Focus : Le lectorat comics, le syndrome de Stockholm en action ?
SPECIAL GUEST : SIMON
Si vous trainez encore sur les réseaux sociaux, vous avez sans doute croisé la plume de Simon aka…Scie Mon, libraire indépendant et en ligne pour EXCALIBUR COMICS.
C’est à son tour de jouer les guests pour BRUCE LIT avec cet article forcément polémique : pourquoi beaucoup de lecteurs ne s’aventurent pas hors de leur zone de sécurité ? En gros, y a t-il une vie après Batman?

En tant que libraire spécialisé comics, c’est un phénomène auquel je fais face de façon récurrente, que ce soit via le conseil sur le web ou en direct : le lectorat comics aime bien ses doudous, ses références, les trucs qu’il connaît, qui ne le bouscule pas trop et il va rarement s’aventurer ailleurs.
Je pourrais fournir des exemples par dizaines mais certains me semblent plus pertinents que d’autres. D’abord, sur le dessin. J’adore le Silver Surfer de Dan Slott et Mike Allred. Bon, de manière générale, j’adore Mike Allred ! Quand le titre est ressorti en Omnibus, on en a beaucoup parlé chez Excalibur car on le considère comme un chef d’œuvre ! Et chose folle, le seul élément négatif qui revenait portait sur les dessins. Parce que Mike Allred n’a pas un style académique du tout ! C’est pop-art, psychédélique, le trait est épais, les visages un peu bizarres. Bref, ça n’est pas fait pour tout le monde et forcément, c’est clivant.
Et ce n’est qu’un exemple d’artistes parmi d’autres qui clivent et peuvent donc freiner les ventes. Ça a été le cas récemment pour Hayden Sherman sur Absolute Wonder Woman. Déjà que le personnage n’est pas la plus grosse vendeuse de la Trinité DC Comics, si les gens s’arrêtent aux dessins alors qu’on leur conseille le récit comme l’un des meilleurs de l’année 2025, ça en devient fortement désespérant…

Et je pourrais parler de la grandiose Bilquis Evely aussi ou encore très récemment de Javier Rodriguez. A contrario, quand ce sont des artistes qui proposent des planches d’une laideur folle comme Rob Liefeld ou Salvador Larroca, ce type de discussion n’a pas lieu. Plastiquement, ça ressemble à du comics, c’est dans les chaussons habituels donc, ça semble ne pas poser de problème.
Éloignez-vous des standards et là, les commentaires négatifs vont pleuvoir. Il semble que notre proposition de conseils n’ait pas de portée et se bloque à un hermétisme. Parce que “le style est trop spécial”, parce que “je n’ai pas l’habitude de lire ça” ou que “je n’apprécie pas ce style de dessin”.
Alors, bien entendu, à un moment donné, on sait ce qui nous plaît ou pas, on connaît nos goûts, nos limites et on parvient à deviner ce qui va nous plaire ou pas. Mais je crois réellement qu’il faut sortir de sa zone de confort, sous peine de ne pas évoluer. C’est quelqu’un qui ne voulait pas entendre parler de Taylor Swift il y a 3 ans et en est devenu un fan absolu qui vous dit ça ! Et juste parce que ma copine a insisté comme une dingue et m’a traîné aux concerts !
Et justement, n’est-ce pas cette habitude qu’il faut casser ? Ce confort et ce côté doudou qu’il faut parfois combattre ? Peut-être aussi une forme de snobisme ? Une posture un peu hautaine et prétentieuse qui tend à vouloir préserver une certaine image du comics.

Mais les meilleurs comics ne sont-ils justement pas ceux qui sortent des sentiers battus et proposent des bifurcations, nous mettent hors de notre zone de confort ? L’art est en évolution et, même quand il possède des logiques industrielles (souvent pernicieuses pour sa pleine expression), c’est cette évolution, ce mouvement permanent qui lui permet de se renouveler et de rester pertinent.
Un autre exemple qui me paraît pertinent et complète cette idée est lié aux ventes d’intégrales. Ce sont d’excellentes ventes de notre côté. Mais on a remarqué quelque chose de curieux. En effet, à l’heure actuelle, on arrive à des périodes avec des épisodes parfois inédits dans certaines Intégrales. Et alors même que cela se vend très bien sur un personnage tels que Captain America, dès que l’on passe à un autre scénariste et à une période inédite en VF, ça marche beaucoup moins bien. Du style des ventes divisées par 2 ou 3. Comme si ce qui intéressait les gens était de retrouver le confort de leurs moments de lecture passés. Ce n’est peut-être qu’une exception mais ce qui se vend le mieux est ce qui a déjà été lu. Alors oui, dans des versions non-censurées. Mais dans le fond, on a la même intrigue, le même développement déjà connu. La seule explication que je peux trouver est donc que les gens cherchent simplement à se replonger dans leur enfance au travers des histoires déjà racontées. Et dès lors qu’elles n’ont pas été déjà lues, un blocage se crée. La peur d’une déception ?
Je ne sais pas mais cela interroge fortement quand on conseille énormément la période JM DeMatteis sur Captain America. Pas un petit nom, donc. Mais pourtant, les ventes s’écroulent. On en revient même à se remettre en question et à se dire qu’on a mal fait notre boulot !

Je pourrais aussi parler des ventes excellentes de séries pourtant considérées comme étant médiocres parce qu’elles portent sur des personnages populaires comme les Marvel Comics ou le run tout pourri de Saladin Ahmed sur Daredevil et je pourrais en donner d’autres. Le Batman de Zdarsky, le Hulk de Donny Cates ou son Thor, etc.
Les gens vont rester sur des valeurs sûres, refuges plutôt que s’aventurer sur d’autres personnages tels que Moon Knight, Ghost Rider (qui bénéficient récemment d’excellents runs) ou encore le Batman de Ram V. Ce dernier est plus difficile d’accès, demande un investissement supplémentaire et n’est donc pas à la portée de tous.
Mais bon, est-ce un argument suffisant ? J’ai parfois le sentiment que le lectorat comics est pris dans une forme de syndrome de Stockholm. Plutôt que d’aller chercher de nouvelles lectures de meilleure qualité en allant chercher des conseils, il préfère se concentrer sur les personnages refuges, les classiques, même si la qualité est en baisse prodigieuse.

Alors que le choix est là et que la qualité se trouve partout, il suffit juste de regarder ailleurs et d’ouvrir ses chakras. Se plonger dans l’indépendant, aller voir des personnages plus secondaires. Explorer d’autres périodes de l’histoire des comics. Il y a suffisamment de possibilités et de choses à découvrir qu’il est difficilement tenable d’entendre des gens se plaindre de la qualité en berne des séries alors qu’ils ne cherchent pas ailleurs et ne font pas preuve de curiosité. C’est d’autant plus rageant quand on met en avant ces titres, souvent des coups de cœur et que, derrière, les ventes ne suivent pas.
C’est souvent le cas avec les titres indépendants. Ma plus grosse frustration a été Kaya, une série de Wes Craig à la frontière des genres, qui ressemble à du Kirby, du Mignola et plein d’autres trucs beaucoup trop biens ! Nous n’avons pas arrêté d’en parler mais les ventes n’ont jamais décollé, malgré un premier tome à 10€. Comme quoi, le prix n’a pas toujours d’incidence sur les ventes (voir quasiment jamais mais c’est un autre sujet).

Comme il n’est jamais trop tard, foncez dessus avant que ça ne tombe en arrêt de commercialisation ! Vous ne regretterez pas ce voyage ! Fondamentalement, ce manque de curiosité est-il gênant ? Je pense que oui pour la diversité du marché et la prise de risques des éditeurs du milieu.
Parce que nécessairement, si un éditeur vend quasi exclusivement du Batman, du Superman ou du Spider-Man, on pourra difficilement reprocher à celui-ci de ne pas proposer plus de diversité dans son catalogue. Comment sortir des titres audacieux comme Kaya si les ventes ne suivent pas ? Mais est-ce que l’on peut nécessairement tout mettre sur le dos du lectorat et sa responsabilité individuelle ? Je pense que c’est trop facile.
Il y a aussi le rôle de l’éditeur et du libraire en tant que médiateurs et relais culturels sur des titres peu connus. Car peut-on reprocher au public de ne pas aller lire des choses différentes, moins connues si trop peu de monde en fait la promotion ?
Je m’incrimine dans cette problématique. Il est plus facile de parler des choses connues que des choses les moins connues. Ça n’a pas la même portée et il est toujours satisfaisant de voir que notre travail a de la portée.
Mais l’éditeur doit aussi faire son travail de commercialisation et il y a une véritable problématique là-dessus dans le monde de la librairie. Trop peu de communication fait en sorte de donner envie de découvrir et d’aller lire d’autres choses. On pourra louer les initiatives d’éditeurs que de faire du podcast et certains en font plus que d’autres pour mettre en avant la diversité du catalogue. Mais cela n’est pas suffisant car on se retrouve avec des méthodes de communication quelque peu archaïques voire peu efficientes.

Quand on voit 1 publication chaque jour sur un gros succès de vente ou un gros nom comme The Nice House ou bien Absolute, forcément, il a plus de portée que pour un titre moins connu. C’est la loi de la communication sur les réseaux sociaux. Cependant, est-ce bien nécessaire ? Le succès a déjà été installé sur ces titres alors, plutôt que céder à la facilité, pourquoi ne pas mettre en avant des titres différents ? Insister sur ceux qui ne sont pas d’excellentes ventes pour leur offrir une seconde jeunesse. Sortir de la culture de l’instantané dont souffre beaucoup trop notre société actuelle. Je n’ai pas de réponse à apporter mais je ressens une frustration immense de voir des pépites être en-dehors des radars et ne pas susciter d’intérêt pour un ensemble de raisons déjà évoquées précédemment.
Car la raison d’être de mon métier est de conseiller et de proposer des choses différentes aux gens. Pas uniquement les gros titres mais ceux qui ont besoin de mon soutien et la portée dont j’ai la chance de bénéficier via la vente en ligne.
Car c’est aussi ça être une librairie indépendante : soutenir des plus petits titres, des pépites qui méritent la lecture et aussi les éditeurs qui les font vivre. Pour cette raison, au sein du collectif Comic Shops Assemble, nous nous efforçons de soutenir les gros titres. Mais nous faisons en sorte de mettre en avant des titres plus risqués comme Rogue Trooper par Delirium ou Absolute Martian Manhunter ou d’autres dont je n’ai pas le droit de parler.
Et on sent une curiosité et un intérêt ! Preuve donc que la mise en avant, le soutien fonctionnent et ont une résonance chez une partie du lectorat ! En tant que professionnels du livre, je crois fortement qu’il faut devenir un relais pour inciter à la découverte, à la curiosité plutôt que de surfer sur la facilité. Il y a un équilibre à trouver.
Tout le monde a sa part de responsabilité dans ce manque global de curiosité. C’est à chacun d’en prendre sa part et d’agir en conséquence. On ne pourra pas toucher tout le monde mais on peut essayer.

Le cœur à ses raisons. Syndrome de Stockholm ? Non quand même pas, je ne me sens pas pris en otage dans une situation toxique, ayant « divorcé » de Marvel et DC Comics depuis belle lurette, entre autres raisons la énième refonte de leurs univers respectifs, je me recentre sur du old school (n’en déplaise à Tornado) et vais vers d’autres choses que du comics : manga, BD, bouquins etc..
Enfin voilà quoi, parfois il faut couper le cordon tout en aimant ce qui nous a plus autrefois dans ces univers fictionnels.
Tout comme dans la plupart des commentaires au dessus, je salue le ton engagé et assez franc du collier de ce magnifique article, aussi explicite qu’argumenté. J’ajoute que j’admire beaucoup la prise de risque professionnelle que représente la décision casse-figure d’aller chercher une clientèle en ciblant autre chose que la rentabilité immédiate, privilégiant ainsi l’authenticité basique d’une création : sans vous autres découvreurs courageux, on aurait raté nombre de géants de l’Art de la BD, je pense.
Je ne me reconnais pas tout à fait dans le titre, même si ma fascination pour l’objet BD a longtemps été une obsession/dépendance : alpha et oméga de mes désirs d’adolescent, je me privais de sandwich pour pouvoir m’acheter telle ou telle autre publication -puis il y a eu la musique…
Je ne connais pas la problématique des séries interrompues, ayant lâché l’affaire du « ongoing » depuis le début du siècle, à peu près ; mais j’admets que l’idée de ne jamais pouvoir lire la conclusion d’un arc narratif passionnant aurait peut-être suscité en moi (à l’époque) de sérieuses pulsions homicides… 😡
Je plaide par contre coupable, en ce qui concerne le tic d’ouvrir et de refermer une BD après quelques pages seulement. Mon grand âge (OUARFF !) m’ayant sensibilisé plutôt intensément à la « forme » du récit en image, plus ma « pratique » quotidienne du truc (à mon échelle toute personnelle, hein !), je revendique une certaine assurance, tout d’abord, quant à la rapide analyse de ce que je vais aimer ou pas ; ensuite à mon degré de tolérance pour la maitrise affichée du médium proprement-dit, au delà de la qualité du dessin ou même de la profondeur (tout juste suggérée via mon survol, évidemment) du scénario. Mes processus mentaux sont forcément d’avantage « calcifiés » au jour d’aujourd’hui, mais il me semble que les qualités intrinsèques relatives à tout récit en images sont les mêmes à l’heure actuelle qu’elles l’étaient à l’époque de Winsor Mc Cay, toutes techniques confondues, et même si la subjectivité des goûts joue aussi.
Par exemple, via les scans postés, je suis sûr de d’avantage m’attarder sur ce psychédélique Manhunter (spectaculaire, la traduction graphique du personnage/concept !), même si l’histoire est téléphonée, plutôt que sur sur cette Kaya dont tu dis tant de bien : l’expression des visages des deux personnages, sur la vignette, ne m’inspire pas du tout, au delà de la relative banalité, maladresse du trait ; et aurait tendance à refroidir mon intérêt assez spontanément, quelle que soit la valeur scénaristique de l’histoire proposée. Bon : à partir d’une seule case, j’extrapole un poil, vraisemblablement ; mais j’essayerai néanmoins, étant donné le ton passionné que tu emploies pour en vanter l’intérêt.
L’originalité n’est évidemment pas une fin en soi, en BD, même si c’est une accroche assez efficace sur les vieux routards un peu blasés que sont devenus certains d’entre nous (pas tous : voir Messieurs Présence ou Jyrille -entre autres !- ci dessus) ; surtout que la forme du récit participe autant que le scénario et le graphisme eux-mêmes à la réussite objective du tout, au delà du succès commercial.
Comme tout le monde, j’aime bien les surprises agréables (voire spectaculairement agréables, à la Sienkiewicz ou à la Andreas !) ; mais il est aussi très confortable de parcourir régulièrement les mêmes routes de campagnes (Franquin, Hergé, Claremont/Cockrum/Byrne,…), quand on est capable de revivre quasi à l’identique, et sans nostalgie aucune, les émotions originelles qui éclairèrent nos premières lectures, évidemment induites via une maitrise intemporelle de ce Neuvième Art adoré.