Interview d’Alfred : Propos recueillis par FLETCHER ARROWSMITH
De la trilogie italienne à DONJON en passant à Etienne Daho, lauréat d’un Fauve d’Or le dessinateur et scénariste multitâche Alfred est en interview exclusive chez Bruce Lit.

Il maestro
©Alfred et Olivier KA
Il y a de ces moments de vie particulièrement magiques, hors du temps. Alfred va me parler de cadeau de vie, mon job d’intermittent pour Bruce Lit va m’en offrir un. Alfred, jusqu’à début février, restait un prénom. Et puis lors de recherches à l’occasion d’un festival local, je découvre que c’est un dessinateur (bien plus en fait comme je le découvrirais plus tard), lauréat d’un Fauve d’Or.
Travaillant ce jour-là, ma femme lui fait faire une dédicace sur COME PRIMA, bd qui m’occasionne quelques flashs mais que je ne me rappelle pas avoir réellement feuilleté. J’arrive finalement à me libérer. Je fais la queue, me présente et décide de faire une dédicace sur une autre de ces œuvres : MALTEMPO dont le pitch m’attire. Je tente le coup : « J’écris, c’est un bien grand mot, pour un blog, cela te dirait que l’on puisse faire un interview ensemble ? » Le visage d’Alfred s’éclaire. Je repars du festival avec deux bd dédicacées et une adresse mail. 3 semaines plus tard, je lui écris pour prendre un rendez-vous. « OK. Dans 2j cela te convient ? » Angoisse, transpirations. 2 jours pour préparer, connaitre son œuvre, prendre des notes, relire sa trilogie Italienne, entre temps je me suis procuré SENSO … Et puis nous arrivons tous les deux à vélo pour échanger autour d’un café dans une brasserie bordelaise. On en ressortira 2h plus tard. 120min hors du temps, où il n’y a plus d’artiste et de lecteur. Un moment spécial où je découvre à quel point la vie peut être belle et simple. Restent des écrits, des souvenirs et une causerie …plutôt longue.
Fletcher (F) : D’où vient le nom Alfred ? Pourquoi ce choix ?
Alfred (A) : J’ai pris le pseudo d’Alfred pour signer mon travail qui vient de l’adolescence où on se donnait des surnoms avec les copains au collège. Le mien, c’était Alfred. Et quand j’ai commencé à signer mes premiers travaux de dessin, je ne voulais pas à l’époque mettre mon nom de famille. Mes parents étant comédiens, leur nom occupait déjà une place et je me suis dit que c’était à moi de prendre un chemin différent. Me rebaptiser faisait sens pour moi, à cette époque. Et même maintenant, à près de 50 ans, je ne le regrette pas une seule seconde. Et puis il y avait une sorte de tradition en BD, de signer d’un nom ou pseudo court. J’étais par exemple très fan de Fred, l’auteur de PHILÉMON et du PETIT CIRQUE.
F : Qui est une de tes références d’ailleurs.
A : J’avais deux grosses références étant gamin. Fred avec PHILEMON et Hergé avec TINTIN. Une ligne improvisée et l’autre claire. Aujourd’hui, avec du recul, j’ai l’impression que mon travail s’est situé pile entre ces deux tendances de dessin. D’ailleurs, ces deux auteurs avaient eux aussi choisi des compressions de nom ou surnom. J’ai choisi cette voie et, depuis plus de 35 ans, c’est ce nom qui est le mien. Je suis Alfred.

Epaule tattoo
© Le Lombard
F : Présence, notre érudit de la bd franco-belge, se demande, à propos de LA PETITE BEDETHEQUE DES SAVOIRS SUR LE TATOUAGE, les modalités de réalisation d’une bande dessinée de nature pédagogique et vulgarisatrice, dans une forme de non-fiction. Comment se sont déroulés les échanges avec Jérôme Pierrat ? As-tu reçu un scénario ou un texte tout ficelé, et bonne chance à toi pour l’illustrer ?
A : C’est une question amusante car, au départ, c’est un sujet qui ne m’intéresse pas du tout (rires). Je ne suis pas tatoué et ce n’est pas mon univers. Un jour, je vais à une exposition à Bordeaux où l’angle du tatouage est abordé. J’y vais pour voir un copain qui expose. Dans une salle attenante aux expositions, Jérôme Pierrat, que je ne connais pas du tout, est en train de donner une conférence. Je passe une tête pour écouter 5 min et je reste une heure tellement il est captivant. Trois semaines plus tard, je croise à un festival David Vandermeulen (ami auteur et éditeur), qui me dit lancer une nouvelle collection chez Le Lombard qui permettrait d’associer un spécialiste/érudit d’un sujet de société à un auteur de bande dessinée dans le but de proposer des livres de vulgarisation. Il me donne une liste de sujets et me demande si l’un des 5-6 disponibles m’intéresse. Dans la liste, je vois Jérôme Pierrat et le tatouage. Rien que pour cette coïncidence et le souvenir de cette conférence qui m’avait scotché, je choisis le tatouage. On me voyait plus sur un sujet comme le cinéma italien mais, sur le tatouage, je me dis que j’ai tout à apprendre. Je rencontre Jérôme, on discute pendant 2h, je prends des notes puis il m’a donné un texte. Son idée de départ est de raconter la confrontation entre un détenu qui, en prison, se fait un tatouage au bic, et le Directeur du centre qui, érudit sur le sujet, propose de lui faire un cours magistral sur les origines du tatouage. Un peu à la manière d’un Candide, de Voltaire… Jérôme m’a juste donné un long dialogue comme une pièce de théâtre avec ces deux personnages. Et là-dessus je me suis amusé. Je suis allé chercher des images. Il m’en a envoyé. Je suis allé au Quai Branly à Paris quand il était commissaire d’expo sur le tatouage. J’ai joué l’élève qui avait tout à apprendre du sujet qu’il traite, et c’était très amusant.
F : Un bon souvenir en sorte.
A : Oui, et le travail a été fluide. Chaque jour, je dessinais une page tout en ayant le temps de m’intéresser et de comprendre ce dont le texte parlait. En tout cas ce qui n’aurait pu être qu’un travail de commande s’est transformé en véritable projet.

Donjon110
© Delcourt
F : Ce qui est surprenant quand on regarde ta biographie c’est que tu as travaillé sur l’un des 2 tomes qui clôture la grande saga DONJON. Comment t’es-tu retrouvé sur un tel projet, alors qu’à priori on ne t’y attendait pas ?
A : J’en étais lecteur depuis le début. J’ai toujours besoin de me nourrir de choses très variées, de me cultiver en faisant de « grands écarts ». Cela faisait un petit moment qu’il n’y avait pas eu de nouveau DONJON et c’est venu par hasard d’une discussion avec Lewis (Trondheim) à qui j’avais signalé que s’il relançait le principe d’inviter des auteurs, cela me ferait plaisir de participer. Et puis un an après il me prend au mot et me demande si je suis toujours partant pour la réalisation d’un des deux derniers tomes, qui étaient écrits depuis plus de 5 ans. Au départ, ils souhaitaient les dessiner eux-mêmes mais manquaient de temps. Comme Lewis est quelqu’un de très organisé, j’ai reçu un mail où tout était déjà décrit : la pagination, les tarifs, … J’avais terminé COME PRIMA et l’idée de partir sur quelque chose de beaucoup plus récréatif, après un projet personnel qui m’avait pris 3 ans, était un beau cadeau que j’ai accepté avec plaisir.
F : Et si on te proposait à nouveau de participer tu irais ?
A : On en avait discuté mais, pour le coup, je n’ai pas forcément cette envie. C’est arrivé au bon moment et, actuellement, je ne suis pas certain d’avoir envie d’y revenir. Il y a des choses qui valent le coup d’être vécues une fois et n’ont pas nécessairement vocation à se reproduire. C‘est bien comme ça. On fera sûrement d’autres choses avec Lewis et Joann, mais pas DONJON. Pas de nostalgie à cet endroit-là, pour moi.

La trilogie italienne
© Delcourt
F : C’est drôle que tu te définisses comme non nostalgique car c’est pourtant un des thèmes principaux de ta trilogie italienne.
A : Tu as raison. J’ai peut-être dit une connerie ou bien j’ai parlé trop vite (rire)
F : Où alors ce n’est pas le même type de nostalgie ?
A : Disons que je porte en moi une forme de mélancolie italienne qui se rapproche peut-être de ce qu’on pourrait appeler de la nostalgie. Mais je ne la mets pas exactement au même endroit.
F : Cyrille se pose des questions sur la gravité entourant tes ouvrages. C’est un sujet qui t’attire ?
A : Je ne cherche pas particulièrement à aller vers des thèmes « graves ». Mais certains livres se sont présentés à moi, à des moments particuliers de ma vie, et il fallait les accepter là, maintenant. Les choses faisaient sens à ces moments-là. Par exemple, il y a 20 ans est parue une bd qui s’appelait POURQUOI J’AI TUÉ PIERRE, qui portait un poids très dense en son centre. Mais ce livre devait se faire à ce moment-là.
F : Une collaboration avec Olivier KA.
A : Dans le sillon de ce livre, d’autres sujets « intenses » se sont présentés, et les accueillir à ces moments-là faisait sens pour moi. Depuis, mon travail se dirige vers des choses plus apaisées. C’est un autre cheminement de mon travail. Quelque chose de plus proche de ce qu’on appelle la comédie à l’italienne. S’autoriser à mêler entre eux des intention graves et drôles, faire de la comédie. Comme ce que proposait le cinéma italien des années 50-60, qui est vraiment la culture dans laquelle j’ai baigné et que m’a transmise mon père. Une période dorée pour le cinéma italien qui influencera, plus tard, les jeunes réalisateurs du Nouvel Hollywood que sont les Scorsese, Coppola, Ferrara qui feront l’équivalent américain du cinéma italien. Prendre pour personnages principaux non pas des héros, mais des marginaux, des bras cassés, des antihéros et raconter des récits simples en apparence à partir de ce point de vue-là. Il y a quelque chose qui résonne en moi sur le désir de raconter des histoires à partir de personnages qui peuvent être à la dérive. C’est peut-être ce qui donne un peu de cette sensation de gravité que Cyrille a relevée. Je m’intéresse plus à ces personnages « ordinaires », qu’aux héros à qui tout réussit.

Pourquoi j’ai tué Pierre
© Delcourt
F : J’ai l’impression que tu viens de définir une des clés de lecture de SENSO. On pense à la commedia dell’arte, à Marco Ferreri, Dino Risi voire à Nanni Moretti sur le dénouement avec en fond la crise de la quarantaine.
A : Ces cinéastes-là me touchent depuis des années. Tous les réalisateurs de cette époque ont fait des chefs d’œuvres dont on parle encore aujourd’hui. Tous les Ettore Scola, Pasolini, Fellini… Tous ces réalisateurs ont vécu la guerre et se sont trouvés du côté des « perdants », avec une Italie défaite. Mon grand-père est resté en France après la guerre parce qu’on lui disait de ne pas rentrer, que l’Italie avait perdu et qu’il n’y avait pas de travail. C’est un peu le début de ma mythologie familiale, tout ça. Le cinéma, l’histoire familiale, ça génère un terreau dans lequel j’ai grandi, qui me bouleverse, dont j’ai hérité de mon père et que je transmets aujourd’hui à ma fille.

Un véritable coup de poing
© Delcourt
F : Ta trilogie italienne. Je l’ai dévorée. Je n’arrivais plus à m’arrêter de lire. Commençons par le début et COME PRIMA. Tu y as mis beaucoup de souvenirs d’entrée de jeu : l’Italie, la famille, le fascisme qui arrive…
A : … le fait de revenir en Italie pour quelqu’un qui en est parti et qui n’ose pas y revenir…
F : Et puis cette bd a eu un écho extraordinaire notamment avec un Fauve d’or à Angoulême en 2014, une adaptation en film inédite en France et même une pièce de théâtre en France.
A : COME PRIMA arrive au moment où je retourne vivre en Italie. Ma fille vient de naître et j’ai voulu qu’elle grandisse dans ce pays. On y est resté presque 4 ans. Cela faisait des années que je souhaitais faire ce voyage là que je repoussais sans cesse, et je commence à tenir une sorte de journal en lien avec ce pays. Cette enfant qui vient d’arriver, qu’est-ce que j’ai envie de lui transmettre ? Qu’est-ce que j’ai reçu moi-même de ce pays et de sa culture ? Quel rapport j’ai finalement avec l’Italie. Donc je note tout un tas de fragments, de souvenirs, de discussions en lien avec ma mythologie italienne. L’histoire de mes grands-pères, que j’ai très bien connus, etc… Et donc je commence à remplir des pages et des pages tout en sachant qu’au départ, c’est pour moi, et j’étais loin de penser que j’en écrirais un livre. Et puis, au bout d’un moment, je me rends compte qu’il y a peut-être une histoire à raconter à travers cela. Si je noue cette idée-là avec ce souvenir-là, il y a peut-être comme un fil rouge qui raconterait deux frangins aux destins un peu différents pendant la guerre. Le point de départ est le récit de mes grands-pères dont l’un avait des convictions communistes quand l’autre, son frère, faisait le choix d’être chemise noire et de s’engager pour les campagnes d’Afrique.
F : Donc une vraie base autobiographique ?
A : Disons auto-familio-biographique. Je me souviens de repas de famille à Noël, j’avais 6 ou 7 ans, et ils se prenaient la tête. Cela me fascinait même si je n’y comprenais pas grand-chose. Mais rétrospectivement, je sentais qu’il y avait un truc et que le début de mon histoire commence là finalement, dans ces racines de ce que j’appelle ma mythologie italienne. Mes histoires les plus anciennes de l’Italie, c’est d’abord les leurs. Mais il y a beaucoup de trous que je ne cherche pas à combler. En plus, ils sont de tempérament plutôt taiseux et contemplatifs. Bref, en retournant m’installer en Italie à la naissance de ma fille, beaucoup de questions sur mon lien à ce pays refont surface et viennent percuter d’autres pensées en lien avec ma relation à mes deux frères… Et de cette matière va naître l’envie d’un récit. C’est un petit chemin à travers plein de petites histoires. Un soir, une scène de début m’apparaît : combat de boxe, un frangin qui vient en chercher un autre. Le combat tourne mal et on comprend qu’il se ment depuis des années. L’un de mes grands-pères, très sportif, avait été boxeur et ses vieux gants de cuir m’avaient toujours fasciné. Je pars là-dessus et je commence à construire mon histoire en y ajoutant beaucoup d’ingrédients intimes et de lieux qui me sont chers… Au moins un tiers des dialogues ont vraiment eu lieu. Un récit comme une autofiction inventée, finalement. Le scénario n’a pas été écrit à l’avance, uniquement à partir de mes carnets, de mes souvenirs et du fil rouge que j’avais vendu à mon éditeur qui m’a fait confiance.

Duce
© Delcourt
F : Et tu étais confiant de pouvoir tout assurer tout seul, notamment le scénario, une première pour toi ?
A : Un enfer…. Je vais te raconter un truc étrange qui m’est arrivé sur COME PRIMA et que je raconte très rarement. Cela m’a pris un peu plus de 3 ans de travailler dessus et je me souviens un jour d’avoir retiré une séquence entière de 10 pages que j’avais entièrement dessinée. Mon premier jet faisait même 60 pages de plus que la version finalement publiée. J’ai parfois découpé des cases pour les récupérer sur d’autres planches. C’était une non-méthode au possible, comme tourner des rushes et voir ensuite ce que l’on en fait au montage. Et un jour arrive une réunion avec mon éditeur et les commerciaux où je viens présenter COME PRIMA. Je ne suis pas sûr de moi. Il y a une vingtaine de personnes devant moi et à mesure que je parle, je me rends compte que c’est bien le livre que je veux faire, mais que ce n’est pas celui dont j’ai déjà dessiné 150 pages. Le fait de le verbaliser à voix haute, devant des inconnus, m’en fait prendre conscience. Et là je ne dis rien à personne, même pas à mon éditeur, et je pars pour refaire la moitié des pages. Plus tard j’appelle mon éditeur et je lui dis qu’il faut repousser la date de sortie car je viens de comprendre où je voulais vraiment que ce livre m’emmène. Il me dit OK et on repousse d’un an. Encore merci à David Chauvel, mon éditeur chez Delcourt, qui m’a vraiment soutenu à ce moment-là.
F : Et ce succès de COME PRIMA couronné pas un Fauve d’Or valait bien trois ans de travail. Un très beau cadeau de la vie comme tu l’as exprimé plus tôt.
A : Un moment assez bouleversant, la remise du prix. On m’avait juste avisé d’être présent. Je me souviens même encore de la phrase : « Il faut surtout que tu sois dans la salle ce soir ». Je me doutais bien qu’il s’agirait d’un prix, mais je ne savais pas duquel s’agissait. Au fur et à mesure que la soirée avance, les prix défilent et on se dit, ce n’est pas celui-là, pas celui-là non plus et on approche du dernier. Cela me semblait fou et je n’avais rien anticipé. Et le prix m’est finalement remis par Willem, un ami de Fred, l’année où on lui rend hommage car décédé quelques temps avant avec, sur la scène du théâtre d’Angoulême, une scénographie entièrement faite à partir de l’univers de Fred. Si je fais de la bande dessinée c’est à en grande partie grâce à la lecture, enfant, des albums de Fred. Et donc ce moment est magique. C’était le gamin de six ans qui lisait Philémon qui était récompensé des années plus tard. Et pourtant j’étais très inquiet à la sortie du livre car je ne savais à quoi m’attendre étant seul pour la première fois à assumer le projet. Et très vite les premiers retours vont être très chaleureux. Très vite des options sont posées pour le cinéma, d’autres veulent s’emparer d’extraits pour des représentations. Une sensation formidable. Mon travail ne m’appartient plus et les autres s’en emparent. L’impact de COME PRIMA aura duré plusieurs années. Le livre vit désormais sa propre vie. Le film qui est sorti en Italie est différent de la bd. Le réalisateur en a fait autre chose et cela me convient parfaitement.
F : Tu as eu un droit de regard sur le tournage et le scénario ?
A : Oui mais je ne l’ai pas vraiment utilisé. J’avais signalé que cela m’intéressait de suivre les étapes du scénario et d’assister au tournage. J’ai pu le faire avec grand plaisir mais il y a eu un moment où j’ai expliqué au réalisateur qu’il fallait bien que ça devienne son histoire. Et qu’il pouvait emmener le récit ailleurs, le tirer plus à lui. C’est déjà un beau cadeau que l’on me fait de voir un de mes ouvrages adapté.
F : Ce qui frappe dans cette trilogie c’est le soin apporté aux couvertures notamment avec une maquette identique, épurée, qui attire le regard immédiatement.
A : Au départ il n’y avait strictement rien de réfléchi. J’avais simplement dit à mon éditeur que les deux frères étant principalement sur la route, je souhaitais qu’elle occupe une place importante sur la couverture. J’ai composé deux dessins de couvertures, dont une où le ciel prédominait (non retenue). Puis, par la suite, j’ai essayé de garder ce principe de composition pour trouver une unité avec les deux ouvrages suivants.

Commedia Dell’arte
© Delcourt
F : Et SENSO arrive 5 ans après, en 2019.
A : Oui, je fais plusieurs livres dont le DONJON, un livre avec Étienne Daho, je fais de grosses expositions, je prends également huit mois pour faire un tour du monde en famille, en mode sac à dos… SENSO aurait pu arriver plus tôt, mais j’ai laissé les choses se présenter au bon moment. Je me suis laissé embarquer.
F : Comme pour COME PRIMA, SENSO trouve son origine dans des aventures que tu as vécues.
A : Le début de SENSO m’est vraiment arrivé. Je suis dans un hôtel, je n’ai pas de chambre et on me propose de dormir dans le jardin. Je mixe cela avec la rencontre avec ma compagne et mes notes dans les carnets et je me rends compte que j’ai d’autres histoires à raconter, toujours en lien avec l’Italie.
F : Il y a plusieurs toi en fait dans SENSO ?
A : Je suis un peu partout et à plusieurs endroits. Je me suis démultiplié dans cet ouvrage. Je n’avais pas de portable non plus à l’époque, comme le personnage principal, en décalage.
F : Il y a un côté THE PARTY de Blake Edwards, dans SENSO avec cette nuit où rien ne se passe comme prévu. Une impression renforcée par la coupe année 50-60 du personnage féminin et son caractère dynamique et fort. On est aussi également en plein Commedia Dell’Arte et l’exubérance de ce cinéma Italien très charnel.
A : C’est du théâtre. Et les statues de ce parc à géométrie variable existent, même si elles sont la somme de 3 endroits différents. C’est mon livre le plus théâtral, se déroulant dans un lieu unique, une seule temporalité (de nuit) avec des successions de scénettes et des personnages très souvent dans l’exagération et la caricature. Cela me rappelle mon enfance où je dessinais mes parents dans les coulisses.
F : Et beaucoup de mystères.
A : J’aime bien l’idée qu’il ne soit pas nécessaire de tout dire. Et de s’autoriser des glissements vers ce qui pourrait presque être une fable. Comme l’apparition du taureau, par exemple. Ce n’est pas un minotaure mais cela pourrait. On n’est pas dans le fantastique, mais on rentre dans quelque chose de plus onirique et merveilleux que seule une nuit peut te proposer. À l’image de la rencontre avec ma compagne et ce moment qui devient spécial, magique, où tu te rends compte que quelque chose est en train de se passer et que demain matin ne sera plus comme avant.

Vaffanculo Rock’n roll
© Delcourt
F : Puis c’est la clôture en 2023 de la trilogie avec MALTEMPO, l’album qui m’a le plus parlé. L’action se passe dans les années 2000. Il y a un radio crochet et c’est ton adolescence qui s’exprime. Il y a clairement un lien avec la musique que l’on retrouve dans ton œuvre avec notamment l’illustration de Time they are a changin’ dans l’album collectif BOB DYLAN REVISITED mais aussi dans le fait que tu as suivi Étienne Daho sur une tournée et que tu termines un travail avec Arthur H.
A : Le dessin et la musique ont toujours été là de manière conjointe. L’adolescent réservé que j’étais se partageait entre ces deux occupations. Je dessinais dans ma chambre où je jouais de la guitare sur mon lit. Et pendant très longtemps ma guitare était posée à côté du bureau sur lequel je dessinais et je passais de l’un à l’autre. Et encore de nos jours, après avoir dessiné 2 heures, je prends une pause en grattant ma guitare pendant 20 minutes avant de me remettre à ma planche à dessin. J’aurais pu tenter de devenir musicien mais le dessin occupait finalement une place trop importante. Et vers 16 -17 ans, j’ai écrit des chansons, notamment 5 avec mon cousin en Italie. Je les avais complètement oubliées et je les retrouve il y a 5 ans. Là, j’ai un shoot de nostalgie. Je me souviens de ces moments à jouer avec mon cousin, sur la plage, pour essayer d’intéresser les filles…
F : Et cela fonctionnait ?
A : Non, évidemment pas. Mais repenser à tous ces moments me donne les premières impulsions pour écrire une troisième histoire. Aborder un autre rapport que j’ai avec l’Italie, avec mon adolescence. Et nous voilà parti pour MALTEMPO.
F : Tu as même réussi à produire et sortir tes chansons d’adolescent finalement.
A : Des 5 chansons écrites à l’adolescence, et qui sont mon point de départ de MALTEMPO, je m’amuse à pousser le bouchon jusqu’à les enregistrer pour de bon, 35 ans plus tard. Je ne change rien. Je ne triche pas avec cette naïveté adolescente. Par contre, je les mixe un peu pour en faire 2 textes qui deviennent ce que chantent les personnages dans le livre, et que j’enregistre donc avec 3 copains pour en faire un disque. Petite boucle spatio-temporelle vertigineuse et joyeuse. J’ai écrit ces chansons quand j’avais 15-16 ans et, 30 ans plus tard, je les fais interpréter dans le livre par des personnages du même âge, et moi je les enregistre avec pochette en italien comme si les titres existaient depuis cette époque. Bref… MALTEMPO vient de là et tous les souvenirs d’adolescents que cela m’évoque.
F : En tout cas grazie mille pour cet album collector que je mettrais sur ma platine dès ce soir (privilège du rédacteur). Pour revenir à MALTEMPO mais aussi aux deux autres albums, tu portes à chaque fois un regard sur la société italienne notamment ce racisme envers les migrants mais aussi une société qui n’en a pas fini avec le fascisme.
A : Ma mythologie familiale italienne, comme celle de beaucoup de familles italiennes, est marquée par la part sombre de cette époque. Ce passé a toujours été présent. On trouve encore en Italie des gens qui ont chez eux un petit buste de Mussolini dans leur bibliothèque… Mais il n’y a qu’à regarder ce qui se passe partout dans le monde, en ce moment. L’Italie n’est pas la seule à être concernée.
F : C’est de là que vient une des scènes de MALTEMPO ?
A : Exactement. J’ai vu cela à Venise, un mini buste du Duce par terre. En plus, lors de l’écriture, c’est l’élection de Giorgia Meloni, donc je me nourris aussi de ce que je vois et j’entends. En fait, c’est toujours là et je fais intervenir 3 crânes rasés dans mon récit, représentant ce que vit l’Italie.
F : Et puis c’est aussi l’histoire de l’accession à un rêve avec toutes ses embûches.
A : Dans MALTEMPO il y a la volonté de raconter ce truc inaccessible qui te sert de phare. Il y a ces gamins à qui on dit depuis toujours que « quand on naît ici, on ne fait pas de Rock’n Roll, on bosse sur des chantiers ou pour la mafia. Alors tes rêves de musique, tu les oublies tout de suite. » Si je n’ai pas eu à encaisser un environnement aussi hostile, il y avait quand même quelque chose contre quoi je devais avancer. Très mal dans le système scolaire, le dessin m’a servi de phare. Pour moi, faire de la BD était le point de fuite, l’horizon à ne pas perdre de vue pour traverser les tempêtes. Il y a tout cela dans MALTEMPO. Et puis, à la fin de ce livre, j’ai eu la sensation d’avoir fait le tour de ce que j’avais à raconter sur mes Italies…
F : Quand on lit la trilogie italienne, que l’on peut prendre dans n’importe quel ordre, on se rend compte que COME PRIMA évoque les années 30 aux années 60 avec des personnages ayant 50-60 ans. Puis SENSO c’est la crise de la quarantaine avec une période mal définie autour des années 90 pour terminer sur des adolescents de 17 ans dans MALTEMPO dans une Italie actuelle. Une sorte de compte à rebours dans le temps qui évoque différentes étapes de ta vie.
A : Je ne l’avais pas vu comme cela. Tu dois être le premier à faire un tel lien. 3 thématiques et 3 temporalités de ma vie et de mon rapport à l’Italie, c’est très juste.
F : Les 3 tomes de la trilogie se dirigent quand même à chaque fois vers des notes positives.
A : J’ai besoin de me dire que je vais vers un apaisement, vers la lumière. C’est ce qui mobilise mon attention et mon énergie, dans la vie.

Week-end à Londres
© Delcourt
F : Finalement ton rêve de devenir une Rock Star, tu vas l’être par procuration en suivant pendant 3 ans Étienne Daho.
A : J’ai fait l’HOMME QUI CHANTE comme un carnet de voyage, un journal de bord à l’intérieur de la création artistique. Cela faisait un moment que j’avais en tête l’envie d’accompagner un artiste, chanteur, danseur, sculpteur, pendant sa période créative. Et c’est là que mon éditeur me propose de suivre Étienne Daho qui va rentrer en studio. J’avais en plus une expérience de concert dessiné avec Brigitte Fontaine ou JP Nataf et beaucoup d’autres. On contacte donc Étienne pour lui exposer notre projet, et il nous répond « Banco, rendez-vous à Londres dans 8 jours. » Un truc un peu dingue. Et cela va durer 3 ans, du commencement de l’écriture des chansons aux enregistrements puis à la tournée. Parfois on se voyait tous les 10 jours, parfois on ne se voyait pas pendant plus de 2 mois.
F : Et en plus Étienne Daho c’est un nouveau lien avec l’Italie.
A : Même plusieurs. Il est très souvent en Italie d’ailleurs. Il a été intrigué que ce projet soit porté par des dessins. Quelque chose qui le rendait curieux et auquel il était peu souvent confronté.
F : Et quels sont tes goûts musicaux ?
A : Cela dépend sur quoi je travaille. Beaucoup de musique italienne. Paolo Conte, Fabio Viscogliosi, Errica Mu, Lucio Battisiti, Andrea Laszlo De Simone… Des morceaux instrumentaux comme chez Nino Rota ou René Aubry que j’ai eu le plaisir de rencontrer à plusieurs reprises.

Jardins Invisibles
© Delcourt
F : LES JARDINS INVISIBLES, ta dernière production, semble être l’épilogue de ta trilogie italienne, mais cette fois ci sans le côté fiction, tout en restant dans cette exploration de ton enfance et de ta relation avec ta fille.
A : C’est de l’autobiographie pur jus. Des petits fragments qui racontent une nouvelle fois mon lien à l’Italie et de cette Italie que je transmets à ma fille. Je lui raconte d’où je viens et pourquoi il a été important d’aller y vivre. Toujours issues des mêmes carnets que je tiens depuis des années, je me suis rendu compte que ces anecdotes ne pouvaient pas être travesties, ni transformées. Elles ne pouvaient pas emmener vers de la fiction. Pour qu’elles soient valables, je devais les raconter au premier degré, à la première personne. Mais je n’aurais pas pu réaliser LES JARDINS INVISIBLES avant d’avoir terminé la trilogie italienne car ces jardins, c’est ce qui reste. Un épilogue non prévu mais des histoires intimes.
F : Et discret jusque dans la maquette.
A : J’ai eu la chance de recevoir un accueil très chaleureux. La presse signale même que cela peut être une porte d’entrée pour découvrir mes autres ouvrages. Ma fille a compris ce que je voulais lui transmettre en lisant ce livre et c’est là un merveilleux cadeau.
F : Merci Alfred. Ce fut un plaisir de discuter avec toi. Arrivederci
A : Plaisir partagé.
La BO : Notturno par Alfred con suei amici
Wow ! belle interview ! on sent qu’il est volontiers disert et c’est cool !
Je ne connaissais pas ces deux morceaux composés comme une BO de Maltempo !
Et il a raison quand il parle de l’influence du cinéma italien sur le Nouvel Hollywood, on parle souvent de leur rapport au cinéma américain classique ou celui du Pre Code ou de la Nouvelle Vague mais le cinéma italien, c’est super important pour cette génération, de toute façon dans l’après guerre, alors que le cinéma hollywoodien allait entrer en crise, le cinéma italien devient le meilleur cinéma du monde.
Bonjour Ludovic.
En effet Alfred n’est pas avare en mots. Et j’ai des chutes si cela t’intéresse 🙂 surtout sur le cinéma. Il pense aussi que le meilleur cinéma du monde à cette période était le cinéma italien. Vous vous entendriez bien tous les deux.
Belle interview et découverte pour le coup.
Merci Fletcher !
Merci de nous avoir lu, Maya.
N’hésite pas à revenir donner tes impressions si tu te mets à lire ALFRED.
Au plaisir de se retrouver pour une prochaine saison.
Je me rends compte que je n’ai lu que la BD de la série de La petite bédéthèque des savoirs d’Alfred. Merci beaucoup d’avoir posé la question car la réponse satisfait totalement ma curiosité.
Une très belle interview qui raconte comment la vie de l’auteur nourrit ses créations : on ne peut pas séparer l’homme de l’auteur. 😀
C’est très impressionnant d’être invité ainsi dans les coulisses : l’émotion à la réception du prix, les éléments autobiographiques, le courage de mettre de côté cent-cinquante pages (!) de bande dessinée, pour recommencer, la capacité à prendre du recul pour identifier l’incidence de l’histoire familiale, la conciliation de deux passions (BD et musique), de deux cultures (Italie & France), la diversité des créations (de Donjons à Étienne Daho).
Une très belle interview, généreuse.