Open Water (Richard Corben et Bruce Jones)

In Deep de Bruce Jones et Richard Corben

Une bouchée de BRUCE LIT

VO : Dark Horse

VF : Delirium

1ère publication le 14/01/19 – MAJ le 12/12/20

Attention, les spoilers seront aussi aiguisés que la Dent du Requin.

Un zeste de (requin) citron ! © Richard Corben / Dark Horse / Delirium

Un zeste de (requin) citron !
© Richard Corben / Dark Horse / Delirium

Notre article portera sur IN DEEP, une histoire de 10 pages parue dans le CREEPY # 83 des éditions Warren en 1976. Il s’agit de la dernière collaboration entre Bruce Jones au scénario et Richard Corben aux dessins.  Les non anglophones pourront trouver cette pièce en VF dans le volume 2 de EERIE&CREEPY PRÉSENTENT RICHARD CORBEN aux éditions Delirium dans un écrin de toute beauté. Car s’il fallait retenir un récit de ce volume, ce serait celui-ci qui a longtemps fait office de fan-favorite des deux maîtres de l’horreur.

Nous sommes en 1976. Steven Spielberg a réussi l’année d’avant avec son JAWS ce que seulement Hitchcok avait accompli avant lui : terroriser la planète entière et la dissuader d’aller se baigner (tandis que les femmes n’ont jamais repris une douche dans l’insouciance après PSYCHO). JAWS est un blockbuster, il en invente la définition et dévore sa place dans l’inconscient collectif dans des déclinaisons plus ou moins loufoques.

Celle qui nous intéresse, la bande dessinée ne sera pas en reste. En France, on retrouve le requin psychopathe et mangeur d’enfants dans les IDÉES NOIRES  de Franquin.  Son homologue Sergio Aragonès en fera de même dans MAD MAGAZINE dans des sketchs savoureux.  Chez les XMEN on ne comptera plus les fois où le Grand Blanc attaque Cyclope, croque (!) Magneto ou se fait déchiqueter par Wolverine.  Il était donc tout à fait normal que EERIE & CREEPY consacra un numéro entier aux Dents de la Mer.

Ne paniquez pas, c'est juste la fin du monde ! © Richard Corben / Dark Horse / Delirium

Ne paniquez pas, c’est juste la fin du monde !
© Richard Corben / Dark Horse / Delirium

Cette histoire qui fait à peine 10 pages est éblouissante de concision et de tension dramatique. Le prologue nous présente un survivant traumatisé recueilli par une flotte maritime.  Après cette brève présentation, le lecteur est immergé (!) dans un survival en haute mer : un couple assiste  à l’immersion de leur voilier. Les voici sur une bouée de sauvetage entourés de requins avec une seule bouteille de coca pour assurer leur survie.  Leur calvaire  peut commencer.

Il débute avec leur assertivité à ne pas céder à la panique et de se convaincre, sans y croire jamais,  que des secours vont arriver.  Nos amis font ce que l’être humain fait de mieux face à l’angoisse de mort : l’esquiver en abordant des souvenirs agréables portant sur des films qu’ils ont aimé, en faisant des devinettes ou en se rappelant de leur vie sexuelle. Mais cet effort de volonté, cette construction de notre civilisation s’effondre quand vient la nuit. La pyramide des besoins humains de Maslow le rappelle :  rien ne peut se construire si les besoins physiologiques primaires  (dormir, boire, manger) de l’être humain ne sont pas satisfaits.  L’amour, l’humour, l’art, la poésie de voir les étoiles scintiller au dessus de la mer, tout ça ne pèse pas lourd face à une nuit glaciale passée dans l’eau sans nourriture, ni espoir.

Lorsque le jour se lève, le héros voit sa femme mourir sans qu’il ne puisse rien y faire. Signe des temps : la femme est ici le maillon faible qui ne sait pas nager, qui souffre en silence et meurt la première.  Notre héros va désormais lutter contre les mouettes et les requins qui vont progressivement transformer le corps de cet être adoré en morceau de viande obscène.  C’est le dernier bien qu’il reste à protéger à notre héros, le vestige d’une vie dont il ne reste plus rien.  Lorsque les secours arrivent enfin, l’homme a triomphé des prédateurs mais il ne lui reste rien que la catalepsie pour finir sa vie.

L'horreur, l'horreur !  © Richard Corben / Dark Horse / Delirium

L’horreur, l’horreur !
© Richard Corben / Dark Horse / Delirium

C’est une histoire de civilisation comme dans tout bon Survival que Jones excelle à mettre en scène.  L’homme lutte contre les éléments, le premier prédateur de l’histoire de l’humanité (le requin) et les animaux les plus primitifs de la création : les oiseaux. C’est aussi un beau clin d’oeil à JAWS et aux  OISEAUX de Hitchcock. Deux films qui renvoient l’homme moderne à la peur primitive d’être attaqué, déchiqueté, dévoré.

On pourra chipoter sur les blocs de texte de Jones et son épilogue souvent vilipendé par les fans qui trouvent qu’il ne fait que de la redite. Je ne partage pas cette opinion. Car le texte de Jones est une fine analyse de l’espoir du héros qui sombre progressivement dans les abysses. Il s’agit, mine de rien, d’une histoire d’amour poignante  dont le twist régalera les amateurs de gore  et de romantisme sinistre.  Attaquer cette fin me semble même inapproprié tant il est vrai que les EENY & CREEPY avaient pour tradition les chutes toujours un peu lourdingues avec des blagues carambars.

Ce n’est pas le cas ici. Le narrateur refuse d’abandonner le coeur de Peggy qu’il a sauvé des requins. C’est, pour un lecteur sentimental, un geste d’amour ultime d’un homme dont la vie est de toute manière foutue. Car il y a Richard Corben à la mise en scène. Un drame incroyablement orchestré dans le découpage, le dessin et les couleurs. Il est souvent reproché à Corben la physionomie caricaturale de ses personnages. Pas ici. C’est même l’une des rares exceptions où ses héros ne sont pas des monstres hideux, laids d’apparence et d’âme. Corben soigne le physique de ses jeunes premiers, leur langage corporel et les expressions de terreur pour que le lecteur puisse compatir à leur histoire.

Une planche fabuleuse où Oiseaux et Requins dansent un ballet mortel. © Richard Corben / Dark Horse / Delirium

Une planche fabuleuse où Oiseaux et Requins dansent un ballet mortel.
© Richard Corben / Dark Horse / Delirium

Les angles de vue sont justes incroyables. En 10 pages, pas une seule fois la mer n’est représentée de manière identique.  Agitée, calme, noire et claire, solaire et ensanglantée, Corben enchevêtre volontairement le ciel et la terre pour raconter la chute de l’homme. Une chute où Poissons et Oiseaux semblent partager le même espace dans des plongées de caméra angoissantes où le héros est écrasé par les éléments. Et ces contre-plongées terrifiantes issues de JAWS où le corps humains est représenté du point de vue du requin. Corben alterne des flashbacks où Peggie est dessinée dans toute sa sensualité en plan large avant que de la découper en séquence hachée où le lecteur assiste impuissant à son démembrement par les mouettes. Il faudra attendre le BLACK FREIGHTER, 10 ans plus tard en 1986 dans WATCHMEN pour lire pareil cauchemar en pleine mer, c’est dire le niveau !

On dit souvent de Corben qu’il fut le maître des adaptations de Poe et de Lovecraft. C’est vrai mais ici, avec Jones il invente la meilleure suite des DENTS LA MER et quasiment le script de OPEN WATER, THE REEF ou INSTINCT DE SURVIE, ces films qui loin des couillonnades comme SHARKNADO ont évité à la sharksploitation de prendre l’eau.

Déjà vu ?

Déjà vu ?

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En à peine 10 pages Bruce Jones et Richard Corben réalisaient en 1976 avec In Deep la meilleure suite des Dents de la Mer qui ouvrira la voie au film Open Water. Une histoire toujours aussi terrifiante à découvrir chez Bruce Lit (avant de se ruer vers le volume Delirium pour se la procurer).
LA BO du jour
Et quand viendra le jour je deviendrai l’air et je deviendrai la mer
Et après son baiser, je rentrerai chez moi car rien ne pourra m’arrêter.

https://www.youtube.com/watch?v=UB_GbMQftkA

48 comments

  • Tornado  

    Ben, toi qui fais de la BD, tu dois savoir qu’on compose très souvent une planche par rapport à celle qui lui fait face. Si la différence entre les deux est trop importante, c’est vitre très désagréable à l’oeil.

    • Matt  

      Mouaif…j’ai rarement été dérangé par une différence entre 2 planches côte à côte.
      Y’a pas beaucoup d’éditeurs qui s’en soucient je crois.
      Pour les comics, les publications originales étaient pleines de pubs au milieu des planches et les versions réimprimées ne respectent pas forcément non plus la manière dont c’était agencé à l’époque. Je pense qu’ils se soucient surtout de placer les double-pages correctement, en assumant que le reste des planches s’agençaient en fonction de ça.

    • Matt  

      Et quand y’a pas de double page…ben j’imagine que les gens font comme ils veulent.
      ça pourrait être une question intéressante à poser à un éditeur ou à Delirium, mais déjà l’aspect compilation de ces recueils dédiés à Corben ne peuvent pas agencer les pages de la même manière que dans les magazines d’époque puisque ces histoires n’étaient pas publiées à la suite les unes des autres mais disséminées dans divers magazines avec d’autres histoires.

      A moins qu’il y ait parfois une page de transition entre les histoires pour respecter l’agencement des pages, mais si toutes les histoires se suivent (resto/verso sans transition), on peut parier qu’il y a peu de chance que cela corresponde à la manière dont c’était organisé dans les magazines.

  • Jyrille  

    Je l’ai enfin lue. Ton article lui rend formidablement hommage, Bruce. Et la bd est impressionnante. Dans les deux cas, du très très très beau boulot !

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