Brain Damage (Heads)

Heads par MASE Motoro et HIGASHINO Keiji

Une review prise de tête de  BRUCE LIT

VO : Shôgakukan

VF : Delcourt

1ère publication le 23/04/19 – MAJ le 05/06/22

Tempête sous un crâne (C)     /Delcourt

Tempête sous un crâne
(C) Shôgakukan /Delcourt

Publiée en 2003 chez Shôgakukan, HEADS est une histoire complète en 4 volumes éditée en France chez Delcourt en 2005.   Il s’agit du deuxième travail d’illustrateur de l’auteur du phénoménal IKIGAMI  dont peut sentir également l’influence sur le scénario. Celui-ci est signé par Keiji Higashino, un romancier célèbre au Japon. Le tout confère une aura adulte indéniable à ce seinen complété par Delcourt de 3 nouvelles de Mase à la fin du volume 4 que nous aborderons également dans cette review.

A noter que la couverture française permet d’assembler les 4 volumes pour donner un joli scanner du crâne du héros. Le sens de lecture est japonais.

Désolé pour la migraine : il y aura des spoilers mineurs dans cet article ! 

Le pitch : Jun-Ichi est un jeune homme gentil et simple. Sans aucune ambition, il se contente de ce qu’il a et de ce qu’il est avec sa petite amie aussi effacée que lui. Un jour qu’il tente d’obtenir un prêt immobilier, il intervient pour sauver une enfant lors d’un braquage. Son acte d’héroïsme lui vaut une balle dans la tête et Jun-Ichi se retrouve entre la vie et la mort. Lorsqu’il se réveille, il apprend qu’il a survécu grâce à une greffe d’une moitié de cerveau.

Alors qu’il s’apprête à reprendre sa vie banale, Jun-Ichi constate des changements étranges : le garçon modèle se transforme progressivement en révolté insensible puis en psychopathe. Evolution de son caractère ?  Syndrôme post-traumatique ? Manipulation génétique ? Au fur et à mesure que Jun-Ichi sent son identité lui échapper, il part à la recherche de l’identité de son mystérieux donneur : est-ce lui qui  lui dérobe tout ce qu’il a construit ?

Même pas besoin de paroles (C) Shôgakukan /Delcourt

Même pas besoin de paroles
(C) Shôgakukan /Delcourt

Implacable, rationnel, réaliste avec ce premier travail, Masé livrait-déjà- un véritable chef d’oeuvre. Tout dans HEADS est ciselé, pensé, réfléchi…
Sur le papier, il s’agit d’une énième déclinaison du Dr Jekyll et Mr Hyde avec un héros sympathique pour que le lecteur éprouve un maximum d’empathie : un type à qui il est facile de s’identifier dont le seul acte d’héroïsme se solde par un fiasco total.  Lorsqu’il se réveille, ni gloire, ni super-pouvoirs mais des migraines carabinées et une apocalypse mentale :  lui qui se contentait de sa routine au travail mène une action syndicale (le mot existe t’il en japonais ?) pour contester la médiocrité de sa hiérarchie, sa copine l’assomme d’ennui,  ce monsieur-tout-le-monde va se transformer en vigilant brutal qui va contester le pouvoir médical, vomir sur le pouvoir des femmes et s’offrir un final grandiose façon Robin des Bois.

Les uns y verront un préquel au PROPHECY de Tsustui avec lequel Mase dispute constamment la couronne du  meilleur thriller Japonnais. Les autres feront le rapprochement avec le –nettement plus doux– CIEL RADIEUX de Taniguchi. Mais on ne pourra s’empêcher de penser que HEADS lorgne d’avantage vers le thriller américain en empruntant les codes avant/après des comics (Marvel a fait son beurre avec cette dualité : Hulk/Bruce Banner, Peter Parker/Spider-Man, Matt Murdock/Daredevil) ou du cinéma du Cronenberg celui de LA MOUCHE et le John WOO de VOLTE FACE.
Les courtes histoires en fin d’album nous donneront raison : Motoro Mase envoie à l’époque ses premiers scripts au magazine BIG COMICS et obtient le grand prix Comics pour débutant.

Il y a quelqu un dans ma tête et ce nest pas moi (C)Shôgakukan/Delcourt

Il y a quelqu’un dans ma tête et ce n’est pas moi
(C)Shôgakukan/Delcourt

Mase et Higashino distillent leur suspense au fil des volumes. Chaque hypothèse est émise, analysée, explorée puis abandonnée par notre héros bringuebalé entre naïveté et paranoïa, à la fois pantin et marionnettiste, si bien qu’au terme de ses aventures il est impossible  de valider, ni de blâmer les actions de Jun-Ichi qui réagit humainement à une chaîne d’événements le déshumanisant. Un système qui utilise les femmes pour infléchir sur les pulsions des hommes sans ambition, les dysfonctionnements de la démocratie pour imposer une autorité  à la brutalité invisible qui ici utilisera un dispositif pour mater la jeunesse, là une greffe de cerveau pour faire avancer la recherche sans le consentement du cobaye Jun-Ichi.  Et cette dualité qui interroge chacun de nous à un moment de sa journée/de sa vie : obéir ou mourir ?  Vivre ou subir ?  Humain ou robot ?  Réfléchir ou agir ?

A ces questions Jun-Ichi va progressivement répondre et vivre une destinée qui ne lui appartenait pas tout en s’appropriant une vie qui est désormais la sienne.   Mase réussit à écrire un thriller cérébral (c’est dans le titre, non ?) avec des êtres humains qui souffrent, se battent et meurent.  On en ressort rempli, heureux, triste, ému, reconnaissant à Motoro Mase d’exister et de livrer des histoires aussi profondes qu’accessibles.  La fin, aussi choquante qu’inévitable avec un zeste d’espoir comme toujours chez l’auteur, a produit chez votre serviteur ce symptôme que vous avez sans doute ressenti : cette accélération du coeur semblable au sentiment amoureux. Puissant, viscéral, organique. Indispensable !

Les femmes : amies ou ennemies ? (C)Shôgakukan/Delcourt

En bonus, trois nouvelles qui alternent entre scifi, thriller et fantastique :

-AREA : un jeune branleur qui ne fout rien au travail est enlevé par des extraterrestres. Il vit désormais comme des milliers de cobaye sur une minuscule plateforme flottante. Que faire ? Se contenter de cette vie sans conflits, sans responsabilités, sans dilemmes moraux en attendant la mort ou sauter dans le vide sans savoir ce qui se trouve au fond de l’abyme ?

Mase touche ici au thriller scifi avec un graphisme très américain, et pour cause, il postule pour un magazine de comics. Son trait est moins doux qu’à l’accoutumée avec de vraies tentatives de jeux d’ombres et un héros qui pourrait évoquer un jeune John Constantine. En quelques pages, il parvient à un installer un climat angoissant autour de ces thématiques favories : vivre libre ou mourir. Efficace et inoubliable.

Le souvenir de lamour sen va  (C) Shôgakukan /Delcourt

Le souvenir de l’amour s’en va
(C) Shôgakukan /Delcourt

NOCTURNE : Un homme traverse une forêt alors que sa femme à l’arrière de sa voiture est sur le point d’accoucher d’un enfant dont il ne voulait pas. A la suite d’un accident, il confie la vie de sa famille à une femme qu’il pense être un tueur en série. Souhaite t’il vraiment sauver sa femme et son enfant ?
Mase livre ici un conte façon EC Comics avec des héros européens en continuant de lorgner sur l’esthétique comics. L’institution familiale est le symbole d’oppression d’un héros qui doit lutter entre son égoïsme et ses nouvelles responsabilités. Mase s’avère être, comme à son habitude, un chroniqueur hors pair du malaise de nos civilisations. 20 pages indispensables à tout admirateur de ce mangaka.

BODY : pour rivaliser avec son frère jumeau dont il jalouse la réussite, un homme va s’adonner au culte de la virilité et transformer à grands renforts de stéroïdes son corps en muscles proéminents jusque….
Une classique histoire de frères ennemis bien menée mais qui braconne ici sur les terres de Junji Ito qui se serait montré ici plus habile à illustrer la fin horrifique de ce conte. Son trait froid et sans émotion aurait sans doute été plus convainquant que celui de Mase toujours plein de compassion pour ses personnages.

Allez, hop ! meilleur Seinen de l’année que l’on découvre avec 20 ans de retard ! A la fin, de l’album, Delcourt promeut le AYAKO de Tezuka qu’il venait de publier à l’époque. Un heureux hasard pas si anodin : avec Tezuka, Motoro Mase fait partie des plus grands !

Lancienne victime attaque la Finance  (C) Shôgakukan /Delcourt

L’ancienne victime attaque la Finance
(C) Shôgakukan /Delcourt

——
A la suite d’une greffe de cerveau, un jeune homme bien sous tout rapport sent qu’une autre personnalité vient assassiner ce qu’il était. HEADS par Motoro Mase, le premier chef d’oeuvre du papa d’IKIGAMI à la une de Bruce Lit.

La BO du jour : Il y a quelqu’un dans ma tête mais ce n’est pas moi…

29 comments

  • Bruce lit  

    Content que tu aies aimé.
    Je me relis rarement mais, de mémoire, sur le pouvoir des femmes, il me semble que je faisais l’allusion également avec IKIGAMI non ?

  • Matt  

    « va se transformer en vigilant brutal qui va contester le pouvoir médical, vomir sur le pouvoir des femmes et s’offrir un final grandiose »

    J’ai pas ce sentiment qu’il vomit sur le pouvoir des femmes. il pète un câble et tue la nana qui le manipule. Mais bon…elle ne méritait pas forcément ça non plus. Le mec perd la boule. Tu donnes l’impression que c’est un acte réfléchi mais pour moi, il ne conteste rien, il est juste triste que les gens sur qui il compte le trahissent, et il perd la boule. Donc critique du système oui, du pouvoir médical aussi, la manipulation en général mais le coup des femmes, ça me semble juste anecdotique.

    Tu parles aussi d’un système qui utilise le pouvoir des femmes pour infléchir les pulsions des hommes sans ambition mais je pense aussi qu’il ne s’agit pas de ça. Déjà…avec ou sans ambitions, les hommes restent sensibles aux charmes des femmes, ce n’est pas une question de faiblesse des gens aux ambitions simples. Je n’y ai vu qu’une femme qui participe à une machination de son plein gré, qui n’est pas spécialement utilisée par personne, mais qui profite qu’elle a remarqué qu’elle plaisait au héros pour obtenir ce qu’elle veut.
    Enfin tu vas chercher loin je crois. Mais le manga n’a pas besoin qu’on lui trouve d’autres ambitions justement pour rester bon^^

    Après si tu regroupe globalement les thèmes de l’auteur dans tous ses mangas, oui peut être je sais plus. Elles font quoi les femmes dans Ikigami déjà ?^^

    • Bruce lit  

      Non, rien n’est réfléchi. Alors je reformule : oui, les hommes sont vulnérables aux charmes féminins et de mémoire toutes ne sont pas antipathiques au contraire chez Mase. Mais ce n’est pas la première fois qu’il met en corrélation le rapport de pouvoir et celui des femmes. Le héros de HEADS se révolte contre toutes les ascendances. S’il avait été homo, cela aurait été pareil. Pour le reste, ma mémoire n’étant plus ce qu’elle est, je dirais que dans DEMOKRATIA, MASE choisit un androïde femelle pour parler de contrôle social et encore de pouvoir. Dans IKIGAMI, on a un condamné qui supplie sa mère divorcer de le contrôler. Un autre épisode voit un enfant tenter de tuer sa mère ministre. Et l’agent Fujiomoto est manipulé par sa collègue qui le trahit (avant de faire alliance). En relisant tout ça, je suis sûr que je pourrais y trouver un fil conducteur. Mais comme ça de mémoire, c’est trop superficiel.

  • Matt  

    Lu les 3 petites histoires.
    Très sympa.
    ça ne m’étonne pas que tu aies aimé Nocturne. Un récit avec un message social comme tu aimes^^
    J’aurais en effet bien vu Ito réaliser Body. C’est bien un délire de son genre. C’est déjà pas mal dégueu, mais avec Ito on aurait vraiment basculé dans le récit d’horreur.

  • Jyrille  

    Comme j’ai toujours beaucoup d’appréhension pour suivre les conseils mangas ici prodigués, que j’ai toujours peur d’investir trop, je crois que sur le coup-là je vais me laisser tenter. Les Ito sont introuvables en plus. Franchement tu donnes très envie ! Seulement quatre tomes ? Je crois que je vais y aller.

    La BO : j’adore cette chanson. Mais pour le coup, j’en aurai mis une autre qui, pour une fois, parle de la même chose.

    https://www.youtube.com/watch?v=IwWEOStFSeU

    • Bruce lit  

      Youpi ! Un converti de plus !

  • Jyrille  

    Ca y est, j’ai tout lu ! C’est très bien. J’ai bien aimé les courtes histoires finales, qui valent surtout comme preuve de l’évolution du trait. La toute première histoire, Area, sent encore un peu l’amateurisme, mais l’histoire est plutôt intéressante avec une fin inédite (je trouve). Le trait de Heads est bien plus fin et surtout, je me rends compte que comme dans DEATH NOTE, alors qu’il ne se passe rien de spectaculaire, on est totalement pris par les personnages et l’histoire, même lorsqu’il n’y a pas de décors. C’est de la narration intelligente et rondement menée, avec des personnages attachants ou terrifiants. Merci Bruce.

    • Matt  

      Je parle des éditions anglaises des Junji Ito hein^^ Pas de Heads.
      Mais oui elles ont la classe, plus belles que les éditions françaises qui étaient déjà pas mal (mais introuvables à présent)
      Si tu veux lire du Ito en anglais, tu peux choper Uzumaki, Tomie, Shiver, Gyo (même si celui là c’est du nawak total^^), Fragments of horror et Smashed chez Vizmedia.
      Alors tu n’auras pas forcément le meilleur de l’auteur puisque j’estime qu’il faut lire Remina, le mort amoureux, le tunnel, le mystère de la chair, mais bon…on trouve plus rien en VF^^

  • Surfer  

    Tiens justement cela faisait partie de mes résolutions pour 2020: découvrir un peu plus l’Univers Manga. Et hop, c’est dans le panier. Trouvé chez Rakuten les 4 tomes dans un état neuf, avec le coffret qui va bien. Le tout pour 15 euros + 5,99 de frais de port. A ce prix là, même si les livres sont mauvais, je ne t’en voudrai pas.
    2019 avait été mon initiation avec 2 livres de Taniguchi. C’était plutôt une douce mise en bouche avec quelque chose de très proche des bd européennes.
    2020 je vais monter d’un cran avec mes premières lectures à l’envers. Lol

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