité de la mise en scène, venait toujours s’intégrer une toile de fond scénaristique passionnante, à l’épaisseur incontestable. Frankenstein, en premier lieu, regorgeait par exemple de thématiques parallèles, comme celles du droit à la différence, de la peur de l’inconnu, de la vanité humaine, de l’intolérance que génère la différence et de la dictature de la normalité. Soit une sacrée densité !
Dr Jeckyl & Mr Hyde et L’Homme invisible nous mettaient en garde contre les dangers d’une science employée sans conscience, faisant ainsi honneur aux romans originels de Robert Louis Stevenson et H.G. Wells. Mais le thème récurent, qui s’imposera sur toutes ces œuvres horrifiques, comme un liant immuable (et notamment dans Dracula ou L’Etrange Créature du Lac Noir), demeure par dessus tout celui de la Belle et la bête. En bref, une impressionnante collection de thèmes fédérateurs !

Le mélange qui tue : Horreur et cartoon !

Le mélange qui tue : Horreur et cartoon !©DC Comics

Bande dessinée oblige, les premiers épisodes de Superman par Jerry Siegel & Joe Shuster et de Batman Par Bob Kane & Bill Finger étaient destinés avant tout aux enfants. Et c’est tout naturellement que l’on y trouvait des corrélations avec les cartoons, diffusés au cinéma en première partie de soirée.
Un format ramassé, un récit court et dense, des atours enfantins et caricaturaux (mais une caricature propre à initier une critique universelle, comme chez Tex Avery par exemple), des récits naïfs mais énergique. L’un inspirant l’autre…

A la même époque, les spectateurs se déplaçant massivement au cinéma pouvaient également profiter des « serials », des petits feuilletons diffusés eux aussi en première partie de soirée, à suivre la semaine suivante. Préfigurant les séries télévisées, ces histoires d’une quinzaine d’épisodes devaient se terminer par un cliffhanger afin d’inciter le spectateur à revenir la semaine suivante ! Les relations entre les serials et les comics étaient tellement évidentes, que la plupart des premiers comics à succès étaient adaptés en serials quasiment dans la foulée. Ainsi, après Flash Gordon et Superman, Batman connut, dès 1943 son premier serial !

A l’arrivée, c’est l’ensemble de ces terrains esthétiques, stylistiques et thématiques qui va être assimilé par notre duo d’auteurs, au point de pousser au paroxysme ce qui, déjà à l’origine, était présent plus ou moins consciemment dans les comics des années 30 et 40. Avec davantage de recul, de maturité, de savoir-faire, davantage de moyens également, Jeff Loeb & Tim Sale vont tisser une véritable toile de fond gorgée de références à tout un pan de l’époque éditoriale visée, composant ainsi un véritable manifeste des terreurs enfantines, aux couleurs d’une nuit d’Halloween, lorsque le monde des enfants rencontre celui des monstres, du thriller et du folklore.
Pas bête : L’univers de Batman correspond effectivement avec ces terreurs enfantines. Et il parle, de manière universelle (c’est toute la théorie de la Psychologie des Contes de Fées), à la part d’enfance qui se dissimule encore en chacun de nous…

La qualité d’un bon héros se mesure à celle de ses ennemis. Sacré bestiaire horrifique !

La qualité d’un bon héros se mesure à celle de ses ennemis. Sacré bestiaire horrifique !©DC Comics

Je suis sincèrement convaincu que, tout comme avec certains grands auteurs comme Frank Miller (je pense notamment à Dark Knight Returns ou Sin City), c’est avec des créateurs comme Jeff Loeb & Tim Sale que l’on profite des meilleures toiles de fond. Elles sont sous-jacentes, elles sont silencieuses dans leur développement, mais elles sont bien là. Et ce bien davantage que dans les comics old-school de Marvel (années 60 & 70), où se cachaient des thèmes dans le sous-texte, certes, mais développés de manière infantile par une poignée de scénaristes ne sachant pas penser en termes graphiques.

Je reste persuadé que les véritables œuvres d’auteurs se jouent du côté des artistes avec qui la toile de fond se dilue dans l’acte pictural. Dans leurs œuvres, tout se joue dans les relations entre le fond et la forme. Ils ne développent pas leurs thèmes en les assénant à coup de massue par le texte, mais en les digérant en amont. Ils citent des références originelles et universelles en les assimilant plastiquement et, ainsi, développent du fond par héritage artistique.
On se retrouve alors aux confluents de la littérature et des arts plastiques, c’est-à-dire tout ce qui peut sortir de meilleur d’un médium comme celui de la bande-dessinée.

La bande-dessinée demeurant un médium visuel, il parait évident que l’on puisse y privilégier l’expression plastique. Dans l’histoire de l’art, les artistes les plus importants n’ont jamais développé leurs thèmes par le texte, mais au contraire par leur plasticité (Pablo Picasso n’a jamais assorti son Guernica d’une dissertation ! Et que dire des artistes du moyen-âge et de la Renaissance, qui véhiculaient les écrits religieux aux gens qui ne savaient pas lire par l’art de la fresque !). Et, pour ce faire, ils ont toujours utilisé l’héritage de leurs prédécesseurs en le renouvelant (la fameuse formule « rupture et continuité » propre à l’histoire des arts).
Ainsi, on peut percevoir que des auteurs comme Jeff Loeb & Tim Sale mêlent leurs récits à leurs références par les images, et véhiculent de surcroit la toile de fond qui est intrinsèquement liée avec ces références. Une atmosphère particulière, un style graphique prononcé, un genre particulier de récit, et la toile de fond est automatiquement abordée. Pas besoin de taper sur la tête du lecteur en répétant lourdement les thèmes sous-jacents…

Ah… Les femmes par Tim Sale…de vraies pin-ups !

Ah… Les femmes par Tim Sale…de vraies pin-ups !©DC Comics

Evidemment, ce point de vue sous entend que le lecteur doit d’abord posséder un bagage et une solide culture artistique afin de relever les éléments de la toile de fond. Mais en tout cas, je suis convaincu que c’est ici que se définit ce qu’est réellement l’art séquentiel. Raison pour laquelle je continue de défendre becs et ongles ce type de comics super-héroïques en pensant que ce sont des créations majeures au sein de leur médium, là où j’estime que les séries mainstream régulières sont majoritairement des créations plus légères.

Au final, voilà pourquoi l’on peut estimer que les œuvres estampillées Loeb/Sale sont de véritables œuvres d’art, et non des comics de base !
Alors certes, ces histoires laissent la part belle à l’émotion, où la nostalgie se mêle aux canons actuels pour accoucher d’œuvres intemporelles (ça s’appelle le postmodernisme…). Les auteurs régurgitent ainsi plusieurs décennies de références scénaristiques et esthétiques, nourrissant des scénarios qui puisent leur densité au cœur de ces influences. L’expérience qu’ils font vivre au lecteur, à travers une sorte de nostalgie universelle, est ainsi purement émotionnelle, tout en véhiculant les thèmes qui anoblissent le genre développé. Et c’est bien cette alchimie entre le fond et la forme qui donne à ces œuvres toute leur richesse, toute leur saveur, et toute leur dimension entant que produit de la culture populaire…

L’esprit d’halloween, jusqu’au bout des ongles !

L’esprit d’halloween, jusqu’au bout des ongles !©DC Comics

40 comments

  • Jyrille  

    Infos achats : j’ai pris la réédition de CATWOMAN WHEN IN ROME par Loeb et Sale ainsi que… THE DARK KNIGHT STRIKES AGAIN de Miller ! Ouais j’ai craqué, je vais lire cette suite, un jour…

    • Fletcher Arrowsmith  

      Il me semble que Tim Sale m’a dédicacé CATWOMAN WHEN IN ROME. Longtemps que je ne l’ai pas lu, sympa mais cela ne pas très loin il me semble. Du beau Tim Sale.

      Par contre le DKSA (en VF éditions USA) sont sur ma PAL. J’ai relu DKR (édition noir et blanc d’Urban, décevante) il y a 15j. J’enchaine (entre temps un nouveau tête à tête avec Martha Washington).

      DKSA : l’opus qui pousse Miller très très loin. Déception à l’époque, j’ai depuis complètement révisé mon jugement. J’adore tous les partis pris, notamment graphique.

  • Jyrille  

    Ce seront des découvertes pour moi. Toujours pas lu MARTHA WASHINGTON mais je viens d’acheter l’édition intégrale. Et mon DKR date de l’époque de sa parution en 4 tomes grand format à la franco-belge des éditions Zenda.

  • Jyrille  

    « Encore un grand moment de bande-dessinée. » Voilà, pas mieux.

  • Fletcher Arrowsmith  

    Et donc un nouvel special Batman Halloween paru en octobre 2021 par le duo Loeb/Sale, un des derniers travaux (le dernier ?) de Tim Sale.

    • Jyrille  

      Tu as une idée de la date de publication VF ?

      • Fletcher Arrowsmith  

        compliqué pour la VF, c’est un one shot d’une quarantaine de page. Peut être qu’Urban publiera une anthologie Halloween Loeb/Sale ou bien à surveiller dans le mag Batman (il existe toujours ?)

  • Alchimie des mots  

    Très bel article, Long Halloween est comics préféré !
    Je suis encore impressionné par la mise en scène et les dessins de cette superbe œuvre.
    Si bien que je suis devenu amoureux de ce duo et de tout ce qu’ils ont pu produire.
    Je peux comprendre les initiés de l’époque, ayant connu les épisodes de Batman et qui reproche à Loeb de reprendre des éléments déjà racontés auparavant.
    J’étais été surpris de voir cela avec Spider-man Bleu, j’aime beaucoup comment la notion du post-modernisme est expliquée.
    Et comme, cela a été expliqué cette relecture reprend bien les bases et ne les trahit pas.
    J’ai aimé tous les récits d’halloween et les messages de fond qui en découlent.
    Long Halloween est un opéra, je ne n’avais pas vu les références à Hitchcock.
    Victoire Amère est une suite parfaite sublimé par la présence de Robin.
    Catwoman à Rome est mon plaisir coupable : « J’aime quand Blondie regarde dans mon maillot que je ne porte pas ! »
    Ça fait plaisir de re-découvrir une œuvre que l’on aime.
    Merci

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