Interview Manu Larcenet
Propos recueillis par BRUCE TRINGALE pour GEEK MAGAZINE #47

Plutôt que de prendre des raccourcis sur l’autoroute de la paresse, Larcenet a choisi un chemin semé d’embûches : l’adaptation d’une bible post-apocalyptique où mort et désolation tiennent lieu de combat ordinaire. Jamais là où on ne l’attend pas, l’auteur sera chaleureux pour nous parler de la fin des temps. Nul en Walking Dead de son propre aveu, Manu ne descend pas du singe mais de la plus grande lignée des génies du neuvième art !
Après Le Rapport de Brodeck, il s’agit de votre deuxième adaptation littéraire.
Je voulais adapter Tideland qui avait été réalisé par Terry Gilliam, un film qui a eu zéro succès. Au moment de demander les droits, pas de réponse. Je trainais alors ma misère dans les bureaux de Dargaud où j’aime bien emmerder les graphistes et l’un d’eux me propose de lire La Route pour ses ambiances rudes. J’ai trouvé ça bien à la première lecture et à la deuxième, je commence à avoir des idées de plans et là les problèmes arrivent : le récit est écrit à la première personne. Or, je ne voulais pas d’une voix off, j’ai tout disséqué phrase par phrase pour rendre mon dessin le plus littéraire possible quitte à le sur-compliquer en allant à l’encontre de ma tendance à épurer. Je voulais que les lecteurs décodent les planches, passent du temps dessus.
Il y a beaucoup d’objets du quotidien…
Oui, McCarthy liste tout ce que les personnages voient quand ils rentrent dans un abri antiatomique. J’ai voulu faire de l’étude documentaire en très gros plan : si je dessine un pommeau de douche avec une goutte, on comprend qu’ils ont un peu d’eau et qu’ils vont se laver, si je mets une pile, ils auront de la lumière. Graphiquement c’est un plaisir de dessinateur que je peux me permettre à ce stade de ma carrière.
Et puis il y a cette association d’idées un peu psy, non ?
(Content) Ah ! L’association d’idées est effectivement au cœur de ma série précédente Thérapie de groupe. C’est fondamental dans ma psyché. Merci de l’avoir vu !

Beaucoup de références à la gravure et la peinture : Wyeth pour Christina’s World et Goya à la page 87 où un père étreignant son enfant manchot m’évoque le Saturne dévorant son enfant
(Enthousiaste) Oui, je pratique mieux Goya que les comics, là je suis nul à part pour Corben ! Pour Christina’s World, c’est inconscient mais maintenant que vous le dites, je me rappelle l’avoir étudiée au collège, personne ne comprenait que cette femme était handicapée. Merci pour cette remarque, c’est très intéressant.
Effectivement mon influence majeure était celle des graveurs : Doré et aussi des dessins de Van Gogh. Il y a aussi du Bilal, celui des Phalanges de l’ordre noir. Je suis revenu à mes amours premières mais la gravure a été fondamentale dans la représentation des corps !
Ces corps qui semblent tout droits sortis de la Shoah…
Exactement ! J’ai passédes semaines à me documenter sur les charniers des camps et ça m’a monté à la tête. Un an et demi sans repos c’est devenu une obsession, ces corps je les ai tellement regardés que je n’ai plus eu besoin de rependre les photos au moment du dessin. Cette noirceur m’était indispensable.
C’est très Actor Studio tout ça…
Oui ! Comme un De Niro avant un tournage ! On parle de 1400 dessins quand même ! J’ai beaucoup appris sur moi, notamment sur le fait que j’avais besoin de comprendre ce que je dessinais, d’insuffler de la vie à mes objets. Pour me détacher de La Route, je dois dessiner autre chose. C’est ma trentième année dans ce métier. Je dessine tous les jours depuis mon enfance, c’est mon moyen de me connecter aux autres.

La Route, c’est vos Idées Noires, non ?
(Emu) Ces derniers temps, je dessinais de la BD comique et il me manquait un truc, c’était le noir, celui de Franquin. Avec cet album, je me suis senti très proche de son dessin, merci de l’avoir remarqué !
La cover n’est pas sans évoquer un Don Quichotte et un Sancho Pacha de l’Apocalypse…
Ça y ressemble fort, oui ! C’est encore l’influence de Gilliam. Il y a un truc que j’adore chez lui, c’est le bric-à-brac. Dans le livre, le caddie est décrit comme un merdier sans nom. Au début, j’avais même fait un plan de ce caddie et je me suis aperçu que je pouvais y aller au feeling et que son contenu changeait de jour en jour. J’ai gardé le rétroviseur sans l’utiliser plus que ça.
Les silences sont nombreux…
J’en utilise souvent, c’est probablement l’influence de Goossens que je lisais dans Fluide Glacial et qui dessinait le silence. Dans le livre ceci dit, ils parlent très peu entre eux. Je n’ai quasiment retiré aucun dialogue. C’est un vrai bonheur pour moi d’illustrer ce silence qui s’agrippe à la réalité.

Le poids du silence
Pourrions-nous dire que votre expérience de la dépression a enrichi La Route ?
Oui, je voulais que l’on ressente le désespoir total. La plupart du temps, comme dans un film hollywoodien, tu as toujours cette idée que ça va s’arranger, qu’un petit oiseau va venir chanter à la fin. Or la dépression, ce n’est pas ça, c’est la perte complète du désir et de l’espoir.Je déteste que l’on mente au gens, je n’avais pas le droit de faire ça avec ce livre. J’en ai même enlevé une scène : celle où l’enfant est porteur de lumière pour son côté messianique.
Or moi, je voulais écrire la fin du monde, pas une aventure de Spirou ! Quand un père en arrive à apprendre à son fils à se suicider, où est l’espoir ? J’ai dessiné ces scènes mais elles ne fonctionnaient pas et j’ai tout dégagé à l’exception de la scène avec le Coca qui a fait pleurer ma femme.J’ai compris que la complexification de mon dessin avait fonctionné sur elle.
Et donc, Walking Dead ?
Je vais vous étonner, mais je n’ai pas vu Walking Dead, je me suis interdit en fait tout ce qui pouvait se rapprocher de La Route. En fait, je ne suis pas un fan de zombies, le film de Jarmusch (The Dead Don’t Die-Nda) j’avais trouvé ça minable ! J’ai vu récemment The Last of Us et je me suis dit que si j’avais vu ce film plus tôt avec ces décors incroyables, je n’aurais pas eu à me farcir les camps de concentration ! J’ai été scotché par cette jeune actrice (Bella Ramsey –Nda)
Comment imaginez-vous votre fin du monde ?
(Silence) Pas de gros trucs, de météorites, mais une lente détérioration d’un tout qui fonctionnerait par mosaïques.

Bruce console Larcenet après cette interview éprouvante
Merci de partager cet entretien !
Il y a une phrase qui m’a marqué : « ces corps je les ai tellement regardés que je n’ai plus eu besoin de rependre les photos au moment du dessin »
C’est glaçant, et j’ai l’impression que ce n’est pas quelque chose qui vous quitte facilement après avoir fini le travail.
Très belle comparaison avec Idées noires, c’est vrai que ces dessins « sales », aux particules qui paraissent empoisonner l’air ambiant, m’évoquent l’œuvre de Franquin. Mais déjà, l’image qui conclue l’article du présent blog sur Thérapie de Groupe renvoyait au « Labyrinthe » d’Idées Noires.
Je ne connais que le Manu Larcenet « rigolo », et encore, à peine : la noirceur y est un poil trop présente pour mon confort, là aussi. Autant dire que je ne m’infligerai jamais la lecture de cet album : pas l’estomac qui va avec…
C’est très beau, très soigné et je comprends complètement le besoin d’illustrer le mal-être, pour un vrai dessinateur de BD ; mais quel courage -ou quel masochisme ?!- de s’infliger l’assimilation d’une telle documentation pour nourrir sa création : ça relève de l’extrême, ici.
J’imagine qu’il ne voulait pas transcender le rendu : juste être le plus juste possible.
Je suis très impressionné par sa démarche artistique.
mais quel courage -ou quel masochisme ?!- de s’infliger l’assimilation d’une telle documentation pour nourrir sa création : ça relève de l’extrême, ici.
Le prix à payer pour produire un chef d’oeuvre.
Je trouve que LA ROUTE par Larcenet reste moins traumatisant à lire que BLAST (article sur le blog) ou LE RAPPORT DE BRODECK.
Très bon titre Bruce, inspiré par les articles de Libé et des Inrocks je dirais… après Ludo, un autre article qui sonne très professionnel (et pour cause).
J’adore cette interview. Je n’avais pas vu la filiation avec les Idées noires mais elle semble pourtant évidente à posteriori. Je regrette cependant que tu ne lui aies pas parlé du Sempé qu’il reproduit dans la bd. A part ça, un grand merci.
En farfouillant dans les archives du blog, je reconstitue que Cyrille et ma pomme avions fourni à Bruce les premiers articles sur des BD de Larcenet. Si on lui avait dit qu’un jour il l’interviewerait, je ne suis pas sûr qu’il l’aurait cru.
Le plus de cet entretien en chair et en os, ce sont les réactions de l’auteur aux questions, ce qu’on ne peut pas percevoir par échange de mails.
Pour LA ROUTE, je ne suis toujours pas disposé à la prendre, mon humeur n’est pas aux idées noires. Mais quand même, que de chemin parcouru depuis les débuts du blog… 😉
Merci de m’avoir prêté cette BD, et d’en compléter le plaisir de lecture par cette interview.
Comme d’habitude, des questions perspicaces et éclairantes, choisies avec empathie pour le créateur, et de solides références culturelles.