De phylactères en hiéroglyphes…(Blake & Mortimer)

Le Mystère de la Grande Pyramide, par Edgar P. Jacobs

Un article de  : TORNADO

VF: Dargaud, Editions Blake & Mortimer.

Tous les scans de l’article sont la propriété de Dargaud, Editions Blake et Mortimer

1ère publication le 19/10/17 – MAJ le 18/04/22

Du classique de chez Classique

Du classique de chez Classique ©Dargaud

Cet article portera sur les deux tomes de la saga Le Mystère de la Grande Pyramide, écrite et dessinée par Edgar Pierre Jacobs et publiée initialement dans Le Journal de Tintin en 1950 et en 1951, avant d’être éditée sous la forme de deux albums en 1954 et 1955.

Il s’agit de la seconde aventure du duo Blake & Mortimer, après la grande saga en trois tomes Le Secret de l’Espadon, et avant son chef d’œuvre La Marque Jaune.
Je vous propose une lecture en deux temps, comme si l’on passait d’un tome à l’autre, la saga étant néanmoins conçue au départ comme une histoire unique.
En route pour une étape incontournable de l’histoire de la bande-dessinée…

Tome 1 : Le Douanier Jacobs

Quel mystère la grande pyramide de Khéops pourrait-elle encore dissimuler ? Se pourrait-il qu’un immense trésor soit caché quelque part sous cet imposant édifice, au point que personne, depuis des siècles, ne soit parvenu à le découvrir ?
Tel est le point de départ de cette seconde aventure du tandem Blake & Mortimer par Edgar P. Jacobs.

Voilà bien des années que je n’avais pas relu du Blake & Mortimer. Mais, ayant visité pour la première fois l’aile du Louvre dédiée à l’Egypte antique, l’envie de me replonger dans la saga de la Grande Pyramide était trop forte…
J’avais découvert la série alors que j’étais adolescent et ç’avait été une véritable révélation, comme si je percevais soudain la source d’un genre, le berceau d’un certain état d’esprit « à la Spielberg », qui donnerait vie, bien des années plus tard, aux aventures du célèbre Indiana Jones, dont j’étais déjà un fan énamouré.

C’est intimidant d’écrire un tel article. Car cette œuvre culte fait partie de celles que les admirateurs défendent becs et ongles, et qu’il n’est en général pas permis de discuter sans risquer l’opprobre d’une horde de fans extrémistes déchaînés… Et pourtant, il faut bien l’admettre : Blake & Mortimer a vieilli, particulièrement sur le terrain de la Forme…

Petit cours d’histoire-géographie pour débuter la saga…

Petit cours d’histoire-géographie pour débuter la saga… ©Dargaud

La toile de Fond est impressionnante. Jacobs brosse le tableau d’une Egypte contemporaine (des années 50) particulièrement palpable, alors qu’il n’y a jamais mis les pieds ! Dans le genre, on pense au Douanier Rousseau, qui peignait ses toiles exotiques sans avoir jamais franchi les murs de Paris !

Il injecte à son récit une dose vertigineuse de références historiques, scientifiques et archéologiques, nourries d’une recherche documentaire extrêmement poussée et complète, qui fera école bien au-delà du simple monde de la bande dessinée. Il tisse une intrigue au long-court, dense et ambitieuse, romanesque, au carrefour d’une multitude d’influences, allant des pulps aux romans policiers, en passant par les grands récits d’aventures issus de la littérature (Stevenson, ou Conan Doyle) comme des comics (particulièrement le Flash Gordon d’Alex Raymond, dont il avait terminé certains épisodes lui-même en Belgique, après l’interdiction de publier le comic-strip par l’occupant allemand en 1942). Il n’y a pas à dire : Blake & Mortimer est la plus grande série d’aventures de son temps.

L’Egypte, comme si vous y étiez !

L’Egypte, comme si vous y étiez ! ©Dargaud

L’auteur construit ses intrigues avec une exigence toute particulière quant à ses rebondissements. Il met un point d’honneur à ne pas tomber dans la facilité en jetant ses héros dans moult péripéties, leur mettant des bâtons dans les roues aussi souvent que possible (peut-être un peu trop, au bout d’un moment…). C’est un fait : les méchants des histoires de Blake & Mortimer ont toujours une longueur d’avance sur les héros, au point que ces derniers ne finissent par gagner qu’au moment où on ne l’espérait plus !

C’est ainsi que le colonel Olrik, la némésis de notre duo héroïque, mène sa course au trésor comme un politicien véreux mènerait sa campagne : Vol, meurtre, pots de vin, kidnapping ; rien ni personne ne peut se dresser sur son chemin. Sauf le capitaine Blake et le professeur Mortimer, mais seulement après une suite mémorable de laborieuses déconvenues…

Prise à sa source, la série est à cette époque un savant mélange de divertissement et de cours d’histoire-géographie. Le lecteur se divertit et s’instruit, dans une savoureuse atmosphère de dépaysement exotique et de mystère.

Pourquoi les méchants sont-ils toujours les meilleurs ?

Pourquoi les méchants sont-ils toujours les meilleurs ? ©Dargaud

Pour ce qui est de la mise en Forme de ces aventures, le temps a malheureusement fait son office. Comme beaucoup de bande-dessinées de cette époque, Blake & Mortimer souffre d’un style ampoulé qui alourdit les pages au point d’en rendre la lecture parfois pénible, ou bien désuète. Chaque planche est composée de quatorze ou quinze vignettes, ce qui est considérable (aujourd’hui, c’est souvent entre six et huit), d’autant qu’elles sont écrasées sous une tonne de phylactères et de cellules de texte, qui occupent souvent les deux-tiers du cadre !

Des planches très, très denses !

Des planches très, très denses ! ©Dargaud

A maintes reprises, Jacobs dessine ses personnages en plans statiques, rapprochés, qui conversent au téléphone, sans mise en scène particulière.

Sur bien trop de points, la mise en forme de Blake & Mortimer souffre de la comparaison avec celle de Tintin. Cette comparaison tombe sous le sens car, au delà du fait que les deux auteurs étaient contemporains l’un de l’autre et qu’ils forment à peu de choses près les fondations de la sacro-sainte école franco-belge, ils étaient amis. Et Jacobs a été le collaborateur d’Hergé pendant des années (sur les décors des Sept Boules de Cristal et du Temple Du Soleil, par exemple). La comparaison est donc sans équivoque, car là où Hergé parvient à aérer ses planches, Jacobs les rend opaques. Il y a par exemple beaucoup de texte explicatif qui raconte inutilement ce que les images disent déjà, dans un effet de redondance souvent lassant. D’ailleurs, j’ai pris l’habitude de ne pas lire ces encarts de texte, et cela ne change rien à la compréhension de l’intrigue !

Le découpage d’une discussion téléphonique, selon Jacobs…

Le découpage d’une discussion téléphonique, selon Jacobs… ©Dargaud

Ses personnages sont beaucoup plus fades, particulièrement les méchants et les seconds couteaux (il faut bien admettre qu’Olrik n’a jamais beaucoup marqué le panthéon des « grands méchants » de la littérature. Et Nazir et le Bezendjas font quand même bien pâle figure en comparaison de pointures comme le Capitaine Haddock ou le Professeur Tournesol !). Le dessin de Jacobs est très élégant, très affirmé, mais là où Hergé parvient à saisir d’innombrables personnalités inoubliables en un minimum de traits, Jacobs peine à varier la physionomie de ses personnages, dont la plus-part arborent le même physique et les mêmes expressions. Au risque de me faire conspuer par les fans, j’irais même jusqu’à dire que les héros eux-mêmes sont peu charismatiques, en particulier le Capitaine Blake. Ersatz de Sherlock Holmes & Watson, Blake & Mortimer ont tendance à manquer d’épaisseur.

Les dialogues de la série sont travaillés et élégants, mais paraissent caricaturaux et d’un autre âge, tandis que ceux de Tintin sonnent encore de manière très fraîche. Et puis il y a l’humour d’Hergé : Unique, intemporel, truculent. Jacobs ne se risque que très rarement sur le terrain de l’humour, et quand il le fait, c’est une catastrophe (voir le cabotinage du grotesque Professeur Gossgrabenstein !). Au bout du compte, cette dimension finit par faire défaut dans un ensemble figé et très premier degré. Et s’il y a très peu de femmes dans les aventures de Tintin, il n’y en a strictement aucune chez Blake & Mortimer. Là encore, et bien que je ne trouve pas cela très grave, voilà un autre élément qui démontre le poids de l’âge.
Il y a longtemps que j’avais envie de marquer cette différence entre les deux auteurs, rarement soulignée, et pourtant évidente. Ou la différence entre l’œuvre d’un génie, et celle, pourtant essentielle également, d’un artisan émérite de la bande-dessinée.

Le Professeur Gossgrabenstein, comique troupier…

Le Professeur Gossgrabenstein, comique troupier… ©Dargaud

Tome 2 : Elémentaire mon cher lecteur…

Revenons sur le pitch : Depuis l’antiquité, l’historien Manethon est une légende pour les égyptologues. Et voilà que le directeur du service des antiquités du Caire vient d’exhumer un papyrus, vieux de 2000 ans, ayant appartenu à l’illustre chercheur.
Le professeur Mortimer, spécialiste de la question, est alors invité au Caire. Il découvre que le papyrus fait allusion à la « Chambre d’Horus », une salle secrète qui renfermerait le fantastique trésor funéraire d’un pharaon oublié et hérétique : Akhnaton.
Tandis que les recherches convergent vers les sous-sols de la Grande Pyramide du plateau de Gizeh, le colonel Olrik et sa bande de trafiquants s’emparent des précieux documents. Une impitoyable course au trésor commence alors…

Le second volet du diptyque Le Mystère de la Grande Pyramide est parfaitement dans la lignée du précédent. Il faut dire que la saga avait entièrement été publiée à l’origine sous la forme de petits épisodes d’une page (une déclinaison des fameux strips publiés dans les journaux) sous le titre Le Mystère de la Pyramide dans les pages du  Journal de Tintin. En ce sens, elle se situe dans la tradition des serials, ces séries d’aventures au long-cours (avec par exemple…Flash Gordon le soldat de l’espace !) qui étaient diffusées au cinéma dans les années 30 et 40 en première partie des films de l’époque…

Une prépublication sous forme de périodiques !

Une prépublication sous forme de périodiques ! ©Dargaud

Ce second tome continue d’étirer les péripéties du Professeur Mortimer (le Capitaine Blake étant présumé mort à la fin du précédent), et le dernier tiers pénètre au cœur du sujet. Au sens propre, car nos héros intègrent enfin les couloirs secrets de la Grande Pyramide du Pharaon Kheops…

La mise en page s’est allégée d’un poil par rapport à la première partie. Le texte est un tout petit moins prépondérant (mais à peine), et la moyenne des vignettes par planche est passée de dix à douze (anciennement quatorze à quinze ! voir une comparaison sur le scan ci-dessus), ce qui est tout de même encore considérable ! A deux reprises, nous avons droit à une superbe illustration en pleine page, technique vraisemblablement utilisée à l’époque du passage en album, afin de tomber sur le nombre de pages voulu… Le résultat, en tout cas, marque durablement les rétines. Ce fut le cas à l’époque, au point que ces images soient devenues suffisamment iconiques pour fédérer tout un tas de produits dérivés !
A maintes reprises, le connaisseur des classiques de la série cinématographique Universal Monsters pourra repérer les influences du film La Momie , que le réalisateur Karl Freund réalisa en 1932, après les retombées de la fameuse affaire « Toutankhamon »…

Les superbes pleine-pages, théâtrales et iconiques

Les superbes pleine-pages, théâtrales et iconiques ©Dargaud

Puisqu’on parle d’influences, on peut de nouveau insister sur le fait que, sur bien des points, le duo formé par Blake & Mortimer rappelle celui de Sherlock Holmes & le Docteur Watson. Sauf que le célèbre duo créé par Sir Arthur Conan Doyle est ici amalgamé : Mortimer ressemble physiquement à Watson, mais il possède un sens de la déduction très prononcé, un peu comme Sherlock Holmes. De plus, il est le personnage que suit le lecteur, au même titre que Watson est le « chroniqueur » des nouvelles de Conan Doyle. Blake, quant à lui, possède un physique très similaire à celui du célèbre détective de Baker Street. Mais il se contente d’un rôle de faire-valoir, comme le Dr Watson. Pourtant, son apparition dans Le Mystère de la Grande Pyramide, lors d’un twist au dernier tiers de la saga, rappelle de manière confondante le rôle de Sherlock Holmes dans Le Chien Des Baskerville  !

De la même manière, et sachant que Jacobs dessina lui-même certains épisodes du comic-strip d’Alex Raymond (auquel il rendra un hommage clair et net avec Le Rayon ‘U‘, sa première création personnelle), il n’est pas possible de regarder Blake & Mortimer sans songer à Flash Gordon et au professeur Zarkoff.
Toute l’œuvre d’Edgar P. Jacobs est jalonnée de références à la littérature de genre. Conan Doyle, Robert Louis Stevenson et Jules Verne se télescopant dans une harmonie parfaite. Dans un sens, l’œuvre de Jacobs est presque une œuvre postmoderne (une œuvre somme), à l’époque où personne n’aurait pensé à utiliser cette notion ! On y trouve ainsi une atmosphère au carrefour d’une multitude d’influences, allant des comics du Golden Age (principalement Flash Gordon, mais je me répète), des pulps des années 30, des serials, des films de l’âge d’or hollywoodien, des romans policiers et des romans d’aventures.
C’est cette confluence qui, au final, distingue les aventures de Blake & Mortimer de celles de Tintin, qui de son côté étaient beaucoup plus dépouillées, quasiment vierge de tout héritage conceptuel.

Blake & Mortimer : Sous influence !

Blake & Mortimer : Sous influence ! ©Dargaud

Cette série des années 40, 50 et 60 a beau avoir énormément vieilli d’un point de vue formel (on n’échappe pas au style narratif ampoulé, propre à quasiment toutes les bandes-dessinées de la même période), elle impressionne aujourd’hui par sa dimension fédératrice, qui annonce (depuis Le Rayon ‘U’) tout un univers connoté et romanesque, qui influencera à son tour une multitude d’auteurs dans le domaine de la littérature, de la bande-dessinée et du cinéma.

Dans ses ressorts, il faut bien avouer qu’il y a tout de même de très grosses ficelles qui dépassent (Blake & Mortimer ont beau aller aux quatre coins du monde, ils tombent toujours sur Olrik ! C’est quand même incroyable que sur 4 milliards d’habitants, ce soit toujours sur lui qu’ils tombent, qu’ils soient en Angleterre, en Egypte ou en plein cœur de l’Antarctique !). Et pourtant, encore une fois, la série s’impose dans son concept de « littérature romanesque totale », qui fera des émules que ce soit au cinéma (Indiana Jones), dans la bande dessinée (Shanna ) et dans bien d’autres mediums encore, au même titre que son grand frère, Tintin…

Au final, Le Mystère de la Grande Pyramide demeure, dans le Fond, une œuvre d’une ambition et d’une démesure qui écrase tout sur son passage, et qui reste encore passionnante aujourd’hui. Pionnière et fédératrice, beaucoup plus dense et aboutie que le précurseur Tintin et les Cigares du Pharaon (qui, tout en étant plus envoûtant, demeurait encore de l’ordre du récit naïf et enfantin), mêlant les genres dans une harmonie unique, cette saga continue d’impressionner par sa dimension universelle et s’impose comme la quintessence du roman d’aventures et de mystère.
Ainsi, malgré le poids de l’âge, elle parvient encore à accrocher les lecteurs de tous âges et de tous horizons, qui s’inclinent tous en cœur face au travail titanesque de ce qui peut être considéré comme l’une des plus grandes histoires d’aventures de la création littéraire.

——
Blake & Mortimer forment avec Tintin les premier héros célèbres de l’école franco-belge et de la ligne claire.
Le diptyque de la Pyramide se taille la part du lion dans le domaine de la grande aventure. Mais l’ensemble est un peu viellot et sans doute moins universel que Tintin. C’est du moins la théorie de Tornado pour Bruce Lit.

Et si on suivait la trace de Blake & Mortimer sur le secret de la Pyramide et que l’on embarquait à destination du Caire ? Quelle folie en perspective !!!

42 comments

  • Jyrille  

    Je viens de terminer L’ENIGME DE L’ATLANTIDE que je crois bien n’avoir jamais lu auparavant. Il m’a fallu plus d’un mois pour arriver au bout tant c’est lourd, long, écrasé de texte, remplis de cases (très souvent 13 ou 14 par planches, je me demande si le fait que ce soit une histoire tout d’abord spéléologique n’a pas joué sur l’esprit de Jacobs qui a fini par enfermer son lecteur) et tant l’histoire est improbable. Les péripéties, nombreuses et exagérées, s’enchaînent sans jamais mettre à mal nos héros qui ne mangent ni se reposent et malheureusement, l’histoire souterraine de ce peuple a priori très avancé (mais incapable d’avoir assez de sauvegardes pour bloquer l’océan ou voir les traîtres qui pullulent) ne semble pas avoir été trop réfléchie. C’est pulp mais trop suranné et surtout, pénible à lire, aucune pleine planche ici, aucune respiration. Mauvaise expérience. J’ai encore les deux tomes du Prof Satô qui traînent mais dans mon souvenir, ils se lisaient mieux et tenaient mieux la route.

    • Tornado  

      Entièrement d’accord avec toi : Après son chef d’oeuvre LA MARQUE JAUNE, Jacobs, à mon avis en tout cas, commence à péricliter avec cette insupportable ÉNIGME DE L’ATLANTIDE. C’est à partir de là qu’il perd de sa magie (ses précédents albums étaient déjà très lourds je trouve, mais il y avait suffisamment de fulgurences). Je l’ai lu au moins trois fois à l’époque, et à chaque fois ça a été une torture.
      Je me suis ensuite forçé à lire LE PIÈGE DIABOLIQUE (mon article ici-même en témoigne). C’était également pénible, mais, encore quelques fulgurances. Depuis, le courage m’a toujours manqué pour lire la suite de la série. Je n’ai donc, encore à ce jour, jamais lu les derniers albums de Jacobs, ni ceux de Van-Hamme, Sente et Shuitten…

      • Jyrille  

        Oui, au moins dans LE PIEGE DIABOLIQUE, même si pénible à lire, il y a des idées et des fulgurances qui donnent envie de connaître la suite, de s’intéresser à l’histoire.

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