DANGEROUS ANIMALS de Sean Byrne (2025)
Un article de LUDOVIC SANCHESEn 1975, JAWS de Steven Spielberg pourrissait les vacances d’été de millions de spectateurs. Un demi-siècle plus tard, après une tripotée de nanars et de copies plus ou moins réussies, Sean Byrne tente de renouveler le genre du « shark movie » et réussit avec DANGEROUS ANIMALS une série B maline qui mêle habilement les registres et en détourne les codes.

© IFC Films/The Jokers
Pendant l’été 1975, un film va traumatiser toute une génération de spectateurs et créer un véritable raz de marée au box office américain, il s’agit évidemment de JAWS de Steven Spielberg, LES DENTS DE LA MER donc qui ne sortira en France que l’année suivante. On connait bien l’histoire aujourd’hui: Bruce, le fameux requin en animatronique, ne fonctionna que rarement sur le plateau lors du tournage, obligeant Spielberg à modifier sa mise en scène et à retarder au maximum l’apparition du monstre à l’écran. Souvenons nous: au début une bande de jeunes font la fête et un garçon et une fille décident d’aller batifoler au bord de la mer. La fille se déshabille et plonge dans l’eau tandis que le garçon reste sur la plage. L’écran large du Scope perd la jeune fille dans la grande étendue de la mer en apparence paisible. Soudain, la caméra plonge sous l’eau et nous montre la fille vue du fond de la mer. C’est à partir de ce moment là que commencent à résonner les fameuses notes de la musique de John Williams. Ce plan là, ce point de vue là, c’est celui du monstre, ce monstre que nous ne verrons pas, mais nous verrons à travers son point de vue à lui, la jeune fille devenue une proie, c’est donc le regard du prédateur.
Dans DANGEROUS ANIMALS, le troisième long métrage du cinéaste australien Sean Byrne sorti cet été 2025 (après une présentation au festival de Cannes dans le cadre de la Quinzaine des Cinéastes), un jeune couple de vacanciers en pleine idylle estivale, décident de se payer un petit frisson en expérimentant une séance de plongée au milieu des requins. Ils embarquent dans le bateau d’un certain Tucker, un marin un peu roublard et mal dégrossi, qui va leur donner ce qu’ils étaient venus chercher. Evidemment, on sait dans quel genre de film on est et on se doute de ce qui va arriver mais tout en s’inscrivant très clairement dans le sous-genre du « film de requin », Sean Byrne choisit de commencer son film sur une épiphanie: selon cette idée que ce qui nous terrifie nous fascine aussi forcément, les deux jeunes tourtereaux, enfermés dans leur cage de protection, apparaissent sincèrement émerveillés de se retrouver sous l’eau au milieu de ces squales qui nagent sans même se soucier d’eux (ce moment trouvera un écho dans une séquence tardive vers la fin du film vécue par l’héroïne face au requin). Il y a une scène assez similaire dans le dernier JURASSIC PARK (JURASSIC WORLD: RENAISSANCE de Gareth Edwards) où un paléontologue fond en larmes une fois arrivé sur l’ile en se retrouvant devant un véritable diplodocus, le monstre du film redevenant un temps l’objet d’un ravissement purement enfantin.

Contrairement à JAWS, Sean Byrne nous donne à voir les requins d’entrée et plein cadre, le regard des personnages se confondant avec notre point de vue de spectateur. Le regard que nous n’aurons jamais, ni dans cette scène d’ouverture ni dans le reste du film par ailleurs, c’est celui du requin, c’est cette caméra au fond de l’eau qui traque les pauvres baigneurs, manière pour Sean Byrne de nous prévenir des le début que le vrai prédateur définitivement n’est pas celui qu’on croit. Ce qui fait le charme de DANGEROUS ANIMALS, c’est de s’inscrire dans le genre du film de requin avec une certaine modestie, il y a un côté « série B » qui passe autant par le traitement assez premier degré de l’intrigue (même si il n’est pas totalement dénué de quelques petites touches d’humour mais ce n’est pas forcément ce qu’il y a de plus réussi) mais surtout un dispositif assez simple et une dramaturgie resserrée: un décor principal (le bateau, la mer autour), trois personnages principaux en gros, les fameux requins et c’est à peu prés tout. Là où le film se révèle vraiment malin, c’est dans sa manière de varier les registres à l’intérieur de cette trame minimale, passant tour à tour par le slasher, le film de tueur en série, le torture porn et le survival de manière à la fois efficace et ludique.
C’est surtout que Sean Byrne va à partir de ces éléments très basiques construire un dispositif bien particulier: en mars 1976, Serge Daney écrit dans LES CAHIERS DU CINEMA une fameuse et très négative critique du JAWS de Spielberg (intitulée MATIERE GRISE) et il explique que la mise en scène de Spielberg « consiste à tout filmer (événements, figurants) de deux – et de deux seuls – points de vue : celui du chasseur et du chassé. Il n’y a pas d’autre point de vue (spatial, moral, politique), pas d’autre place pour la caméra, donc pour le spectateur, que cette double position. » Chez Spielberg, il y a donc la victime et le prédateur, la caméra nous identifiant à l’un comme à l’autre, ce regard du prédateur (le requin relégué hors champ) devenant allégorie du Mal. Chez Sean Byrne, la configuration est plus complexe: il y a les requins certes mais il se sont qu’un élément dans le modus operandi du méchant. Et si le point de vue du requin est absent, c’est parce qu’il y a d’abord celui de la proie, celui du tueur (d’où la filiation avec le slasher movie) mais aussi celui du spectateur qui, par un procédé assez pervers, est incarné par un personnage dans le film, intégré dans le dispositif car il ne suffit pas au méchant de commettre des crimes, il lui faut en plus que quelqu’un puisse être témoin de sa cruauté.

© IFC Films/The Jokers
Dans une tradition des tueurs en série remontant au VOYEUR de Michael Powell (1960), le tueur de DANGEROUS ANIMALS ne se contente pas de tuer, il met en scène ses crimes et les immortalise même avec un vieux caméscope VHS anachronique. Comme dans le slasher movie, la pulsion scopique est indissociable de la pulsion meurtrière (la caméra subjective du tueur dans le HALLOWEEN de Carpenter exemplairement) et JAWS à sa manière anticipe le slasher, surtout en ce qu’il renoue avec une vision monolithique et manichéenne du Mal: tandis que le cinéma d’horreur moderne avait brouillé les repères entre la normalité et la monstruosité (des BODY SNATCHERS aux zombies de Romero), le requin de Spielberg est une figure de l’Altérité absolue qu’il faut détruire (d’où le fait que Daney le rattache au genre du film-catastrophe: « désir d’en finir avec l’horreur, désir de retour à la normale. C’est là la fonction des films catastrophe.« ). Il y a là une forme de puritanisme que le slasher va systématiser (jouir, c’est se condamner à mourir) comme un prolongement de la scène d’ouverture de JAWS et que le tueur de DANGEROUS ANIMALS incarne totalement: il cherche moins à survivre dans un monde qui exige qu’on soit au sommet de la chaine alimentaire (ce que suggère sa mythologie personnelle viriliste quand il raconte à l’envi comment il a survécu à la morsure d’un requin et exhibe ses cicatrices comme le personnage de Quint dans JAWS) qu’à combler l’impossibilité d’un rapport (sexuel) avec l’autre.
Les deux personnages principaux, la surfeuse et le gosse de riche (en plus du fait qu’ils rendent possible une relation entre deux personnes issus de milieux différents), sont les victimes idéales, ils devront être punis. Le garçon semble devoir être là pour réparer la tragédie de la scène d’ouverture du film de Spielberg où le jeune gamin trop bourré s’endormait lamentablement sur la plage tandis que la pauvre fille se faisait dévorer toute crue (et toute une contre culture de l’époque avec, diront certains) par le méchant requin. A l’opposé du « collectif de trouille » (dixit Serge Daney) qui se soude face au requin dans le film de Spielberg, l’héroïne surfeuse de DANGEROUS ANIMALS expérimente une forme de désenchantement, celle de vivre dans un monde où il est impossible d’être totalement libre, il faut faire avec l’autre même quand celui-ci est une potentielle menace (une poignée de main cordiale peut signer votre arrêt de mort) ou qu’il symbolise un monde à jamais inaccessible comme cette ile au loin (sur laquelle des riches estivants font visiblement la fête) sur laquelle on pourrait se réfugier mais qu’on atteindra jamais. Dans la confrontation finale de l’héroïne avec le requin, il n’y a plus de chasseur ni de chassé, la jeune femme réalise que ce qui rend le requin si beau et si terrifiant à la fois, c’est que l’humain le laisse au fond totalement indifférant. Ce qui relie tous ses personnages, c’est leur absolue solitude: la vraie horreur de DANGEROUS ANIMALS, c’est qu’on vit seul et qu’on meurt seul.

© IFC Films/The Jokers
La BO du jour:

Merci pour cette découverte et analyse.
Je trouve rafraichissant qu’un film n’aborde pas un genre codé sous l’angle du cynisme et de l’ironie, tout en tachant de le renouveler (l’animal reste un danger sans être anthropomorphisé en ennemi intime).