Immonde et abject (Red Room )

Red Room, d’Ed Piskor

Un article de PRESENCE

1ère publication le 1/11/23- MAJ le 02/04/24

VO : Fantagraphics

VF : Delcourt

Que de promesses sur cette couverture
© Fantagraphics 

Ce numéro 1 est le premier d’une série indépendante de toute autre. Son première parution format papier date de mai 2021. Il a été entièrement réalisé par Ed Piskor : scénario, dessins, encrage, nuances de gris, et texte d’une page pour la postface. Il contient 56 pages en noir & blanc avec une teinte sablée pour imiter un papier de mauvaise qualité et légèrement jauni par l’âge. Ce créateur est également l’auteur de HIP HOP FAMILY TREE et X-MEN: GRAND DESIGN.

Dans un commissariat d’une petite ville aux États-Unis, Davis Fairfield travaille comme secrétaire administratif dans un tribunal, et subit l’humour vraiment pas fin des policiers en uniforme, aujourd’hui sur trois individus peu gâtés par la nature qui viennent d’être arrêtés et pris en photographie, avant d’être entendus. La première à se présenter une femme âgée de couleur, avec une permanente afro pas très propre, et l’œil droit laiteux. Tout d’un coup, un autre policier débarque en trombe et lui apprend que sa femme et son enfant viennent d’être percutés par un chauffard sous l’emprise de l’alcool. Il l’emmène toute sirène hurlante, à l’hôpital. Le médecin vient lui annoncer le décès de son épouse Delores et de sa fille Hayley. Alors qu’il est effondré dans un fauteuil dans le couloir, Beverly Chastain, une assistante sociale vient le trouver pour connaître sa position sur le don d’organe. Quelques moments plus tard, il peut aller voir sa fille Brianna dans sa chambre d’hôpital. Elle explique que les médecins lui ont dit pour sa mère, et que cette dernière et elle étaient en train de lui ramener ses médicaments de chez la pharmacie. Dans une autre partie des États-Unis, deux jeunes activistes écologiques ont découvert le déversoir d’effluents chimiques toxiques d’une grosse usine. La journaliste filme avec son téléphone, puis envoie un drone dans la canalisation qui déverse. Alors qu’elle guide le drone, son assistant est assailli par derrière et estourbi.

Un peu plus tard, les studios de production Poker Face commencent à émettre une nouvelle diffusion en direct sur le Dark Web. L’individu surnommé Goblin est en train de se livrer à des actes de torture sur une victime, en direct, d’abord avec des hameçons de pêche et des fils, puis avec un couteau cranté qu’il abat brutalement sur la bouche de victime. Les habitués sont en train de regarder ce spectacle horrible, tout en commentant dans le chat, en versant des pourboires en bitcoins. Les organisateurs commentent sur une faille de sécurité, puis indiquent à l’artiste que sa performance est bientôt terminée, et enfin coupe la diffusion. Puis ils répondent à un coup de sonnette à l’entrée : le garde du domaine ramène les deux intrus journalistes inconscients, un en sac de pommes de terre sur chacune de ses épaules. Maîtresse Sissy Pentagram le remercie et lui demande d’aller les déposer dans la pièce prévue à cet effet, puis de la rejoindre au salon, ce qu’il fait. Il s’assoit alors dans un canapé recouvert d’un drap et accepte le whisky qu’elle lui a servi : il vide son verre d’un trait. La peinture dans le cadre derrière lui se soulève, et un nain en combinaison de protection contre les risques biologiques lui plante un couteau en travers du cou. Il meurt sur le coup. Quelques jours plus tard, Davis Fairfield enterre sa femme et son enfant, sa grande fille Brianna étant à ses côtés.

Des exagérations cartoon
© Fantagraphics 

La couverture promet bien des sévices : des meurtres diffusés sur en direct sur le Dark Web, des rivières de gore, et des actes de barbarie, sans oublier que ce comics a été interdit de diffusion dans 5 pays. L’auteur tient toutes ces promesses, et bien pire encore. Il ne fait pas semblant : quand les bouchers des productions Pentagram se mettent à l’ouvrage, les actes de tortures barbares sont représentés sous l’angle le plus explicite possible, avec une sauvagerie qui fait frémir, dans des dessins avec un niveau de détail, entre le voyeurisme le plus malsain, et une fascination morbide obscène. Les dessins dégagent une impression de saleté, d’implication totale écœurante, de réelle fascination pour ces actes immondes, ces amputations à l’arrache. L’artiste ajoute parfois une touche d’exagération pour marquer l’enthousiasme de l’individu qui en massacre un autre sans défense, en se démenant pour faire preuve de créativité. Il faut remonter aux années 1990 avec FAUST de David Quinn et Tim Vigil pour retrouver des auteurs capables de se montrer aussi monstrueux et indécents dans le gore explicite.

S’il ne supporte pas cette forme de complaisance dans le gore, il vaut mieux que le lecteur repose immédiatement ce comics, et passe à autre chose. S’il est prêt à l’accepter, il faut qu’il se demande s’il a vraiment envie de regarder ça. L’auteur s’est vraiment fortement investi pour imaginer ces différentes séquences de torture. Il se livre à une mise en scène qui fait que le lecteur n’assiste à ces séances que par écran interposé : en fait chaque case est présentée comme un écran d’ordinateur, avec une diffusion en direct, un chat défilant sur la partie droite, et les informations sur le site, le tortionnaire en train d’œuvrer, le montant des dons en bitcoins. Le lecteur devient alors un spectateur comme ceux qui se sont abonnés à cette chaîne illégale. Cela n’atténue en rien l’inventivité des atrocités représentées avec force et détails, mais cela crée un effet discret de mise en abîme.

La mise en scène, c’est capital.
© Fantagraphics 

Dans la postface, Ed Piskor explique qu’il a conçu cette série comme une provocation ne pouvant pas laisser indifférent, en s’interrogeant sur les modalités pratiques qui permettraient l’existence d’une telle chaîne, de tels spectacles, et sur le genre de personne qui pourraient s’y abonner. Pour autant, la lecture n’a rien d’intellectuel de prime abord. L’auteur raconte avant tout une histoire, un chapitre qui peut se lire pour lui-même, sans appeler de suite. Il existe donc une organisation de quelques individus qui est parvenue à réaliser ces mises à mort d’une cruauté sans égale, à en faire un spectacle, et à le monnayer. Davis Fairfield se retrouve mêlé à cette histoire parce qu’il est enlevé par les sbires de maîtresse Sissy.

Dé séquence de torture en scène insoutenable, l’auteur présente les caractéristiques de cette chaîne, les modalités d’abonnement, les réactions en direct des spectateurs qui recherchent un tel genre d’atrocités. Les dessins peuvent parfois déconcerter car l’artiste amalgame des décors très réalistes, avec des silhouettes humaines un peu exagérées, en particulier pour les visages, montrant le côté un peu obscène de la chair, sans l’embellissement habituel des corps et des visages dans les bandes dessinées. Le lecteur peut y voir l’influence des comics underground des années soixante, et une volonté de niveler tous les individus par le bas, de les avilir de manière plus ou moins prononcée. Il fait donc la connaissance, un peu à contre cœur d’individus immédiatement antipathiques, que ce soit du fait de leur hygiène douteuse, ou de leur propension à mettre immédiatement mal à l’aise d’un simple regard, avec une attitude trop franche. Dans le même temps, il fait le constat case après case du degré d’investissement du dessinateur qui a passé du temps sur les détails de chaque case, sans jamais recourir à la facilité, à un raccourci visuel pour aller plus vite. Du coup, s’il parvient à passer outre les haut-le-cœur, le lecteur plonge dans une œuvre intense, très dérangeante.

Des meurtres bien gore
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Après tout, le lecteur peut comprendre que l’auteur envisage le gore comme un genre en soi, et qu’il développe une histoire dans ce genre à partir d’une situation pas impossible, à défaut d’être complètement plausible. Il reprend le principe des Snuff Films, légende urbaine ou non, qu’il met en œuvre dans une époque disposant d’internet et de bitcoin, avec le principe de d’existence d’un Dark Web accessible aux initiés. Le lecteur sait bien qu’il y a des personnes qui disparaissent tous les ans, sans jamais être retrouvées. Finalement il doit mettre en œuvre moins de suspension d’incrédulité consentie en lisant cette bande dessinée, que quand il lit un récit de science-fiction ou de superhéros. Il reste fortement gêné par l’intensité du gore et des souffrances, de la torture physique sans restreinte. Il sait qu’il s’agit d’une fiction, mais il est placé dans la position du voyeur qui s’est abonné à une telle chaîne, qui a fait les démarches pour la trouver, pour pouvoir la regarder sans risque d’être identifié ou repéré par la police. Il se retrouve dans la position d’un individu dépendant de ce genre de spectacle pour l’intensité de l’émotion que cela provoque. Il est encore plus écœuré par les observations blasées des habitués, traduisant une accoutumance à ces horreurs. Il ne peut pas imaginer que les individus qui se livrent à ces tortures, et ceux qui les organisent puissent à ce point être dépourvus de toute empathie pour un être humain. L’obscénité d’un tel comportement dépasse l’entendement. Et puis, il se souvient de faits divers tout aussi inhumains et atroces, peut-être encore plus car eux sont bel et bien réels. Malgré toute la puissance de son imagination, Ed Piskor reste en deçà de la réalité, et ça, c’est encore plus terrifiant.

Mieux vaut ouvrir ce comics en connaissance de cause : du gore malsain, premier degré, et très graphique. L’auteur pousse le bouchon aussi loin que son imagination lui permet, avec une légère touche de grand guignol qui rend les choses encore plus malsaines car cela reste très logique dans la cadre de ce récit. La violence est souvent un facteur de divertissement dans les histoires, un ingrédient souvent déconnecté de la réalité, esthétisé pour la rendre amusante, déconnectée de ses conséquences réelles, de la souffrance et de la douleur. Ici, Ed Piskor se vautre dans des actes barbares les plus graphiques possibles, rendant à cette violence son caractère insupportable, allant tellement loin qu’elle n’est plus divertissante. Il parvient à se montrer provocateur avec un matériau devenu inoffensif tellement il est présent dans partout jusque dans les dessins animés pour enfants. Le lecteur se sent mal à l’aise, à la fois pour cette cruauté insoutenable, à la fois pour le phénomène d’addiction sous-jacent. Une réussite à ne pas mettre entre toutes les mains.

Un prestataire bien glauque
© Fantagraphics

La BO du jour

48 comments

  • Présence  

    Pffffou…

    Je viens de lire la lettre d’adieu d’Ed Piskor sur son fil facebook : ça fait peur.

    docs.google.com/document/d/10F__3KMESejEU42ep9zwjJQbnTI4aPXb1IuG_iyBepE/edit?fbclid=IwAR00vIYsBmQtjR5zPo6IN73vNJNRhBe5wU6SG4wBueNvs2eNHsvkzfMBENc_aem_AerDmaEfXydRtZAjTOiF-7-Li_DJzSczbDxS0AihHd7Irg_5SIfsgbu9HAWpoQymt9RNpgS7HyBNW0Jl-AeHm7As

    • Jyrille  

      Merci pour le lien Présence. C’est horrible.

    • Kaori  

      Je l’ai lue aussi. Quelle horreur. Si seulement ça pouvait faire prendre conscience à certains de l’impact de leurs mots, de leurs articles.
      Le monde virtuel va mal. Et j’espère que ces femmes ont une conscience qui les empêchera de dormir la nuit, que les gens arrêteront de se prendre pour des juges
      Je sais que ça n’arrivera pas, malheureusement. Mais au moins qu’on dise « Rappelez-vous Ed Piskor »…

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