Le mythe de l’esprit d’équipe

La Ligue des Gentlemen Extraordinaires par Alan Moore et Kevin O Neill

La ligue (1)

A la chasse au dragon ©ABC Comics

Première publication le 24/03/14- Mise à jour le 25/08/16

ParPRÉSENCE

VO: ABC

VF : Editions USA / Panini

Cet article portera sur les deux premier tomes de la Ligue des gentlemen extraordinaires publiées en France initialement en trois volumes chez Comics USA avant d’être réédités en intégrale Panini.

En 1999, Alan Moore revient  à l’écriture de comics et  créée une ligne éditoriale baptisée America’s Best Comics (ABC) au sein de l’éditeur Image. Ce tome constitue le premier de la série et donc le point d’entrée de League of Extraordinary Gentlemen (LoEG).

Campion Bond (un agent du MI5, le grand père de James Bond) engage Mina Murray (personnage du  Dracula de Bram Stocker) au service secret de sa majesté. Sa première mission est de recruter plusieurs individus sortant de l’ordinaire pour former une équipe d’agents très spéciaux : Allan Quatermain (Allan Quatermain d’Henry Rider Haggard), Hawley Griffin (L’Homme invisible de Wells), le docteur Henry Jekyll (L’Étrange cas du docteur Jekyll et Mr. Hyde de Robert Louis Stevenson) et le capitaine Nemo (Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne). La deuxième mission de Mina Murray est d’enquêter sur un étrange asiatique régnant sur les bas fonds londoniens et de récupérer le minerai de cavorite que ses séides ont volé.

À la première lecture de ce tome, le lecteur se laisse griser par le fait de retrouver ces personnages de la littérature du dix-neuvième siècle qui sont tous restés dans l’inconscient collectif comme des archétypes de la fiction de genre (rayon grandes aventures) pour adolescent en proie aux poussées hormonales (celles qui développent les muscles, avant de celles qui ramènent vers la gent féminine).

Les personnages

Les personnages©ABC Comics

Alan Moore respecte à la lettre les codes de ce genre en intégrant des hauts faits d’armes à la force du poignet, des méchants vraiment méchants auxquels s’opposent les héros dans la lutte éternelle du bien contre le mal. À la deuxième lecture, la lutte des bons contre les méchants apparaît limitée et simpliste, mais elle fait également ressortir les courants sous-jacents de cette littérature telle que la peur du péril jaune (aux forts relents de racisme dirigé contre les asiatiques), l’absence d’éléments féminins, la répression sexuelle, etc. Et l’utilisation systématique de personnages tirés de romans d’action peut devenir crispante pour le lecteur qui n’arrive pas à les situer (plusieurs sites sont consacrés à référencer tous les personnages, même ceux n’apparaissant que dans 1 case, et leur livre d’origine).

À la troisième lecture (et après celle des tomes suivants), le lecteur reste encore une fois confondu devant la rigueur du scénario car Alan Moore insère dès ce premier tome des éléments qui seront repris dans les suivants, que ce soit la particularité de la vision de Hyde ou la référence au meurtrier de Whitechapel.

J'ai vu l'homme invisible !

J’ai vu l’homme invisible !©ABC Comics

Et le thème de fond du récit finit par apparaître comme étant l’émancipation de Mina Murray, donc l’intégration d’un élément féminin dans un univers par définition masculin. Alan Moore insère des commentaires sous-jacents sur les oeuvres de genre. Il attire l’attention du lecteur sur le sens plus ou moins caché de ces codes.

Pour ce projet sortant de l’ordinaire, Alan Moore a requis les services d’un dessinateur extraordinaire : Kevin O’Neill (Nemesis the Warlock et Marshal Law, les 2 avec Pat Mills). Moore et O’Neill avaient déjà travaillé ensemble, en particulier sur des épisodes de Green Lantern dont un avait été refusé par le Comics Code Authority qui avait jugé que le style de O’Neill était inapproprié pour des revues destinées à la jeunesse. De fait, il faut un temps d’ajustement pour apprécier son graphisme qui privilégie les angles au détriment des courbes. En outre, O’Neill choisit pour ce tome de déroger parfois aux règles anatomiques (en particulier pour les silhouettes féminines, la taille de guêpe de Mina par exemple). Cette particularité combinée avec les angles fait apparaître les individus comme légèrement déformés, avec une ossature saillante qui ne flatte pas l’oeil.

Le Nautilus

Le Nautilus©ABC Comics

De la même manière, il embrasse pleinement ce passé uchronique pour dessiner des décors fantasmés empreints des codes du steampunk. O’Neill réussit à donner forme à l’imaginaire surdéveloppé d’Alan Moore, ce qui n’est pas une mince affaire. Alan Moore et Kevin O’Neill délivrent à la fois un récit d’aventures ancré dans la tradition de la littérature pour jeunes mâles adolescents et à la fois subverti par la prédominance de l’élément féminin et par les perversions affleurantes des différents personnages. Chaque membre de la LoEG a quelque chose à cacher, chacun a ses propres objectifs et ses propres plaisirs coupables et cette ligue n’a d’équipe que le nom, sans l’esprit.

Ce tome se clôt par un récit en prose (rédigé sous forme de pastiche des récits d’époque) mettant en scène Allan Quatermain et John Carter (le guerrier de Mars) dans une aventure qui fait le lien entre les dernières aventures de Quatermain sous la plume de Ridder Haggard et la fumerie dans laquelle Mina Murray le retrouve. La lecture de ces pages nécessite un bon niveau de vocabulaire anglais.

Cette histoire réveille le jeune adolescent qui dort en nous en lui donnant à découvrir des aventures dans lesquelles les réalités de la vie d’adulte ont été intégrées, rendant ces aventures encore plus palpitantes. Et la lecture s’en trouve encore plus agréable grâce à de nombreuses touches d’humour, en particulier dans les piques que se lancent les personnages.

League of extraordinary gentlemen – Volume 2 par Moore et O’Neill

Tout commence sur Mars en 1898. Le lieutenant Gullivar Jones (Lieut. Gulliver Jones d’Edwin Lester Arnold) unit ses forces avec John Carter (John Carter  d’Edgar Rice Burroughs) pour se débarrasser d’une race peu accommodante. Pas de chance ses représentants ont déjà décidé d’abandonner la planète rouge pour aller conquérir notre bonne vieille terre. Sur terre, le premier martien atterrit dans la campagne anglaise, créant un gigantesque cratère. Le MI5 se rend rapidement sur place en la personne de Campion Bond qui requière immédiatement l’intervention de la LoeG, à savoir Mina Murray, Allan Quatermain, le capitaine Nemo, Mister Hyde et Hawley Griffin.

Les intentions des envahisseurs deviennent rapidement évidentes et la résistance s’organise : Nemo, Hyde et Griffin défendent Londres pendant que Murray et Quatermain partent dans la campagne anglaise chercher une arme efficace contre ces extraterrestres.

Oui, il va falloir équipe avec Mr Hyde

Oui, il va falloir équipe avec Mr Hyde©ABC Comics

Dès le début de ce deuxième tome, l’effet de surprise est passé : le lecteur sait qu’il va retrouver les 5 personnages de fiction cités plus haut. Il s’attend également à croiser d’autres héros romanesques de cette époque. Et force est de constater que ces variations sur des personnages connus ont déjà acquis leur vie propre. Les romans d’origine des personnages sont déjà oubliés et ces héros sont déjà devenus les créatures d’Alan Moore. Ce dernier continue sur la logique du premier tome et creuse la personnalité de chacun.

Il dépasse les clichés attachés à ces créatures pour explorer l’identité de Mina Murray (même si le nom de son précédent amant n’est jamais écrit). De la même manière les motivations des 4 héros males sont approfondies, ce qui fait ressortir avec encore plus d’acuité qu’il s’agit de 4 individus avec chacun leur histoire, chacun leur point de vue sur la vie et leurs semblables et chacun leurs objectifs.

Barsoom (Mars) et son comité d'accueil

Barsoom (Mars) et son comité d’accueil

Alan Moore continue de subvertir le récit de genre (roman d’aventure du début du dix-neuvième siècle) pour s’aventurer dans le domaine de la littérature. Ainsi, Mina Murray dépasse le stade d’archétype pour développer une personnalité à part entière avec ses cotés positifs et ses cotés plus obscurs. De la même manière les névroses des personnages mâles apparaissent au grand jour, voire les déviances psychotiques de certains. Griffin et Nemo disposent de moins d’espace dans les pages de ce tome, mais les 3 autres en profitent pour pleinement s’épanouir.

Coté visuel, Kevin O’Neill a également franchi un pallier. Il devient le complice consentant d’Alan Moore. En fait il n’a pas trop le choix : dans la première page le script détaillé de Moore impose au dessinateur de reprendre la mise en page de la première page de chaque épisode de Watchmen (page divisée en 9 cases commençant par un gros plan sur un détail, suivi d’un travelling arrière développé sur les 8 cases suivantes).

La guerre des mondes

La guerre des mondes©ABC Comics

La suite est magnifique. O’Neill utilise des cases de la largeur de la page pour toutes les scènes d’action à la campagne, évoquant les mises en scène de Sergio Leone. La morphologie des martiens met en valeur leur caractère extraterrestre et répugnant de manière très convaincante (beurk !). Les corps humains sont toujours délimités par des traits anguleux qui obligent le lecteur à regarder les individus avec un regard concentré, inconciliable avec une indifférence pressée.

Cette esthétique peut nécessiter un temps d’adaptation dans la mesure où elle ne flatte pas l’oeil. Mais une fois qu’on y est habitué, on ne peut plus s’en passer. Les monstres sur Mars sont inoubliables. Les scènes de rapports sexuels (consenti et non-consenti) ont un impact d’autant plus grand que les dessins ne permettent pas de se rincer l’oeil.

La bestialité de Hyde agresse la rétine du lecteur. La détermination de la petite bonne femme qu’est Mina Murray emporte le lecteur dans une empathie pleine de respect. À la fin du tome se trouve 46 pages de texte (en petits caractères, avec de rares illustrations) intitulé The New Traveller’s Almanac. Je dois vous faire un aveu : je n’ai pas pu en terminer la lecture. Alan Moore a constitué un texte sous la forme de récits parcellaires rapportant les pérégrinations de Mina Murray et d’un ou deux autres autour du globe. À chaque halte correspond la des rencontres étranges ou merveilleuses ou des sites dotés de propriétés surnaturelles. Le lecteur le plus persévérant apprendra d’où sort Allan Quatermain junior et où apparaît Orlando pour la première fois (son visage est intégré dans la couverture du présent tome). Pour ma part, les allusions incessantes à des ouvrages qui me sont totalement inconnus m’ont empêché de trouver quelque plaisir que ce soit à cette lecture fastidieuse ; j’ai abandonné à mi-parcours.

Malgré cette partie indigeste, ce deuxième tome continue d’emmener le lecteur dans des régions inexplorées aux confins de la littérature académique pour un voyage aux milles saveurs. La suite des aventures de LoeG prend la forme d’un patchwork de références très inventif dans Black Dossier.

5 comments

  • Bruce lit  

    A ceux qui pensent que Alan Moore n’a fait « QUE » Watchmen et V for Vendetta, Présence leur présente la première saison de la Ligue des Gentlemen Extraordinaires. Un adjectif effectivement pas usurpé !
    La BO du jour : Quel est le membre préféré de l’équipe de Alan Moore ? Mr Hyde, bien entendu ! https://www.youtube.com/watch?v=Cmnbio8GtsY

  • midnighter  

    et arriver à rendre flippants des  » gentils  » animaux humanisés en faisant le lien avec le docteur moreau, quel talent !

  • Matt  

    Alors j’ai lu les 2 histoires (saga de Moriarty et saga martienne) + la nouvelle de Moore sur Quatermain qui voyage dans les abimes du sommeil et qui rencontre Randolphe Carter (encore bourré de références à Lovecraft et H.G Wells cette histoire)
    Et j’ai tout bien aimé.
    J’aime bien le contraste entre Mina et Hyde. Une personnalité plus douce dans une équipe de gros violents (Quatermain est plutôt cool aussi. Nemo un peu moins. Et Griffin et Hyde, là…)
    Punaise la mort de Griffin c’est hardcore, même si on voit rien^^

    En tous cas ça confirme quand même un truc : Moore, c’est ultra référentiel. Je doute que quelqu’un qui ne connaisse rien à la guerre des mondes, la machine à voyager dans le temps, Jekyll & Hyde, Lovecraft ou autres héros de littérature puisse autant apprécier ce comics.

    J’ai lu ça dans l’intégrale récente de Panini. traduction : Coulomb. AAAAAAH…ah ? Ah ben non. Je n’aurais pas reconnu si je n’avais pas vu que c’était elle. M’enfin c’est une girouette ou quoi ? A croire qu’elle fait vraiment exprès de faire n’importe quoi dans d’autres de ses travaux. Là, pas grand chose à dire. Et si c’est elle qui a traduit la nouvelle de Moore, rien à dire.

    Kikalu la nouvelle d’ailleurs ? Bruce m’a dit que non. Je trouve ça sympa, c’est plus qu’un bonus quand même. Très lovecraftien.

    • Présence  

      Bonsoir Matt, ça fait plaisir de voir que tu peux écrire.

      C’est une question que je me pose à chaque fois : quel est le plaisir de lecture pour quelqu’un qui ne détecte pas les références de cette série ?

      Au fur et à mesure, Alan Moore (et parfois Kevin O’Neill) intègre des références à des héros récurrents britanniques, tirés de comics mais aussi tirés de feuilletons en roman. Sans l’index de Jess Nevins, je n’aurais jamais réussi à comprendre qu’il y avait des références, et encore moins à les retrouver. Du coup, ça répond un peu ma question. Je suis resté devant la case en me disant qu’il y avait plus à comprendre que le simple dessin, mais sans pouvoir savoir quoi. Il y a une forme de frustration… qui m’a incité à aller chercher l’index en question.

      J’ai dû lire la nouvelle à la fin de la première histoire, mais elle ne m’a laissé aucun souvenir. Je n’ai pas réussi à m’intéresser à l’Almanach du nouveau voyageur (à la fin de la deuxième histoire) trop référentiel pour moi (j’ai abandonné au bout que quelques pages) sauf pour retrouver le passage sur la Fontaine de Jouvence.

      • Matt  

        Je n’ai pas lu l’almanach non plus. Plus tard peut être. Mais j’ai trouvé la nouvelle sympa. Mais là encore je pense qu’on l’apprécie plus si on a lu : par delà le mur du sommeil de Lovecraft et la machine à voyager dans le temps de H.G Wells, peut être même des histoires d’horreur ou de possession diverses en plus de la mythologie de Lovecraft lorsqu’une créature prend possession du corps de Quatermain.

        Ah tiens il y a quand même la référence au docteur Moreau que j’ai trouvé un poil décalée et bizarre dans la saga martienne. Avec ces hybrides qui ressemblent à des peluches, et un Moreau qui semble vivre dans une maison de conte de fées dans la forêt. Un peu plus « comique » et déluré que le reste de l’histoire.

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