Autofiction, métafiction, héritage, immortalité artistique

The Fate of The Artist par Eddie Campbell

AUTEUR : PRÉSENCE

Cohabitation de modes de représentation

Cohabitation de modes de représentation©First Second

Il s’agit d’un ouvrage qui sort de l’ordinaire, en format 2//3 de comics, écrit dessiné, peint par Eddie Campbell.

Le prologue est constitué d’une courte page de texte, adornée d’une petite illustration. Eddie Campbell explique qu’il a perdu la foi dans son art. Ce n’est pas simplement une angoisse de la page blanche, mais plus un dégoût de l’activité de créateur de bandes dessinées.

L’artiste a donc disparu et sa famille engage un détective privé pour le retrouver. Il commence par inspecter un site de stockage sur le sol duquel reste un dessin s’apparentant à un gribouillis d’enfant.

La conversation entre le détective et l’épouse met en évidence qu’il n’y a aucun indice quant à la cause de sa disparition, mais qu’il effectuait des recherches sur un compositeur dénommé Johann Schobert dont les partitions de clavecin influenceront le jeune Mozart.

La narration passe de 2 pages de texte à une bande dessinée illustrée en aquarelles pour narrer la mort de Schobert. Puis le récit repasse à une page de texte pour s’attarder sur le rangement maniaque et particulier des CD de Campbell. Vient ensuite une anecdote en aquarelle sur un achat de préservatif avorté par son fils.

Quand tout à coup intervient une page contenant 3 comic-strips de 2 cases chacun, le premier relatif à un couple, le deuxième à des difficultés à cuire des spaghettis, et le troisième dans lequel l’acteur engagé pour jouer le rôle d’Eddie Campbell dans cette BD se plaint de son travail.

C’est à ce moment là qu’Eddie Campbell choisit un mode de narration vraiment inattendu : le roman-photo sous la forme d’une succession de buste de sa fille (Hayley) en train de siroter un demi au café, en répondant aux questions du détective.

Personnages dessinés dans des photographies

Personnages dessinés dans des photographies©First Second

Promis, je n’ai rien inventé, c’est ce que le lecteur découvre dans les 10 premières pages de cet ouvrage hors du commun (et c’est un euphémisme). Premier constat : il vaut mieux être familier avec le parcours artistique d’Eddie Campbell transcrit par ses propres soins dans l’autofiction The years have pants.

En effet Campbell reprend un certain nombre d’éléments développé précédemment : l’idée du double de fiction (poussé jusqu’à la limite de l’absurde avec un acteur interprétant l’auteur), ses activités annexes précédentes (portraitiste pour les audiences judiciaires), ses voyages à l’étranger pour participer à des conventions de comics (avec toujours un petit souci matériel), sa tentative avortée de BD sur l’humour, etc.

Il en développe également d’autres comme la part d’arbitraire dans la notoriété d’un artiste, ou la question de l’immortalité d’une œuvre d’art. Il évoque également le concept de vision d’artiste, d’une manière aussi pragmatique qu’élégante.

Déjà, dans ses derniers comics d’Alec (son double de fiction), Eddie Campbell avait développé un savoir-faire exceptionnel pour évoquer sa vie d’artiste au travers d’anecdotes de sa vie de tous les jours, en tant que père de famille, ou mari, ou résidant australien, etc. Il a l’art et la manière de parler de son parcours d’artiste, sans avoir l’air d’y toucher, tout en maintenant une forme d’ironie légère qui prouve sa saine capacité à prendre du recul et à relativiser.

Coexistence de photographies et textes et BD

Coexistence de photographies et textes et BD©First Second

Pourtant, en supprimant son propre personnage de cette autofiction, Campbell réfléchit à ce qu’il va laisser après lui (thème plus narcissique). Que restera-t-il de son œuvre, après sa disparition ? Qu’est ce que le public fera de ses œuvres ? Dans un premier temps, il prend un ou deux exemples d’artistes remarquables, complètement oublié de la postérité (Johann Schobert, que le commun des mortels prend pour une erreur de prononciation de Frantz Schubert).

Il y a là un constat brutal sans être amer : la célébrité ne tient pas qu’aux qualités de l’artiste, il y rentre une part de chance ou d’arbitraire qui selon les individus les rendra plus humbles, plus philosophes ou plus aigris.

Ensuite, Campbell expose son point de vue sur les conséquences de la construction d’une vision d’artiste. Effectivement Campbell est un artiste qui a un point de vue idiosyncrasique du monde, qu’il a construit et développé à partir de ses expériences et qu’il a cherché à exprimé de son mieux en raffinant son art, années après années, page après page.

De mon expérience, The years have pants permet de suivre l’évolution de sa perception du monde, de sa façon d’en rendre compte et de comprendre ses comics si particuliers qu’ils peuvent en devenir hermétiques. Et Campbell invite ici son lecteur à prendre conscience d’à quel point son parcours artistique l’a éloigné des points de vue communs, au point de le rendre incompréhensible par ses proches (Campbell garde toujours cette pointe d’autodérision si discrète et savoureuse).

Départ

Humour et auto-dérision©First Second

Il se moque de lui-même de manière remarquable en ironisant sur sa tentative avortée de BD consacrée à l’histoire de l’humour. Comble de l’ironie et de l’humilité, il conclut son ouvrage en adaptation Les confessions d’un humoriste de O. Henry, c’est-à-dire en s’exprimant par les mots d’un autre.

Et c’est là où la forme hétérogène de cet ouvrage prend tout son sens. Campbell multiplie les formes (pages de texte, comic-strip, BD, roman-photo) dans une histoire dont il est absent. Ces formes diverses sont autant de points de vue différents, parfois des mêmes personnages (Hayley qui est aussi bien en photo qu’en comics trip).

Les formes variées, les sauts d’une narration à l’autre, les juxtapositions improbables d’un personnage à l’autre finissent par composer une mosaïque révélatrice et signifiante des aspects de la réalité perçus et générés par l’individu Eddie Campbell. Sa prose (les pages de texte) est facilement lisible (11 pages sur 90).

Ses bandes dessinées sont rendues dans le style exquis utilisé dans The Playwright. Les 10 pages remplies de photographies d’Hayley produisent un décalage déstabilisant qui amène à s’interroger sur la nature de l’art séquentiel. Voilà une charmante jeune femme qui fait des mines pour illustrer un discours plutôt introspectif sur son père à base d’anecdotes significatives.

Comics strip

Comics strip©First Second

Est-ce encore une forme d’art séquentiel ? Est-ce plus ou moins valide que des pages de cases occupées uniquement par des dessins de têtes en train de parler au travers de phylactères ? Toujours est-il que cette forme comme les autres nourrit le récit aussi efficacement.

À l’évidence, Fate of the artist est à réserver à des lecteurs avertis, ouverts, curieux et familiarisés avec le parcours artistique d’Eddie Campbell. Finalement il invite le lecteur à partager l’intimité de ses actes de créations, de ses angoisses de créateur, de son humanité.

Eddie Campbell transcende son medium de choix pour proposer une introspection vivante, critique, drôle et touchante le narcissique de l’auteur créant. Il montre comment son parcours singulier d’auteur peut parfois le rendre étranger à sa propre famille, tout en faisant ressortir l’universalité de son expérience.

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