BATMAN : FIRST KNIGHT par Dan Jurgens et Mike Perkins
Un article de Sébastien ZAAF
VF : Urban Comics
VO : DC Comics

Présentation ©DC Comics
On pourrait se dire encore un Elseworld de plus. Batman évoluant à nouveau dans le contexte des années 30 n’apporte a priori pas grand-chose de nouveau à première vue. Et pourtant, bien que s’inspirant manifestement d’une longue tradition, Dan Jurgens et Mike Perkins livrent un récit qui rend hommage à l’histoire du Bat et met en lumière des éléments qui jusqu’ici n’étaient pas ou peu utilisés par les scénaristes de la chauve-souris. Tout le monde connaît maintenant l’histoire, DETECTIVE COMICS 27, 1939, l’apport de Bill Finger, le succès qui très vite attise la convoitise du cinéma et des serials de l’époque. Entre tradition et narration moderne, voici un récit qui mérite un focus et un décryptage.
Un hommage au cinéma
Mais un hommage avant tout à l’histoire du personnage. Batman évoluant dans le cadre des années 30-40 n’est pas une nouveauté. Déjà parce que le Batman originel, qui deviendra dans la chronologie DC le Batman de Terre 2 en est issu. Plusieurs ELSEWORLDS le replacent dans le contexte : BATMAN DARK ALLEGIANCES d’Howard Chaykin, BATMAN : HOLLYWOOD NIGHT, Batman: Gotham Noir d’Ed Brubaker et Sean Philips ou le méconnu BATMAN : CITIZEN WAYNE. On le retrouve aussi dans le SUPERMAN & BATMAN GENERATIONS de John Byrne qui livre aussi un BATMAN / CAPTAIN AMERICA se déroulant à la même époque.
L’année 1939 n’est pas choisie par hasard puisqu’elle est l’année de naissance du héros. L’ambiance très « Pulp » du début du récit avec ce méchant caché derrière son poste radio-transmetteur fait immédiatement penser à The Shadow, autre grande icône de la période. L’histoire, finalement très classique, nous replace à nouveau dans un complot ourdi par un grand méchant, La Voix, qui fait assassiner des personnalités de Gotham dans un but que le Bat devra découvrir. Les dessins de Mike Perkins et les couleurs de Mike Spicer agrémentent le récit pour nous plonger pleinement dans cette ambiance néo-noir qui louche cependant plus sur YEAR ONE que sur les quelques tentatives de singer Dick Tracy. Une ambiance très cinématographique avec quelques visages connus dont le premier d’entre eux, celui de Bruce Wayne où l’on reconnaît sans peine Gregory Peck. Don’t kill the MockingBat !

Greg le Millionnaire ©DC Comics
Le maire de Gotham a quant à lui des faux airs de Sterling Hayden, le capitaine Mac Kluskey du film LE PARRAIN mais aussi et surtout le protagoniste de QUAND LA VILLE DORT (ASPHALT JUNGLE), un film que John Huston a tourné après avoir abandonné le projet de réalisation de QUO VADIS dans lequel il envisageait pour le rôle principal un certain Gregory Peck … De même que les deux acteurs qui viendront un moment taper à la porte du manoir Wayne ressemblent furieusement à Maureen O’Hara pour l’actrice et un savant mélange d’Errol Flynn et Clark Gable pour l’acteur. La galerie des monstres transformés par le sérum de La Voix et qui lui servent d’hommes de main ramène évidemment aux grands monstres de l’époque, de Frankenstein à la Chose d’un autre monde.
Vous avez dit Cohen ?
Mais une sous-intrigue se révèle beaucoup plus intéressante dans la rencontre entre le Batman et un rabbin qui lui sauve la vie alors qu’il est poursuivi par deux des monstres de foire de la Voix. Au-delà de l’homophonie Cohen / Kane / Kahn qui rappelle le créateur de la Chauve-Souris il ramène ce personnage à des origines peu utilisées par son créateur et ses successeurs.

Rabbi Jakob ©DC Comics
Superman évoque bien évidemment le récit biblique de Moïse, La Chose de Kirby est modelée sur le Golem et dès le début les origines de Captain America ont été claires tellement les deux créateurs, Simon et Kirby ont pu être menacés par les pro-nazis américains. D’ailleurs lors de leur rencontre, une subtile remarque du rabbin rappelle une proximité embarrassante. « En Allemagne c’est la Gestapo qui se pare de cuir noir. Ici, c’est le KKK qui porte le masque ». Effectivement, cette proximité du surhomme encapé en général avec l’UberMensch nazi a souvent été l’objet d’incompréhensions et de contresens douteux, comme un article des Temps Modernes, journal de Sartre, comparant Superman au surhomme nazi en ignorant royalement les origines juives de ses créateurs. Et l’on peut constater au travers de quelques passages le triste sort des Juifs d’Allemagne dans les propos du rabbin mais aussi celui des Juifs d’Amérique de cette époque, menacés et maltraités comme peut l’être le rabbin alors qu’il distribue une soupe populaire.
Le souteneur dont Batman obtient des informations, Maxie, cache son véritable nom, Kirschbaum. La volonté d’assimilation a dû jouer mais aussi peut-être pour certains la crainte d’être rejetés en américanisant leurs noms. Triste époque décrite dans ce ELSEWORLD où l’on s’en prend aux Juifs pour un supposé argent qu’ils n’ont pas et où l’on tente de brûler une synagogue. Le dernier échange entre le rabbin Cohen et Batman se termine avec la Chauve-Souris déclinant poliment l’invitation du rabbin à partager avec sa famille le repas du Shabbat avec une césure Shab-Bat dont il me plaît de penser qu’elle n’est pas innocente. Quiconque a lu la version originale pourra me dédire.

Covid Origins ©DC Comics
La métaphore du chaos
Le récit présenté et le chaos qui règne à Gotham n’est en définitive qu’une métaphore du chaos du monde : celui de la fin des années 30 comme le nôtre. Gotham en 1939 ressent encore les affres de la Grande Dépression comme le montrent plusieurs vignettes. La Gotham nocturne et criminelle se retrouve de nos jours dans le THE WIRE de Baltimore avec son lot de misère crasse engendrant la criminalité. Batman n’est dans cet échiquier que l’idéaliste qui comme lui rappelle le rabbin se bat contre une chimère.
Nul hasard que Gregory Peck ait été « casté » pour l’incarner dans ce récit, l’ultime idéaliste américain de NE TIREZ PAS SUR L’OISEAU MOQUEUR. Comme Atticus Finch, Batman / Wayne se bat contre un système : ici le crime, la corruption, la pauvreté, faisant référence une fois de plus dans le narratif du personnage au YEAR ONE de Frank Miller. A ce titre, le récit est autant celui de Batman que celui de Bruce Wayne. L’absence d’Alfred dont on ignore le sort est utile à la construction de cette future dualité entre Batman et Wayne qui n’est pas encore présente ici.
Il est les deux et l’un ne masque pas l’autre comme le révélera une scène importante avec le rabbin. Au-delà de Gotham, les tambours de la guerre en Europe dont chacun devine l’issue fatale mais qui ont aussi leurs répercussions. La fuite des Juifs vers l’Amérique et les inquiétudes de ceux qui sont partis pour ceux qui sont restés. L’absolue normalité d’une situation dans laquelle des hommes autrefois normaux se transforment en monstres aux ordres d’un chef prêt à tout. Cette solitude de Bruce dans un manoir poussiéreux et hanté du souvenir du passé, comme une sorte de mausolée capharnaüm et ce semblant de Batcave, très loin de l’ordonnancement habituel du personnage. Cette impression de solitude que chaque homme doué de raison comme Bruce Wayne a pu traverser dans cette époque si particulière et qui manquait justement de raison. Je le comparerai même à Diogène tant à la fois son ascèse, son dénuement et sa volonté y font penser, tranchant singulièrement toujours avec cette image de débauché foutraque dont il semble se servir comme d’un second masque. Comme lui dans ce récit, il cherche un homme et le trouvera à la fois comme souvent dans Gordon, dans le rabbin Cohen mais aussi en lui-même pour se définir et définir sa mission. Triste destin pour un homme qui fuit la civilisation tout en cherchant à la sauver d’elle-même.

Chauve qui peut ©DC Comics
American Psycho, le vrai Batman…
Merci pour la lecture ! Cela fait un moment que j’ai envie de découvrir cette histoire. Je m’interroge sur l’approche du personnage de Batman, qui dans ses premières histoires était bien plus violent et équipé d’armes à feu.
Pour les acteurs de l’image « Greg le millionnaire », j’ai pensé aux acteurs de la série de film The Thin Man (L’introuvable en VF), William Powell et Myrna Loy.
Hello JB. Effectivement il était plus violent et avec un look plus horrifique. Cela est d’ailleurs repris par Cooke dans La Nouvelle Frontière où le premier look du Bat effraie considérablement un enfant qu’il vient sauver et qui lui fera comprendre que s’il doit inspirer la peur aux criminels c’est dommage de l’inspirer aussi aux victimes. Bien vu aussi pour William Powell et Myrna Loy, il y a de ça aussi.
Je l’ai lu en ligne il y a quelques mois et je n’en garde pas grand souvenir. Ma connaissance des figures hollywoodiennes étant moindre, je n’avais vraiment reconnu que Gregory Peck. D’autres dessinateurs, comme David Mazzucchelli dans YEAR ONE ou Alex Ross dans KINGDOM COME, s’étaient déjà inspirés de cet acteur pour modeler leur Bruce Wayne.
Si en creusant, je me remémore effectivement une atmosphère teintée d’antisémitisme dans cette BD, il y avait, me semble-t-il, des éléments monstrueux qui ne m’avaient pas totalement convaincu.
Les dessins sont quand même très bons et m’invitent à retenter une lecture papier, avec peut-être plus de temps de cerveau disponible.
Hello JP. Oui Peck est un classique des figures du Bat. Les dessins et les couleurs sont formidables et effectivement on retrouve dans cet Elsword une atmosphère d’antisémitisme pas commune chez Batman. La lecture papier sera plus intéressante sans doute en raison aussi du format, un peu plus grand que le format habituel, comme le sont les DC Black Label.
Succulent! je viens de le relire cette semaine ! Je n’avais pas les références cinématographique et sociales !
Quel récit vraiment, j’espère réellement une suite.
Merci pour ce superbe retour!