Aucun détail ne vous sera épargné

Shaolin cowboy par Geoff Darrow

AUTEUR : PRÉSENCE

VO: Burlyman

VF: Panini

C'est un héros, ça ?

C’est un héros, ça ?©Panini

De 2004 à 2007, Geof Darrow a publié 7 numéros d’une série intitulée « The Shaolin cowboy ». Ces épisodes ont été écrits, dessinés et encrés par Geoff Darrow, avec une mise en couleurs réalisée par Peter Doherty, Lovern Kindzierski et Alex Wald. Cette histoire a été publiée en 3 tomes en français par Panini. Elle a bénéficié d’une réédition en anglais en 2014, par Burlyman Entertainment. Ce commentaire porte sur les 7 épisodes, c’est-à-dire les 3 tomes.

À une époque indéterminée (fin du dix-neuvième siècle ?), un cowboy progresse dans un désert de sable non identifié, à dos d’âne. Le cowboy ne porte pas de nom, l’âne s’appelle Lord Evelyn Dunkirk Winniferd Esq. the Third. Le cowboy ne parle quasiment pas ; l’âne est intarissable, un vrai moulin à paroles. Dans ce désert, ils tombent face au gang (très nombreux) du Roi Crabe. Ce dernier explique au cowboy pourquoi il lui en veut, avant un affrontement d’anthologie.

L'âne et son bavardage incessant (c'est quoi une boule de geisha ?)

L’âne et son bavardage incessant (c’est quoi une boule de geisha ?) ©Panini

À la suite de ce combat dantesque, le cowboy poursuit sa route, et aperçoit un enfant tout juste en âge de marcher, aux 2 mains ensanglantées. Alors qu’il s’en approche 3 démons surgissent des sables, et celui en forme de squelette attaque le cowboy. Au cours de cet affrontement titanesque, un énorme dinosaure se soulève des sables ; il porte une ville fortifiée sur son dos. L’âne progresse sur son dos vers les portes de la cité en protégeant le bébé, alors que le combat entre la tête du squelette et le cowboy se poursuit dans les entrailles du mastodonte.

Geoff Darrow est connu pour avoir illustré 2 récits écrits par Frank Miller : Hard Boiled et The Big Guy and Rusty the boy robot. Il a également travaillé avec les frères Watchowski comme concepteur graphique sur la Trilogie Matrix et sur Speed Racer. Il réalise des dessins avec un niveau de détails obsessionnel.

Saurez-vous retrouver le détail (à gauche) dans l'image globale (à droite) ?

Saurez-vous retrouver le détail (à gauche) dans l’image globale (à droite) ? ©Panini

Au cours de ces 7 épisodes, Shaolin cowboy se bat contre un tel nombre d’adversaires qu’il finit par s’agir d’une armée de belle taille, avec des mouvements de plus en plus impossibles, et des armes qui laissent songeur. L’histoire se termine sur un suspense non résolu. Une bonne partie de l’action se déroule dans un désert de sable, avec quelques formations rocheuses, ce qui chez un autre dessinateur aurait été la marque d’une paresse, pour ne pas avoir à dessiner de décors.

Pour le lecteur qui a déjà lu du Geoff Darrow, il sait qu’il va trouver des cases bourrées à craquer de détails, des combats très brutaux et une forme discrète de second degré. Dès la première page (un dessin pleine page du désert vu du ciel), Darrow prouve par l’exemple son obsession du détail. Les formations rocheuses ne sont pas vaguement esquissées à grands traits, mais chaque excroissance, chaque plissement est marqué par un trait fin. Les nuages sont également représentés avec minutie. Il est possible de distinguer chacun de la dizaine de volatiles évoluant dans le lointain.

Une forme discrète de second degré : dans la bouche du monstre

Une forme discrète de second degré : dans la bouche du monstre ©Panini

Il en va de même pour les personnages. La présentation des membres du gang du Roi Crabe s’étale sur 10 pages (avec un découpage très inattendu), détaillant des dizaines d’individus chacun avec une morphologie et une tenue vestimentaire différente, et dessinée avec précision.

Tout au long de ces 200 pages, le lecteur peut donc se repaître de dessins très denses en informations visuelles, jusqu’à satiété. Ce qui est proprement incroyable, c’est que malgré la profusion de détails minuscules, chaque case reste immédiatement lisible. La composition de chaque case a été conçue de telle sorte à ce que les principaux éléments soient immédiatement assimilables par le lecteur.

Bourré de détails et lisible

Bourré de détails et lisible ©Panini

Lors d’une séquence, le cowboy éventre un requin à l’aide d’une tronçonneuse, et tous les objets contenus dans son ventre s’éparpillent dans sa trajectoire. Il doit y a avoir plusieurs centaines d’objets de petite taille. Si le cœur lui en dit, le lecteur peut prendre le temps de tous les observer. Il aura la surprise de tous les reconnaître, sans difficulté. Le seul défaut mineur dans la représentation des objets éparpillés (dans cette scène comme dans d’autres) réside dans le fait que Darrow les répartit de manière uniforme sans tenir compte des irrégularités dans le mouvement (ou ailleurs dans le relief).

Pour pouvoir apprécier cette approche graphique, il faut donc que le lecteur ait un goût pour cette interprétation obsessionnelle de la réalité. Il faut également qu’il ait un goût pour la violence, ou en tout cas qu’il soit capable de l’apprécier comme un facteur de divertissement.

Un goût pour la violence en tant que divertissement

Un goût pour la violence en tant que divertissement ©Panini

Le cowboy Shaolin se bat pour défendre sa vie, avec des armes à feu ou des armes blanches. Il tue sans remord, tranche sans pitié et perfore sans regret. Le sang gicle, les membres tombent, les tripes se retrouvent à l’air. Geoff Darrow chorégraphie et les affrontements et réalise de magnifiques séquences très cinématiques. C’est un rare plaisir que de pouvoir découvrir des séquences aussi minutieuses et aussi intelligentes dans la conception de leur déroulement.

L’accumulation de combats magnifiques n’a rien de réaliste. Il s’agit d’un exercice de style dans lequel l’auteur prouve sa dextérité et son imagination à concevoir et mettre en scène des affrontements défiant l’entendement. Rien que pour ça, ces épisodes sont d’une qualité exceptionnelle, et constitue un divertissement de haut vol. Mais le plaisir de lecture ne s’arrête pas là.

Il tue sans remord, tranche sans pitié et perfore sans regret

Il tue sans remord, tranche sans pitié et perfore sans regret ©Panini

Darrow est conscient de la nature parodique de sa narration, et il en joue. Il se permet des rebondissements qui défient l’entendement et la plausibilité. Il est impossible de croire à cette cité fortifiée perchée sur un dinosaure aux proportions gigantesques, et encore au moins au combat qui s’ensuit dans ses entrailles entre le cowboy et un requin guidé par la tête d’un revenant.

L’apparence du Roi Crabe dépasse aussi les possibilités de suspension consentie d’incrédulité. Aux yeux du lecteur, ces éléments participent d’une forme d’humour absurde, qui se marie bien avec les autres composantes humoristiques.

Combat à la tronçonneuse contre un requin possédé

Combat à la tronçonneuse contre un requin possédé ©Panini

D’un côté il y a le cowboy au sérieux imperturbable, aux mots rares et pesés. De l’autre côté, il y a l’âne pourvu d’une personnalité sarcastique. Ses propos sont très drôles, et contiennent une quantité de jeu de mots impressionnante. Son débit fait un penser à celui d’Eddie Murphy, avec la même forme de moquerie impertinente. Geoff Darrow sait également manier un humour visuel assez noir. Dès la page 7, le cowboy se débarrasse des douilles vides dans son pistolet, en les faisant tomber dans la bouche ouverte de l’ennemi qu’il vient d’abattre, comme s’il s’agissait d’une poubelle ou d’un cendrier.

Dans la page précédente, le lecteur remarque également qu’il peut détailler toutes les particularités du sexe de l’âne. Pour un lecteur de bandes dessinées, cette absence de pudeur de la part du dessinateur constitue également une forme d’humour, dans la mesure où il indique par là qu’il refuse de se soumettre aux règles de bienséance implicites de ce medium.

L'âne intarissable

L’âne intarissable ©Panini

L’intrigue est donc assez mince puisqu’il s’agit pour le cowboy (bien aidé par son âne) de survivre aux attaques qu’il subit en tuant tout le monde (ou peu s’en faut), et par la suite de protéger cet étrange bébé. A l’évidence le divertissement n’est pas à chercher dans l’intrigue.

Ces 7 épisodes forment une histoire incomplète d’une rare densité narrative, du fait de dessins détaillés jusqu’à l’obsession. L’intérêt principal est donc de se repaître de ces représentations maniaques. Le plaisir provient également de la qualité exceptionnelle de la narration graphique, de la personnalité de l’âne, de l’inventivité des situations, de l’imagination débridée jusqu’à l’absurde et de l’humour (noir) omniprésent. Geoff Darrow a écrit et dessiné la suite de ces aventures hors norme : Shemp buffet, publié par Dark Horse Comics.

Couverture alternative de Moebius (à gauche), de Mike Mignola (à droite) scgeoff

Couverture alternative de Moebius (à gauche), de Mike Mignola (à droite) scgeoff ©Panini

9 comments

  • Patrick 6  

    J’avais commencé la série en VO mais j’avais perdu le fil avant la fin (pour une raison qui m’échappe totalement) tant j’adore le style totalement déjanté et trash du dessinateur !
    Et donc il y a eu une VF (pour ma séance de rattrapage) ?

    • Présence  

      Oui, il y a eu une édition VF, en 3 tomes (voir les couvertures en début d’article). Par contre, il est à craindre que le prix défie toute concurrence. Cette histoire a été rééditée (en VO) en fin d’année 2014 par Geoff Darrow, et disponible quasiment uniquement en comic-shop.

      • Présence  

        Je ne suis pas sûr qu’ils aient encore le tome avec ces 7 épisodes. Par contre, en passant à Album ce midi, j’y ai vu le tome suivant (compréhensible sans avoir lu premier) et publié par Dark Horse.

  • Jyrille  

    Merci Présence pour cet article ! Je l’attendais depuis longtemps, et je ne suis pas déçu. Comme tu le dis, le dessin est obsessionnel dans la représentation des détails. Dans les scans, je reconnais de suite le trait de Hard Boiled. D’ailleurs si il y a si peu d’épisodes, c’est que Darrow met un temps fou à dessiner tout ça.

    En tout cas j’ai bien envie de me les trouver, ces Shaolin Cowboy !

  • Tornado  

    Geof Darrow, dans mon esprit, est l’influence majeure de Juan-José Ryp, pour tenter de citer un dessinateur plus d’actualité…

    • Présence  

      En repensant à ton article sur Matrix, je me disais que l’une des forces de Darrow (que je n’ai pas assez souligné dans cet article) est son intelligence de la mise en scène, la spatialisation des déplacements, des mouvements, pour assurer une cohérence. En y repensant, je pense que Juan José Ryp ne dispose pas de cette compétence, à un niveau aussi expert que Darrow.

      • Jyrille  

        D’accord avec Présence. Et puis Ryp n’a pas la capacité à multiplier des visages très différents, ni celle de donner un mouvement crédible à ses personnages, ils semblent un peu figés, gauches.

  • Tornado  

    OK. Je dois dire que, dans les deux cas, je n’en ai pas vu grand chose ! (juste feuilleté « Hardboiled » et « Black Summer »)

  • Bruce lit  

    Ryp : je n’ai pas apprécié son travail pour BLack Summer et Robocop. Comme mentionné pour BS, j’ai l’impression de regarder un film en 3D sans lunettes. Ce qui n’apparaît pas sur les scans de Darrow qui au contraire de Ryp est effectivement : « Bourré de détails et lisible ».

    Que faire ? d’un côté, je suis très peu preneur de scenarii prétexte à la virtuosité d’un artiste. J’ai détesté Harboiled. De l’autre, l’envie de voir de la zombaille se faire trucider est un plaisir pervers que j’affectionne. Le mode varié des fatalités m’évoque immanquablement les jeux video Dead Rising que j’adore…. Merde Présence, à peine rentré de vacances que tu me poses le cas de conscience là !!!!

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