5bis : Gainsbourg Intime

Gainsbourg Intime : Interview de Aude Turpault et Anne C.

Une interview au dessus du jardin signée BRUCE LIT

1ère publication le 04 /10/ 2020- MAJ le le 03/03/23 avec en ajout des illustrations délicates de l’artiste Frédérique Roger dont vous pouvez apprécier le travail sur son Instagram.

Gainsbourg Channel n°5
©Autour du livre

5BIS est le récit autobiographique de Aude Turpault sur son amitié avec Serge Gainsbourg, initié sous les encouragements de son biographe officiel, le regretté Gilles Verlant à qui cet article est dédié.
Il est possible de se procurer 5BIS juste ICI.

Un jour de décembre 1986, 2 gamines de 13 ans décident de frapper à la porte de Gainsbourg. C’est le début d’une amitié de 5 ans d’une pureté absolue, révélatrice de l’âme d’enfant du beau Serge.
Pour Bruce Lit, elles témoignent pour la 1ère fois ensemble avec souvenirs croisés et photos inédites.

Un mot quand même : il s’agit de mon interview la plus extraordinaire, de ce genre de miracle qui s’arrache des vicissitudes du quotirien pour dépasser tous ces acteurs, Aude, Anne et moi.
Suite à mon article sur le livre de Marie David 5BIS RUE DE VERNEUIL, Aude prend contact avec moi en message privé : elle a adoré le papier et est prête à raconter de nouveau ce quinquennat gainsbouresque consigné dans son livre 5BIS.

C’est trop beau pour être vrai : le surlendemain le livre m’arrive, dédicacé par son autrice et démarre un projet d’interview sans cesse interrompu par de longues et chaleureuses conversations sur L’Homme à Tête de Chou.

Alors que le guide d’entretien en arrive à sa finition, l’idée d’associer Anne (A-C dans le roman) le troisième segment du triangle Serge-Aude s’impose. Est-ce parce que Triangle est l’anagramme de Tringale, mon nom de famille que je me retrouve mêlé à ces « retrouvailles » en MP ? Tout ça déborde d’amour, de passion, de photos inédites, d’un peu d’indiscipline et de beaucoup d’appréhension de leur part.

Une nuit, Serge avait décidé de nous laisser son grand lit pour dormir et s’était installé à même le sol. Il ne cessait de tousser. Nous avions alors déposé une couverture sur ses frêles épaules. Il en avait été très ému.
©Aude Turpault
©Frédérique Roger

A 40 ans passés Aude et Anne se mettent à nu sans jamais, à l’inverse de ce que la grande dégueulasserie attendait d’elles, s’être foutues à poil devant le chanteur controversé.
5 ans durant lesquelles 2 gamines malheureuses vont se réfugier chez l’homme le plus populaire de France. Le public connaît alors Gainsbarre quand Aude et Anne côtoient Lucien Ginsburg un gamin de 10 ans piégé dans un corps rongé par la maladie et les excès.
5 BIS décrit les 400 coups d’un chanteur démaqué par deux pisseuses qui l’aimaient pour ce qu’il était, un clown triste qui sortait les billets comme d’autres les ballons, volait ses propres livres à la FNAC, leur faisait des burgers dégueulasses avec amour et leur a donné le courage d’être elles-mêmes contre le monde entier.

Il n’est pas donné à tout le monde de rentrer dans le cercle des créatures façonnées par Gainsbourg, des Lolitas qui lui ont toujours échappé pour lui revenir sous forme d’amour pur. 5BIS est un roman initiatique, le moment où LES PETITS BOUDINS se transforment en femmes sous l’oeil de l’esthète, le premier, le dernier à avoir cru en elles. C’est donc avec une immense fierté et un zeste d’orgueil que je vous laisse découvrir leurs réponses
.

Les autres, on s’en fout, rien que toi, moi, nous !
©Collection personnelle de Aude Turpault

Bonjour Aude, merci de m’accorder cette 1001ème interview sur Serge Gainsbourg.
Tu n’en as pas marre de parler de lui ?

Aude : Si, mais comme tu es très talentueux, on fait un effort. Plus sérieusement, non. Je ne m’en lasse pas. Même si j’ai parfois l’impression de radoter.

Aude, tu es devenue psychopraticienne en psychologie énergétique. Avec le recul, pourrions-nous dire que ta relation avec Serge était une relation empirique et passionnelle, aussi constructive que destructrice ? 2 êtres cassés qui servaient de béquilles à l’autre.

Aude : Destructrice non. Bien au contraire. Mais passionnée et passionnante. Et constructive et enrichissante évidemment, même si je l’ai réalisé bien plus tard. Ce qui est certain aujourd’hui c’est que je pense qu’il est à l’origine de ma reconversion dans l’accompagnement thérapeutique. C’est une évidence.

Déjà à l’époque, notre « mission », à Anne et moi, était de faire en sorte qu’il soit gai, qu’il prenne ses médicaments. Je me permets d’imaginer que nous avons été comme une « soupape » pour lui. Avec nous, il s’autorisait à redevenir le petit garçon qu’il n’a jamais cessé d’être : faisant les 400 coups dans la rue, jouant à chat perché ou au foot dans les grands hôtels, foutant le bordel dans les restos, volant dans les boutiques ses propres livres, jetant de la terre sur les passants, envoyant valser les journalistes venus l’interviewer, lui faisant « sécher » les sessions de travail et j’en oublie.

Tu décris avec beaucoup d’honnêteté une enfance malheureuse et incomprise. Pourquoi aller chercher chez Serge ce que tu fuyais chez ton père, également alcoolique et autodestructeur ?

Aude : Je trouvais chez « Gaingain », au contraire, la légèreté. Le 5 bis était un refuge et où on en oubliait le temps. Tout était suspendu. Comme une parenthèse enchantée. Et on a tellement ri ! Ce qui m’aidait à supporter ce quotidien très lourd et douloureux.

Oh, la jolie fossette ! Gainsbourg se laisse photographier par Aude après avoir immédiatement décelé son charme invisible aux autres.
©Aude Turpault

Comment avez-vous découvert sa discographie ?  Vous étiez trop jeunes pour comprendre ses chansons !
Aude : Grâce à mes parents. Je ne comprenais pas tout, c’est clair !

Anne : Je n’ai pas le souvenir d’avoir entendu ses chansons à la maison. Le nom Gainsbourg m’était inconnu. Je l’ai découvert grâce à Aude.

Qu’est-ce qui vous plaisait dans l’image de ce vieil homme usé et ridé ? Les idoles de notre génération c’étaient Goldman, Balavoine, Renaud ou Daho !

Aude : J’aimais son côté provocateur et pas consensuel. Encore aujourd’hui, j’ai une admiration de dingue pour Philippe Katerine. Pour moi, il est de la même trempe. Furieusement fin, drôle, intelligent et « bousculant ». Je n’ai pas tellement changé de goûts, en fait !

Anne : Il avait tout sauf l’image d’un vieil homme usé et ridé ! C’était un gamin ! En fait il n’avait pas d’âge. Il pouvait jouer à chat perché ou même lever les pieds en rigolant quand Fulbert passait l’aspirateur ! (Son majordome Ndr-)

Même avant de le rencontrer, vous placez Gainsbourg dans une position d’adoration christique, celui qui va vous sauver de vous-même. Serge sera votre papa noël pendant 5 ans…

Aude : Je ne dirais pas ça. L’admiration pour l’artiste a laissé rapidement la place à l’homme, l’humain. Je l’ai aimé pour ça. Je n’attendais pas de lui qu’il me sauve, et pourtant c’est ce qui s’est passé et c’est bien après que je l’ai réalisé. Je ne pensais qu’à me marrer avec lui et Anne. Être avec eux tout le temps. Je dirais que pendant 5 ans, il a été tour à tour le Père Noël, un magicien, un pote, un frère, un père, un fils aussi dont il fallait s’occuper (le coucher, lui faire prendre ses médicaments).

Anne : Avant de le rencontrer je ne le plaçais pas dans une adoration christique. Il aura été mes vacances scolaires et mes mercredi après midi pendant 5 ans !

Le portrait flou d’une ado des 80’s
©Anne-C

En décembre 1986, vous décidez de rencontrer Gainsbourg : aviez-vous planifié cet évènement depuis longtemps ?

Aude : Absolument pas ! Cela faisait déjà quelques semaines qu’on « squattait » devant chez lui avec d’autres fans, sans jamais sonner. Ce fameux jour, c’est la pluie qui nous a poussées à le faire !

Anne : Je ne me souviens pas avoir attendu avant d’aller le voir. Une copine d’Aude lui avait filé l’adresse. Je vivais à Alesia c’était un mercredi après-midi. On a pris la ligne 4, direction porte de Clignancourt ! On est descendues à St-Germain-des-Prés sans se poser de questions !

Vous avez eu une chance incroyable : vous sonnez et il ouvre ! Avez-vous  conservé cette première photo avec lui et pourquoi ne pas l’avoir publiée dans 5bis ?

Aude : Oui, une chance de dingue d’avoir deviné le code secret (sonner 3 coups) pour qu’il vienne ouvrir. Le choix des photos revient à mon éditeur.

Anne : Oui on a eu une chance incroyable ! Enfin Aude a fait le code secret sans le savoir : Sonner 3 coups !
Il me reste 3 polaroids de cette première rencontre ou peut-être était ce de la seconde. Polaroid un peu flous! Je devais trembler et chacune dédicacée par lui ! Avec sa signature tremblante. Ça allait bien ensemble en les regardant à nouveau !

Aude , Anne et Gaingain

Serge était un homme élégant. Que sentait son salon de la rue de Verneuil ? Le tabac, son pastis, des parfums raffinés ?

Aude : C’est drôle car curieusement je ne me souviens pas de l’odeur de tabac alors que nos vêtements, nos cheveux en étaient imprégnés. Je ne me souviens que de la chaleur à l’intérieur et son parfum.

Anne : Serge était très élégant car il faisait venir la manucure pour ses ongles, son jean était coupé et élimé pour tomber pile au niveau des repettos ! Ses cheveux toujours à la même longueur ! C’est étrange jamais je me suis dit « il sort de chez le coiffeur ou bien il a les cheveux longs », non ils étaient toujours à la même longueur. Il devait se les couper seul.
L’odeur de son parfum Van Cleff and Arpels c‘était ça l’odeur chez lui. Il avait une immense bouteille sous sa table. Il s’en aspergeait les joues et le cou plusieurs fois par jour !
L’odeur du tabac c’était seulement dans les taxis assise à côté de lui que je m’en souviens.

5bis  m’apprend des détails ravissants : Serge écoutait la musique à fond et Elvis quand il avait besoin de pleurer. Que disait-il du King ?

Aude : Hélas je ne sais plus. Je me souviens seulement qu’il pleurait énormément en l’écoutant.
Anne : Oui il écoutait sa musique à fond . Lui, Adjani, Birkin !
Je ne me souviens pas qu’il écoutait quelqu’un d’autre.

Mais 2 anecdotes : un jour il nous montre un nouvel appareil en disant « regardez comme c est génial » . C’était un lecteur CD ! C était tout nouveau !
Alors il se lève et met un CD.. et à la fin Aude se lève pour mettre l’autre face ! Et là, je me souviendrais toujours de son amusement ! Y avait pas de face B comme sur les 33 tours !
Et une autre fois, il revient du drugstore avec un CD de lui, il l’ouvre pour le mettre.. C’était Johnny Hallyday ! Il y avait eu une erreur ! Il tirait la tronche ! C’était drôle.
Je me souviens d un 33 tours des Sex Pistols mais c’était plus pour la déco! Il était posé par terre. On l’a jamais écouté.

D’autres détails peuvent rappeler un Marlon Brando paranoïaque : Serge vous espionnait depuis sa chambre avec un mouchard radio depuis son salon !

Aude : Oui et avec le recul c’est bouleversant. Cela montre à quel point il a pu être blessé par les autres, probablement trahi, au point de vouloir espionner ce qui se passait dès qu’il tournait le dos. Ça me rend très triste.
Anne : Oui, on a su bien plus tard que Serge nous écoutait. Mais je crois que c’était suite au fait qu’un homme s’était introduit chez lui.
Mais c’est vrai qu’il montait parfois sans raison et là on a compris…

Serge mettait son réveil tous les jours pour voir ses copains éboueurs et espérer faire un tour sur le camion-poubelle. Il saluait alors les passants de la main, si fier
©Aude Turpault
©Frédérique Roger

Aude, parlons de ton parti pris narratif : pourquoi ne jamais nommer Gainsbourg et ce détachement ? Tu dis Lui pour Serge et  Elle pour toi.

Aude : Je n’arrivais pas à écrire « je », c’était impossible. La 3 ème personne m’a permis la distanciation nécessaire à l’écriture car je suis très pudique et réservée. De plus, je ne souhaitais pas « profiter » du fait que ce soit Gainsbourg. J’aurais pu mettre son nom dans le titre (j’aurais peut-être bénéficié de plus de visibilité), mais je ne l’ai pas fait. Je voulais que cette histoire puisse être universelle : un chanteur vieillissant et malade qui passe beaucoup de temps avec deux ados qui essaient de lui insuffler de la vie. Le titre m’a été soufflé par Gilles (Verlant, le biographe décédé de Serge- Ndr), il trouvait chouette d’en faire un roman à tiroirs, avec des énigmes, qu’on croie qu’il s’agisse de Bashung ou Higelin. Et puis j’avais aussi envie que ce livre vive un peu caché. D’ailleurs, quand on vient m’en parler, je suis toujours surprise car peu référencé et ça me convient.

5 Bis voit le jour 15 ans après la mort de l’artiste. Pourquoi avoir autant attendu ?

Aude : C’est le temps qu’il m’a fallu pour réussir à en parler. Juste après sa mort, j’ai voulu vivre ma vie d’ado car avant, toute ma vie tournait autour de lui. Après son décès, je ne parlais pas de lui, c’était trop douloureux et c’est Gilles, encore lui, qui m’a demandé de lui envoyer par mail un souvenir par jour. Et quand il y a eu pas mal de mails, il m’a suggéré de raconter le reste, ma vie, l’école, etc

Quelle a été la réaction du clan Gainsbourg à 5bis ? Ils apparaissent tour à tour dans ton roman : Birkin est charmante et aimable, Bambou jalouse et Charlotte sympathique avec vous.

Aude : Je le leur ai fait parvenir mais n’ai eu aucun retour. On m’a raconté que Charlotte avait regardé une émission que j’avais tournée pour Canal Plus, mais je n’en sais pas plus.

Serge te dédicace une HISTOIRE DE AUDE NELSON. Son écriture est très tremblante, pourquoi ?

Aude : Son écriture était très travaillée, c’était sa « signature ». Il s’appliquait. Et puis probablement l’alcool, la vue plus très nette 

Dans son calepin Hermès, Gainsbourg note le 15ème anniversaire de Aude à souhaiter.
©Collection personnelle de Aude Turpault

A deux reprises votre amitié tourne à l’amour platonique : Serge te déclare son amour. Tu es devenue l’une de ces mineures dont il s’imaginait s’éprendre ?

Aude : Je suis incapable de répondre pour lui… Je n’ai pas compris ce qui se passait à ce moment-là.

Tu l’aimais, tu le trouvais beau, tu ne pouvais pas vivre sans lui, tu étais très mature pour ton âge : pourquoi ne pas avoir cédé à la tentation ?

Aude : Je n’ai jamais vu en lui autre chose qu’un père, qu’un pote. Jamais je n’ai pensé à quoi que ce soit d’autre. Je l’ai rencontré lorsque j’avais 13 ans !

Tu es aujourd’hui mère de 2 filles de 24 et 13 ans. Si demain la cadette  allait squatter chez Benjamin Biolay, son fils spirituel, tu dirais quoi ?

Aude : Bah d’abord, j’exigerais qu’elle m’emmène avec elle parce que Biolay, ma foi, j’aime beaucoup. Plus sérieusement, je ne serais pas hyper ravie et je pense que je la mettrais en garde. Mais je ne l’empêcherais pas, bien sûr.

Anne, dans cette relation triangulaire, tu étais celle qui semblait la plus en retrait. En as-tu souffert ?

Anne : Je n’ai pas souffert de cette relation triangulaire où Aude avait plus de place. J’étais en retrait. Je me trouvais tellement moche. Des boutons , des cheveux moches, des bagues au dents.. et Aude était si belle. Des cheveux toujours propres sentant le Timotei , son parfum Anais de Cacharel, sa peau parfaite ! Et moi j’aimais y aller pour être avec elle et aussi j’aimais bien les moments d’attente c’était un tout !

Fréquenter Gainsbourg vous expose à de terribles représailles dans vos écoles respectives. Bien avant les réseaux sociaux, on vous traite de putes (dans le meilleur des cas). Pourquoi cette jalousie ?

Aude : C’est un peu, hélas, l’histoire de toute ma vie. J’ai souvent généré chez les autres de l’agressivité, de la jalousie et avec cette histoire, de l’envie. Je pense que ma trop grande empathie, ma candeur ont joué en ma défaveur. Alors que je n’ai jamais emmerdé quiconque, au contraire !

Cette haine vous a-t-elle traumatisées ou fait grandir ?

Aude : Probablement les 2. Car j’ai quand même été plus que « chahutée » dans les couloirs du collège puis du lycée. J’ai été insultée, menacée, on me suivait jusque chez moi, je recevais des messages téléphoniques de haine, des insultes écrites sur les murs. Et je n’étais pas dans le même établissement qu’Anne. On aurait été plus solides à deux.

Anne : Oui on engendrait la haine et la jalousie. Je me souviens qu’il nous avait signé un immense Gainsbourg sur notre jean ! En fait on était déconnectées des jeunes de nôtre âge. On a vraiment vécu 5 ans à 3 dans ce schéma « On va voir gaingain ».

©Collection personnelle de Aude Turpault

Sur vos profils respectifs ne figurent aucune photo avec Serge.  Pourquoi cette volonté de discrétion ?

Aude : Probablement pour les raisons indiquées plus haut. Pas envie de susciter encore de la haine ou de la jalousie. Et je ne veux pas me servir de cette histoire, qui est si belle. Elle nous appartient, à Anne et moi, même si elle a fait l’objet d’un livre (cette histoire est si jolie qu’elle ne pouvait rester dans l’ombre). Je ne revendique rien, ne recherche rien. J’ai trop fait les frais de la haine des soi-disant fans de Serge. Je ne veux plus de toute cette folie.

Anne : Pas de photos sur mon mur ou très peu parce que à part quelques proches, cette histoire attire encore beaucoup de jalousie et de haine. Surtout sur les réseaux sociaux où il y’a de sacrés cinglés.

30 ans après la mort de Gainsbourg, ces 5 années folles ont-elles entravé vos vies amicales et amoureuses ?  Comment supporter la routine  et les gens ordinaires après avoir mené cette vie-là ?  L’ombre de Gainsbourg n’est pas lourde à porter pour vos proches ?

Aude : C’est tellement vrai ce que tu dis. Je ressens un grand manque lorsque je repense à cette longue et belle parenthèse enchantée. Car j’ai aussi perdu Anne en même temps (elle était amoureuse). Même si elle est toujours là aujourd’hui. J’ai perdu cette légèreté, ce rire facile. Je n’ai jamais autant ri qu’avec ces 2 là ! Alors oui, ce qui va paraître super prétentieux mais j’assume, j’ai du mal à supporter la médiocrité de certains. Je m’indigne en permanence et regrette parfois de ne plus être au 5 bis et vivre encore sa magie. Quant à mon entourage, il faudrait le leur demander mais j’ai très vite cloisonné. Et je n’en parle jamais. Et, curieusement (ou pas), les personnes qui ont partagé ma vie n’ont jamais particulièrement été intéressées par lui. Il est des rencontres qui marquent une vie. Celle-ci est tellement forte, singulière et passionnée que c’en est parfois douloureux d’y repenser. Mais je ne me plains pas, hein ! 

Anne : Oui, avoir rencontré Gaingain a changé ma vie évidemment. Enfin je pense qu’on l’a rencontré tellement jeunes qu’on ne s’en est pas rendues compte. En tout cas je repense tous les jours à lui. Il était vraiment chouette ! Drôle mais aussi triste. C était un mélange comme un cocktail. Jamais pareil à un ingrédient près. J’aimerai tellement le revoir maintenant. Concernant ma vie amoureuse non ça n’a pas eu d’impact.

Entre deux fous rires, un démon passe…Ambiance noire chez Gainsbarre.
©Collection personnelle de Aude Turpault

Vous étiez les confidentes de Serge.  Pour avoir lu et vu presque toutes ses interviews des années 80, on voit quand même qu’il radote et raconte presque toujours les mêmes anecdotes, les mêmes blagues. Vous n’en aviez pas marre parfois ?

Aude : Non pas du tout.

Anne : Ahah oui c’est vrai il radotait ! Et ses blagues étaient pas toujours drôles. Je me souviens de :
– Comment on dit bonjour en japonais ?
– Aligato ..au chocolat
Ça le faisait rire! Mais c était tout un ensemble en fait ! C’était aller chez lui, écouter de la musique, sortir, rester toute la nuit, partir au Raphael.
C’était tellement bien. Le temps était suspendu. En plus il y avait pas le jour qui passait chez lui donc aucune notion du temps. C était du coton ces journées là….

Ne vous sentiez pas impuissantes face à son mal-être ? Jean-Pierre Dionnet ou Philippe Manœuvre ont avoué avoir jeté l’éponge.

Aude : Jamais. Nous étions si jeunes. Je ne comprenais même pas comment un adulte pouvait pleurer autant. Ca m’échappait complètement et cela ne pouvait pas avoir d’impact sur moi à ce moment-là. Ca n’a jamais influé sur nos rires, notre gaité. Mais il est parti avec…

Anne : Je ne me rendais pas trop compte de son mal être. Aude était plus encline à cela. Je pense que par ce qu’elle vivait avec son père, elle avait beaucoup de tendresse et de bienveillance pour ceux qu’elle aimait. Elle a toujours eu ça en elle. Moi non. Je sais pas j’y pensais pas. Je le voyais pourtant aller mal mais je ne trouvais pas ça triste.
J’ai commencé à être vraiment touchée quand il est parti à Beaujon … On est allées le voir à l’hôpital. C’était vraiment horrible. Il avait son Snoopy peluche avec lui. Là c’est devenu horrible. Il faisait que répéter « je peux finir aveugle ».. il soufflait cette phrase à lui même.. en regardant dans le vide.. c’était terrible… puis d’un coup il se remettait à faire le mariole.. mais c’était de moins en moins convainquant….

Serge pose sous « Aude est folle »
©Collection personnelle de Aude Turpault

Qu’est ce que ce cinquantenaire gagnait à fréquenter deux adolescentes alors ? Il était l’homme le plus célèbre de France !

Aude : Je ne peux bien sûr qu’imaginer ce qu’il ressentait. Mais un de ses proches m’a rapporté un jour qu’il a dit de moi : « Avec Aude, je ne suis pas obligé de faire semblant ». J’aime à penser qu’il trouvait chez nous l’authenticité dont il avait besoin, la franchise. On n’hésitait pas à l’envoyer chier ou à lui dire quand il commençait à déconner. Il pouvait être lui-même, sans tricher, sans peur du jugement et sans avoir à jouer un rôle.

Anne : A l’époque il était vachement moins adulé que maintenant !
Y’a un espèce de culte maintenant. Ces gens qui reprennent ses chansons, ce culte pour MELODY NELSON.. c’était pas comme ça à l’époque.
Oui il était aimé mais beaucoup le traitait de personnage dégueulasse et ça l’affectait. Comme cet imbécile de Demis Roussos qui ne voulait pas avoir une table près de la sienne. Ça l’attristait même si il les envoyait bien chier. Il était vachement sensible. L’âme slave mais ça a 14 ans, on ne comprend pas..

Serge distribuait des billets de banque aux taxis, aux restaurants, aux éboueurs, aux flics… Aviez-vous l’impression qu’il achetait cet amour ?

Aude : Absolument pas, je n’y ai même jamais pensé !

Anne : 0h non il n’achetait personne avec ses Pascal ! Il faisait juste   distribution de billets, un vrai généreux.

Du jamais vu ! Gainsbourg dans sa cuisine !
©Collection personnelle de Aude Turpault

5 BIS  dévoile  un truc invraisemblable : une liste de course écrite par Serge Gainsbourg ! Était-il bon cuisinier ?

Aude : Mais oui ! Un soir où il souhaitait nous préparer quelque chose, nous ne voulions que des hamburgers et comme il refusait d’aller au fast food (je le comprends hein), il est allé faire des courses et nous les a préparés ! (on a détesté), mais avec le recul, quelle jolie attention ! J’ai pris un jour une photo où il est en train de cuisiner. De mémoire, c’était un plat russe.

Anne :  Il avait des drôles de produits dans sa cuisine, des trucs très chers ! Il nous avait fait des hamburgers maison avec des vrais cornichons russes . On regardait un film en même temps LA TRAVERSEE DE PARIS, nous on déconnait, lui cuisinait ! Il voulait pas qu’on rate le fameux «salauds de pauvres», il nous disait « c’est passé ? » , on répondait « oui oui », en fait on savait pas… Et là en nous servant les hamburgers qu’il avait vraiment réalisé avec amour, on entend « salauds de pauvres »!
Voilà c’était comme ça avec lui. Drôle, léger, fragile et fort en même temps.
Lui ne mangeait pas… il nous regardait toujours et disait « vous avez de la chance d’avoir de l’appétit ».   Je pense avec le recul qu’il aurait aimé avoir de nouveau 14 ans.

Tu as servi de répétitrice pour qu’il apprenne ses chansons avant ses concerts.  Gainsbourg avait des problèmes de mémoire ?

Aude : Oh oui. L’alcool ne devait pas aider.

Gainsbourg vous décrit dans 5 EASY PISSEUSES. Ce n’était pas un peu vexant ?

Aude : En toute franchise, je ne me souviens pas de ce texte. Je préfère garder en mémoire celui qu’il nous avait dit avoir écrit pour nous AUX ENFANTS DE LA CHANCE.

Anne : Pas le souvenir de 5 EASY PISSEUSES Mais AUX ENFANTS DE LA CHANCE  oui .. il avait dit qu’elle était pour nous
Je me souviens quand il a composé l’air, après on a pris un tacot.. j’ai sifflé l’air dans la voiture.. il a ouvert de grands yeux et dit « tu te souviens de l’air c’est que ça fera un carton « .
Pour cet album on l’a vraiment vu le composer.. Aude avait le dictionnaire de rimes sur les genoux et le faisait avec lui
!

Aude tu étais figurante sur le plateau de STAN THE FLASHER, un film terriblement déprimant. Tu n’avais pas envie de légèreté parfois ?

Aude : Mais la vie avec lui était légère ! Nous ne faisions que rire aux éclats (entre deux sanglots de sa part, il est vrai). Je me répète mais il est la personne la plus drôle (avec Anne) que j’aie connue. Un truc qui me revient, c’est quand il insultait quelqu’un (ou plutôt quand il répondait à une insulte), il disait : « Je te chie dans les doigts! ». Je n’avais jamais entendu ça avant ni après lui, d’ailleurs 

Regard complice entre Serge et Aude sur le tournage de STAN THE FLASHER. La jeune Elodie Bouchez à la droite de notre amie.
©Marie Clérin

Aude, pourquoi éluder la mort de Gainsbourg dans ton livre ? C’est un moment attendu que tu ne racontes pas.

Aude : C’était beaucoup trop intime et douloureux. Je préférais imaginer qu’il n’était pas mort.

Serge n’a pas pris ses médicaments pour le cœur la veille de sa mort. Suicide ou mort naturelle ?

Aude : Je ne crois pas à un hypothétique suicide. Il avait une peur panique de la mort et quoiqu’on en dise, ou malgré son « régime » de vie que beaucoup qualifieraient de suicidaire, il voulait vivre. Il avait d’ailleurs beaucoup de projets.

Anne : Serge a pris ses médicaments pour dormir… Il se soignait il voulait pas mourir. Son cœur a lâché.

Aude, la carrière de romancière ne t’intéresse pas ? Pourquoi ne plus rien avoir écrit depuis ?

J’ai envie d’écrire autre chose, oui, un jour. Lorsque je serai grande 

Aude, tu as écouté ABIGAELLE, TELLE QU’EN ELLE-MÊME, la démo du disque que Serge devait enregistrer à la Nouvelle Orléans. Que peux-tu nous en dire ? Qui détient ses bandes ?

Nous les avions écoutées chez lui. Mais je ne m’en souviens pas. Juste que c’était très « jazzy ». Je n’y avais pas prêté une attention particulière car pour moi il n’allait pas mourir. J’ai entendu dire que c’était Bambou qui avait ses bandes mais je n’en sais pas plus.

La tendresse sous les lunettes noires
©Collection personnelle de Aude Turpault

Votre album préféré de Gainsbourg ?

Aude : MELODY NELSON

Anne : VU DE L’EXTERIEUR. Car c’est celui que j ai écouté jusqu’à l’usure en grandissant avec lui. C’était le disque numéro 6 dans le coffret…

Lorsque Charlotte se met en scène dans LYING WITH YOU dans la rue de Verneuil, que ressentez-vous ?

Aude : J’étais bouleversée. Au départ j’ai juste entendu la chanson et j’ai beaucoup pleuré. Je n’ai regardé le clip que 2 fois car revoir le 5 bis, l’atmosphère, me fait trop de peine. J’aurais tellement voulu y retourner une dernière fois, dire au revoir à ce lieu si singulier, et aussi merci. J’en rêve très régulièrement, pour enfin tourner la page. Et non pas fermer ce livre.

Anne : Le clip de Charlotte me file des frissons.. pouvoir y retourner une dernière fois..

Le petit hôtel de Serge transformé en musée : pour ou contre ?

Aude : Au départ j’étais contre, très égoïstement, et puis maintenant que je suis mère, j’aimerais y emmener mes filles. C’était si fou, ce qu’on y a vécu dans ce lieu, j’aimerais qu’elles voient cela.

Anne : Contre le fait d’en faire un musée. Il était tellement maniaque ! Je l’imagine voir tous ces gens chez lui ! Oh non !

Cette interview touche à sa fin.  La question que j’ai oublié de vous poser ?

Aude : Pensez-vous que cette amitié aurait continué s’il n’était pas mort en 1991 ?

Un dernier mot pour nos lecteurs ?

Aude :  Ecoutons Serge, regardons-le, lisons-le... C’était un être exceptionnel, une grande et belle âme qui mérite qu’on continue de parler de lui, lui qui aimait tant ça !

Anne : Etc.

Aux femmes, etc.
©Studio Julke – Kevin Antoine
©Lila C

Epilogue

C’est bien la première fois que je ne veux pas publier mon interview.
Oh, non pas par anxiété mais par pur égoïsme : celui d’avoir eu la sensation d’avoir créé avec Aude et Anne une relation de confiance privilégiée, complice et rare. Se dire que, comme des gosses à la fin des vacances, on va s’échanger nos adresses avant de partir chacun de notre côté laissant loin derrière nous nos tchats quasi-quotidiens de confidences et de fous rires.

Non.
Il est décidé de se rencontrer malgré l’indisponibilité de Anne, le Covid, malgré la fermeture des bars et la SNCF qui transforme un simple aller-retour vers la capitale en équivalent Paris Marseille.
Aude m’attend patiemment ; Elle a un léger trac. Moi aussi. je vais rencontrer l’amie intime de Serge Gainsbourg.
Elle est là, frêle silhouette, parlante et écoutante, heureuse et marquée : une amitié pareille, on n’en sort pas indemne. Nous abordons tellement de choses : les premiers enfants de Gainsbourg Natacha et Paul restés dans l’ombre, Françoise Hardy qui téléphonait tous les jours, le disque et le 1er rôle que Gainsbourg avait promis à Aude pour STAN THE FLASHER, la fois où elle l’a dissuadé d’écrire pour Anthony Delon et tant de choses encore.

Tout chez elle respire l’intelligence, l’empathie et la compassion mais aussi une grande détermination et une lucidité sans égal sur ce qu’elle a gagné et perdu.
Aude, c’est à la fois Jane B et Charlotte G. Pas étonnant que Serge l’ait tant aimée. Si vous êtes arrivés au bout de ces lignes, désormais, vous aussi…

Nous, non plus.
Un flou artistique signé Steve Tringale

La BO du jour : Une chanson méconnue, la seule où Gainsbourg chantait les vertus de l’amitié :




46 comments

  • Chalumeau Regis  

    Merci pour et interview très sympa de deux femmes adultes qui sont restées dans leur adolescence du moins ce que l on peut y entendre.
    Merci à vous

    • Bruce lit  

      Hello Régis.
      Aude et Anne ont un peu grandi quand même…

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