Crénom Baudelaire de Dominique et Tino Gelli
VF : Futuropolis
Propos Recueillis par BRUCE TRINGALE

Un sale gosse pervers et insupportable
©Futuropolis
Crénom et merde à la mort ! On aurait bien voulu savoir ce que l’ami Jean Teulé aurait pensé de ces trois romans graphiques de Dominique et Tino Gelli tirés de son livre éponyme et qui est déjà à Baudelaire ce qu’’AMADEUS a été à Mozart : une superbe biographie avec ce qu’il faut de vérité et son lot de fantasmes autour du prince Charles des poètes maudits.
Rencontre avec Dominique Gelli et son fils Tino pour un must de 2025.
Votre biographie en trois tomes de Baudelaire touche à sa fin. Que ressentez-vous à l’issue de ces cinq années de travail ?
Tino: Beaucoup de fierté. C’est ma première expérience en bande dessinée et j’ai pu vivre cela
avec mon père. Ces cinq années m’ont permis d’expérimenter ce média en parallèle de ma pratique musicale. C’est une grande joie de clore cette aventure familiale autour de l’art et de Baudelaire.
Dominique : Un sentiment de plénitude. Luxe, calme et volupté. Plus sérieusement, nous ne réalisions pas vraiment l’ampleur du projet en nous lançant dans l’adaptation du roman de Jean Teulé, comment en vivant aux côtés du poète, en s’y confrontant , cela allait infuser nos existences. Et un petit parfum de mélancolie aussi avec la fin de ces moments intenses, exaltants, tendres parfois, passés en compagnie de Baudelaire et de Jean. Un grand-huit émotionnel.
CRENOM BAUDELAIRE a été initié par son romancier Jean Teulé, mort entretemps. En son absence, avez-vous ressenti une pression supplémentaire pour l’adapter ?
Dominique : Forcément la disparition de Jean Teulé juste avant la sortie du premier tome m’a mis par terre. Il était à l’initiative du projet après notre collaboration sur » Mangez-le si vous voulez », suivait son évolution avec bienveillance et m’abreuvait de ses précieux conseils. On riait bien aussi , sa « punk attitude » nous disait souvent de ne pas avoir peur de fendiller la statue élevée autour du poète. Après sa mort, c’est devenu un devoir pour nous de poursuivre la route en nous efforçant de respecter au mieux ce qui nous avait conduit tous les trois sur les traces de Baudelaire.

De nombreux poèmes de Baudelaire illustrés par Tino Gelli.
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Les dessins de CRENOM BAUDELAIRE sont tout, sauf académiques : il y flotte un parfum d’horreur, de chairs et de corps déformés, les peintures et les couleurs de Tino sont pleines de sauvagerie : comment avez-vous arrêté ces choix esthétiques ?
Dominique : Ahah! En cherchant bien on devrait trouver un peu de beauté au milieu de tout ça. Je me suis chargé de réaliser la partie biographique du récit sur la vie de Charles Baudelaire, Tino, lui, prenant en mains et pinceaux les visuels autour des textes de Baudelaire. De mon côté je voulais traduire cette existence assez misérable du poète à travers un prisme assez trivial, sans joliesse, expressionniste parfois. Quant aux illustrations de Tino, elles sont colorées, sauvages, extraverties mais elles sont également solaires, positives je trouve. Ni anxiogènes ou dépressives. Elles tendent vers une pureté en posant un regard innocent sur un matériau souvent trash, un peu à la manière de Lynch, ce qui peut susciter le trouble .
Tino : Ma peinture est originellement vivante, brutale. La présence du geste dans mes représentations est primordiale pour mieux figurer les expressions que je veux transmettre. Quand Dominique m’a proposé de travailler sur « Crénom » c’était notamment parce que mon travail s’inscrivait bien avec la folie des textes de Baudelaire, son esprit torturé pouvait apparaître dans certaines de mes oeuvres qui font cohabiter comme chez lui la poésie et le sauvage.
Et puis il y a Baudelaire avec ces cheveux bleus et verts, vous n’avez rien fait pour l’embellir !
Dominique : C’est un peu lui qui l’a cherché aussi ! Icône de K-Pop avant l’heure.

Des couvertures qui frôlent le sublime.
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Votre bio montre à quel point Baudelaire était un être médiocre, pathétique et autodestructeur. Vous le dessinez comme un éternel enfant capricieux et mesquin. Que vous inspire ce personnage complexe ?
Dominique : C’est vrai que l’homme inspire à première vue le rejet, voire le dégoût tant il se complaît
à être détesté. C’était une jouissance chez lui de se rendre haïssable et il y réussissait très bien.
C’est vrai que l’on peut trouver dans sa prime enfance des évènements, des douleurs qui l’ont
conduit à se comporter d’une façon vile, pleutre et mesquine tout au long de sa vie. Nous les décrivons dans le premier tome mais cela ne justifie en rien ses actes et son tempérament odieux et suffisant tout au long de sa vie.
Il était aussi d’une mysoginie crasse. Bref, repoussant en tous points.
Cet aspect de l’homme était relativement peu connu. On donnait à voir plutôt l’image de l’artiste, du poète, certes maudit mais perché sur son rocher, au-delà des hommes, éthéré, misanthrope mais génial.
Jean Teulé voulait aller plus loin que l’image d’Epinal du poète créée à partir de son génie littéraire réel pour nous décrire l’homme derrière ces vers et le mettre en miroir contrasté de son oeuvre. Nous, également.

Le Joker ?
Non, le couple toxique : Baudelaire et Jeanne Duval
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Et pourtant à certains moments, le lecteur éprouve une certaine empathie voire du respect pour Charles dont l’humanité et les failles se manifestent par intermittence derrière les couches de provocation et de sadisme envers ses pairs. Il se montre notamment réellement protecteur envers son ancienne maîtresse Jeanne à la fin de sa vie.
Dominique : Exactement. Derrière le vernis du provocateur, de l’homme méprisable , en étudiant attentivement les écrits sur lui on découvre un personnage plus ambigu. Il y avait certainement une fragilité derrière les fanfaronnades, les provocations. Des lueurs de compassion ou de contrition émergeaient chez lui parfois.
Était-ce dû à sa foi catholique qu’il bousculait sans cesse mais qui était profonde apparemment ou son sentiment d’abandon , de trahison dans son enfance, difficile de dire la raison qui l’amenait parfois à des moments ou des gestes d’empathie. Ces moments étaient assez rares quand même !
On peut dire aussi qu’au-delà de sa passion avec Jeanne il éprouvait une réelle tendresse, une affection envers elle. Une affection ambiguë, chaotique, tragique à la hauteur de la démesure de l’homme.
Domine chez lui quand même l’idée de « chosifier » la femme, de la soumettre, l’instrumentaliser à travers la figure « noble » de la muse.
Néanmoins, dans le récit de Jean, les femmes ne se laissent pas vraiment faire. Il y est bien souvent ridicule, pathétique. Le seul moment d’émotion envers le personnage que l’on puisse ressentir selon moi est celui où , malade, il s’affaisse et pose sa tête sur l’épaule de sa mère. Il n’est plus alors au-delà des hommes, il est juste un humain. Il redevient enfant.

Le provocateur et le dandy destroy, sur le point de mourir, redevient un enfant sur l’épaule de sa mère. Une planche bouleversante.
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Baudelaire a été un fils épouvantable, un piètre amant, un ami peu fiable, un misogyne sadique même pour l’époque et un écrivain finalement de peu d’éthique.
Plus que jamais à vous lire, se pose la question des correspondances entre l’homme et son œuvre. Comment vous positionnez-vous ?
Tino : Oui, il est inqualifiable. C’est très difficile de ne plus penser à ces aspects de sa personne quand je le lis à présent. Je me demande toujours si c’est parce qu’il était aussi immonde qu’il a écrit comme il a écrit. Je dois reconnaître que j’ai beaucoup de mal à l’instar de Michael Jackson à cohabiter avec son art. Je reste vigilant dans mes relectures de son oeuvre, j’essaie de conserver un regard très prudent. Je reste conscient .
Dominique : Las, c’est vrai, c’est un être inqualifiable et je n’ai pas encore de réponse concernant la bonne attitude à entretenir avec une oeuvre au regard de l’homme ou de la femme qui l’a créée. Tout chez Baudelaire incite à vomir, à fuir. Et il y a ces vers !
Je ne peux parler pour Jean sur ses intentions profondes lorsqu’il s’est attaqué à ce personnage.
De mon côté, en tout cas, cela m’intéressait de mettre en regard la vie excessive, démesurée et finalement médiocre de cet homme, excentrique et désagréable à la beauté fulgurante de sa poésie, au sublime de ses mots.
Nous voulions justement questionner à travers ce poète le rapport entre l’œuvre et celui ou celle qui la crée. Doit-on tout pardonner, tout taire au nom de l’Art ou au contraire nier l’œuvre car son créateur-trice se révèle problématique ou peut-on dissocier le créateur et son œuvre en recevant celle-ci avec une contextualisation sur son créateur et les motifs de la conception de son oeuvre.
J’aurai tendance à me ranger sur cette dernière vision et c’est ce que j’ai essayé en montrant les multiples facettes de Baudelaire et en juxtaposant sa poésie à travers ces trois tomes. Montrer sans démontrer. Que chacune et chacun puisse librement recevoir et se positionner face à Baudelaire et son oeuvre.

Un misérable sadique et un génie insupportable
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Un gros travail sur la langue participe à la réussite de CRENOM BAUDELAIRE. Est-ce la vôtre ou celle de Teulé?
Dominique : Absolument celle de Jean Teulé. Ses dialogues étaient imparables. Drôles!
Vous sentez-vous psychologues en plus qu’auteurs. Votre gestion du regard de Baudelaire est impressionnante il est tour à tour arrogant, psychopathe et désemparé avec cette expression d’un petit garçon qu’il sait qu’il est allé trop loin.
Dominique : Oui, c’était important de voir derrière ce presque monstre parfois le petit garçon malicieux, fier de sa bêtise. Il y avait une vraie dimension ludique dans sa méchanceté pour lui.
Il jouait avec les émotions, la douleur, l’humiliation. C’était certainement un grand pervers. Une personnalité réellement toxique.
En comparant les photos de Baudelaire, Appolonie Sabatier, Jeanne Duval ou encore Marie Daubrun, elles sont très éloignées de l’apparence que vous leur donnez dans vos albums. Pourquoi ?
Dominique : Je ne cherchais pas à travailler sur la ressemblance précise. L’apparence des personnages devait correspondre à mes intentions dramatiques dans le récit, à l’image qu’ils m’évoquaient .On peut souligner quand même que l’apparence de Jeanne est réellement imprécise selon les dessins ou documents qu’on a retrouvés.

Baudelaire persécute ses imprimeurs
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Tino illustre de manière définitive les poèmes de Charles. Quels sont ceux que vous préférez ?
Plutôt FLEURS DU MAL ou SPLEEN DE PARIS ?
Dominique : Personnellement, » Les Fleurs du mal ».
Tino : Je n’illustre absolument pas de manière définitive les poèmes de Baudelaire. J’essaie au contraire modestement de les interpréter, parfois en concert avec Dominique qui me donne quelquefois ses visions
et nous cherchons sur certains textes une représentation commune sur le poème. J’ai adoré » L’invitation au voyage » , la version originelle des » Fleurs du mal ». Plutôt » Fleurs du mal » donc.
Tino, que représente Baudelaire pour un jeune homme de 30 ans ? C’est son côté rock qui t’a attiré ?
Tino : En réalité j’évolue avec Baudelaire depuis mes 16 ans. Je pense avoir développé un goût différent pour la poésie à sa rencontre. Je lisais Rimbaud, Hugo mais le style de Baudelaire m’a intimement capturé à ce moment de l’adolescence où je me trouvais en quête d’écriture plus transgressive, brute.
Le caractère dandy et » rock » de Baudelaire ne représentait pas le modèle à suivre absolument mais il m’arrivait de partager sa vision chaotique du monde.

Les Gelli, fils et père.
Seriez-vous intéressés pour poursuivre votre collaboration autour de Rimbaud ou Lautréamont ?
Dominique : Rimbaud, c’est déjà fait très bien par Damien Cuvillier et aussi par Xavier Costes. Lautréamont par Edith. Que pourrions-nous ajouter de plus? Mais pourquoi pas une autre collaboration , ça pourrait être une bonne idée.
Tino : Oui, pourquoi pas une autre collaboration, mais je préfèrerais la faire sur une création originale et fictive. J’ai un imaginaire qui puise dans la fantaisie, l’irréel et le rêve. Je pense que cette collaboration se fera sans figure de proue, sans acteur principal mais au coeur d’un monde qui serait , lui, intrinsèquement poétique.
Avez vous eu des retours de professeurs de français ou d’universitaires ?
Dominique En dédicaces de festival cela m’est déjà arrivé. C’est toujours passionnant d’avoir un regard éclairé sur votre travail. Le récit de la vie de Baudelaire est plutôt avalisé par les spécialistes, j’ai même rencontré un spécialiste qui m’a envoyé des documents assez rares sur la présence de Baudelaire en Belgique qui m’ont servi dans ce dernier album.

Des jouissances qui ressemblent à autant de descentes aux enfers.
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J’ai toujours aimé Baudelaire, j’ai une vieille édition des Fleurs du mal qui est en piteux état, et c’était mon oral du bac de Français (L’invitation au voyage). Mais je n’ai toujours pas, à ce jour, lu le moindre roman ni la moindre bédé adaptée de Jean Teulé. Et je m’en veux car j’ai toujours aimé ce gars.
J’aime beaucoup les scans, le dessin est plein de personnalité, mais je trouve que le détournement de l’Île des Morts de Boecklin ne fonctionne pas, désolé. Sans doute aime-je trop ce tableau.
« Doit-on tout pardonner, tout taire au nom de l’Art ou au contraire nier l’œuvre ou peut-on dissocier le créateur et son œuvre en recevant celle-ci avec une contextualisation sur son créateur et les motifs de la conception de son oeuvre » Mon choix ne fait pas partie de ces possibilités. Je crois sincèrement que je n’ai que faire des créateurs et que seules comptent leurs créations. J’arrive assez facilement à faire la distinction, cela m’étonne moi-même. J’éradique même une contextualisation qui pourrait pardonner la personne.
Je suis étonné qu’il n’y ait pas de questions sur Poe, mais sinon, comme d’hab, une interview éclairante et chaleureuse.