C’EST LE NORD ! (Islander)

Un article de Sébastien ZAAF

VF : Glénat

ISLANDER est une bande dessinée d’anticipation politique écrite par l’auteur Caryl Férey et dessinée par Corentin Rouge. Dans une Europe située dans un avenir proche, après de multiples catastrophes, la plupart des habitants, devenus migrants, veulent fuir vers le Nord de l’Europe.

Bandeau ©Glénat

Dans une dystopie très cauchemardesque, Caryl Férey et Corentin Rouge nous embarquent dans une réalité proche dans laquelle l’Europe sombre économiquement et politiquement. Retournement de situation pour les Européens qui sont à leur tour transformés en migrants et contraints de fuir vers le Nord du continent. L’Islande apparaît alors comme un paradis à tout un chacun qui rêve de pouvoir partir et s’y installer. Que se passerait-il donc si une telle situation devenait une réalité, la réalité d’ISLANDER ?

Spoiler ou plutôt simple déclaration liminaire : je n’émettrai aucun jugement politique sur cette situation ou toute situation similaire … je vous parlerai juste d’une bande dessinée et de mon ressenti factuel vis-à-vis de celle-ci.

Un continent à grillages

C’est la première impression ressentie à l’ouverture de l’ouvrage. Un continent qui se mure, qui se ferme, un horizon lointain, une mer espérée et inaccessible en même temps. Alors que l’Europe dans cette réalité dystopique s’effondre de tout côté, nous découvrons un jeune homme, prénommé Ian, cherchant à fuir Le Havre alors que seuls les titulaires d’un pass peuvent embarquer à bord des rares bateaux voguant vers le Nord, principalement l’Ecosse. Ces migrants, puisque tel est le cas, sont parqués dans des camps et attendent un éventuel bateau. Le professeur Zizek, accompagné de deux jeunes filles qui sont sœurs attend son tour, flanqué de son passeur, Ra   ph, mine patibulaire à l’appui. Ian réussit à s’introduire dans le camp et alors qu’un bateau approche, dans la bousculade, il dérobe le passeport de l’une des sœurs, Francesca. Sur un chalutier rempli, direction l’Ecosse. Pour le moment … Vous n’oublierez pas le regard de Francesca qui comprend que sa chance est passée, derrière la grille. Pas plus que celui de Ian, qui portera la culpabilité de son geste.

Très vite, Raph prend la direction du chalutier et le détourne vers l’Islande, où Zizek doit se rendre, pour une raison mystérieuse. L’Islande, elle-même séparée en deux zones, loyaliste et sécessionniste puisque la question des migrants agite aussi leur société. Dans ce contexte, Erika, une islandaise sécessionniste, peine à comprendre la politique de ses compatriotes et va tenter de s’y opposer. Alors qu’au parlement loyaliste une violente bataille oppose les pro-migrants aux anti-migrants, Erika va devoir retrouver le professeur Zizek qui détient la clé de l’avenir. 

Un certain regard ©Glénat

Un récit malaisant

Le récit part d’une volonté de coller le plus possible à une réalité actuelle. Cependant, il en devient d’une certaine manière manichéen et caricatural de vérité. Et surtout et c’est là où le bât blesse, il en devient malaisant, presque jusqu’à la nausée. L’histoire en vient à basculer dans l’horreur la plus complète alors que l’on découvre que les migrants, en Islande, sont parqués dans un énorme camp de concentration, face à la mer, laissés à eux-mêmes dans une organisation qui n’a rien à envier aux Sauveurs de Negan dans WALKING DEAD. 

Un univers dans lequel le passeur Raph, jusqu’au bout du cliché, deviendra un prisonnier maton en trahissant Zizek et sa jeune protégée. Ian de son côté s’est enfui avant d’arriver au camp et a pu rejoindre Reikjavik où il rencontre une jeune barmaid, Elektra, contestataire professionnelle et habitant un squat dans lequel elle invite Liam qui pourtant, arrêté par la suite, retrouvera Zizek dans le camp au sein duquel les prisonniers ont mis en place un plan pour en prendre le contrôle et s’échapper. 

Ascenseur pour les fachos ©Glénat

Un auteur et ses obsessions

Caryl Férey est un écrivain français reconnu depuis plusieurs années. Il montre dans ses ouvrages une certaine obsession pour les lieux inhabituels marqués par des histoires douloureuses, à base de dictature, d’apartheid ou de colonisation comme l’Afrique du Sud, la Nouvelle-Zélande, l’Argentine ou le Chili. Le lieu inhabituel pour le moins est l’Islande et ses paysages à la fois magnifiques et torturés. Le dessin de Corentin Rouge les rend dans toute leur magnificence et le gigantisme des paysages et des planches est saisissant. Et ce gigantisme des paysages rend encore plus compliqué je trouve l’appréhension non pas tellement de l’histoire mais du contexte général, très lourd. Ce qui m’a le plus dérangé, c’est cette idée du chaos, encore une thématique très présente dans l’œuvre de Férey. Il nous présente un monde pas encore là mais qui dans les faits, quand on regarde l’actualité l’est déjà un peu. Ce décalque qui rend cette histoire à la fois proche et ancrée dans le réel, ou tout au moins un réel probable est très déstabilisant.

Notre époque, très anxiogène déjà par elle-même a-t-elle réellement besoin d’œuvres angoissantes mêlant peur et rejet de l’autre ? On retrouve dans les oppositions au parlement loyaliste les obsessions de Férey pour la dictature, les ségrégations en tout genre mais aussi d’une certaine manière la quête de l’identité à travers plusieurs personnages. Je parlais plus haut d’une vision caricaturale ou tout au moins caricaturée à l’excès et une planche me semble éclairante. Alors que Bergson, leader des anti-migrants s’oppose à Uffe Barentsen, pro-migrants, une députée islandaise derrière Bergson ressemble furieusement à Marine Le Pen. Aucun jugement politique, juste une constatation : des clichés et de bonnes intentions ne suffisent pas toujours à engager le lecteur. D’autant plus que les enjeux plus profonds, sur l’importance du professeur Zizek restent un peu obscurs et plus devinés que verbalisés. Là encore, le côté cryptique de l’histoire la dessert puisque tout le monde semble savoir qui est réellement Zizek et sa valeur sauf le lecteur.

Horizon lointain ©Glénat

Trilogie en vue

A la fin de l’album, mis à part le sentiment anxiogène et les bons sentiments des défenseurs des migrants, le lecteur n’est pas vraiment plus avancé. Le second tome apportera probablement je l’espère les réponses attendues sur l’évolution de cette société. Avec une déshumanisation croissante, les migrants étant traités au mieux comme des objets, des outils, au pire comme des sortes de parasites à éliminer sur lesquels on tire à balles réelles sans remords et sans réflexion ou si peu. Je comprends tout à fait qu’à travers cette bande dessinée l’auteur cherche, comme souvent dans le genre anticipation, à mettre en garde le lecteur sur un glissement de la société qui n’irait pas dans le bon sens ou en tout cas pas une voie humaniste. Mais la polarisation des personnages les rend trop lisses, peinant à rendre une psychologie probablement bien plus complexe en raison de leur situation. Les méchants sont méchants et les gentils sont gentils. Fort bien, tout est en tout et vice versa.

Tant qu’à aller vers un récit politique, puisque c’est quand même de cela qu’il s’agit sur le fond, j’aurai aimé une construction plus nuancée. Certains effets m’ont fait l’impression d’un Deux Ex Machina (non, pas le comics de chez Vertigo…) un peu facile. Il reste les dessins de Corentin Rouge, très vivants et rendant superbement à la fois les paysages islandais mais aussi la démesure impersonnelle et désincarnée des camps de rétention ou de concentration. Je ne me joins donc pas complètement au concert de louanges qui entoure cet ouvrage dans la presse généraliste ou spécialisée. J’attends de voir où le second tome va nous conduire et si l’histoire va un peu décoller et nous surprendre. Quelque chose de moins uniforme, moins standardisé, moins blockbuster (j’ai un peu pensé à GREENLAND avec Gérard Butler…) et un peu plus travaillé sur le fond et sur les messages que les auteurs veulent délivrer.

Rien à déclarer ©Glénat

 

3 comments

  • JB  

    Merci pour cette présentation. Attention, à l’heure de la publication, ne serait-ce que critiquer les mouvements d’extrême-droite est une action polémique qui fait la une des JT…
    Très belle analyse, mais j’ai un peu une impression de trop-plein avec ce type d’histoire, surtout lorsque l’approche semble très manichéenne.
    C’est moi ou ce jeune homme dans le bandeau a des airs (et surtout un regard) de Brando jeune ?

    • Bruce Lit  

      Je trouve plutôt entre John Snow et euh…James dean..

  • Présence  

    Une bande dessinée pour laquelle je n’ai pas cédé à la louange généralisée, que je n’ai ni achetée, ni lue, je suis donc fort aise de pouvoir en découvrir une analyse critique.

    J’entretenais également un a priori sur une BD traitant des migrants dans un mode thriller, car cela devient difficile de faire plus atroce que la réalité comme tu l’indiques aussi bien, et c’est délicat d’instrumentaliser les camps de migrants au profit de la dynamique du thriller, au risque de verser dans l’indécence.

    En revanche les dessins de Corentin Rouge sont magnifiques, et sa narration visuelle très claire.

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