DESINTOXICATED MAN

L’HOMME QUI TUA LUCKY LUKE, par Mathieu Bonhomme

Par TORNADO

VF : Lucky

Lucky Luke arrive à Ipleutoultan…
© Lucky

L’HOMME QUI TUA LUCKY LUKE est un one-shot entièrement réalisé par Matthieu Bonhomme (Scénario, dessin et couleur). L’album a été publié initialement en 2016, comme un hommage au personnage de Lucky Luke et à son créateur, Morris.

Le pitch : Lucky Luke, toujours aussi solitaire, arrive à Froggy Town, une petite ville de chercheurs d’or isolée, où il pleut fréquemment. Pour échapper à la pluie battante, il met son cheval à l’abri dans une écurie et entre dans un saloon afin d’y trouver une chambre et de se restaurer. Il est immédiatement reconnu par un jeune freluquet particulièrement agressif, qui le somme de dégainer plus vite que lui, histoire de vérifier sa réputation « d’homme qui tire plus vite que son ombre ». Luke désarme rapidement son agresseur (sans sortir son arme) qui s’avère être le sheriff ! Cette échauffourée ne plait pas à un second cowboy, qui met le héros solitaire en joue et qui est en vérité le grand frère de ce sheriff juvénile ! Quelle est donc cette ville qui vit sous le joug de cette inquiétante fratrie ?
Parallèlement, tandis que Lucky Luke est désespérément en quête de tabac (tous les stocks disponibles ayant été annihilés par l’humidité constante qui règne à Froggy Town), les habitants de la ville lui demandent d’enquêter sur le cambriolage de la diligence, apparemment effectué par un mystérieux indien. Notre héros parviendra-t-il à défaire les fils de ce mystère, alors que les frères Bone lui ont confisqué son arme et qu’il est constamment sur les nerfs à cause de son manque de tabac ?

Quand on arrive en ville…
© Lucky

Dans le fond comme dans la forme, il convient de reconnaitre que Matthieu Bonhomme a réalisé un superbe travail conceptuel. Le scénario est bien construit, intelligent parce qu’il évite constamment de tomber dans le racolage en donnant gratuitement au lecteur les scènes attendues où l’on pourrait admirer Lucky Luke tirer plus vite que son ombre en étant tout de suite plus fort que tout le monde. On sent que l’auteur a bien révisé ses classiques et qu’il s’inspire des westerns crépusculaires où les situations et les éléments naturels empêchaient le personnage d’être un héros tout puissant et romantique.
On pense en premier lieu à IMPITOYABLE de Clint Eastwood, directement cité au détour d’une phrase-clé, avec en corolaire une volonté claire d’éviter systématiquement tout manichéisme primaire, le dénouement contournant sciemment le postulat du « bon contre les méchants ».

La toile de fond est également suffisamment sophistiquée pour retenir l’attention. Toujours dans cette volonté de contourner les facilités et les clichés éculés des histoires d’antan, Matthieu Bonhomme continue de citer les références adéquates et plus exactement les grands westerns psychologiques sortant du schéma basique, comme L’HOMME QUI TUA LIBERTY VALANCE (logique), LE TRAIN SIFFLERA TROIS FOIS, RÈGLEMENTS DE COMPTES À O.K. CORRAL ou encore PALE RIDER. Ce faisant, et notamment au détour d’un second rôle directement inspiré du légendaire Doc Holiday, Bonhomme développe une réflexion sur la notion d’héroïsme en mettant Lucky Luke dans l’obligation de faire des choix afin de garder intacte son aura de héros parfait, encore immaculé.
L’auteur en profite pour apporter une réponse à l’abandon de la cigarette par le héros (une chose que ne nous avait jamais expliqué Morris, en tout cas pas du point de vue du personnage), raison directement liée à cette réflexion sur l’héroïsme entant que notion profonde.

Introducing : The vilains !
© Lucky

Le dessin est excellent. Semi-réaliste, il permet néanmoins de reconnaitre le personnage principal et de respecter la physionomie des standards selon Morris (impossible, au détour d’une case, de ne pas reconnaitre les personnages récurrents du créateur de Lucky Luke, comme par exemple le croque-mort !).
Pendant ce temps, l’inclinaison réaliste fait corps avec le sujet, évidemment plus naturaliste et plus sombre que dans les bandes-dessinées humoristiques réalisées sous le règne de Morris & Goscinny.
La mise en couleur est particulièrement remarquable, avec une palette conceptuelle souvent bi-chrome, pleine de déclinaisons (certaines vignettes sont en noir et blanc et on ne le remarque presque pas !), pour un résultat plein d’atmosphère (on ressent fort bien la pluie et la boue), porté par une iconographie propre à la bande-dessinée.

Malheureusement, ce concert de louanges ne suffit pas à contrebalancer les frustrations qui viennent s’installer au fur et à mesure que les pages se tournent.
Attention, il n’est pas question de reprocher à Matthieu Bonhomme de ne pas avoir fait « un Lucky Luke à la Morris ». Nous sommes ici face à une adaptation libre, un hommage par le truchement d’une vision personnelle, un livre d’auteur et, ainsi, il serait complètement hors de propos de lui reprocher de posséder son identité propre. J’en profite d’ailleurs pour attirer l’attention de ceux qui ont descendu cet album « parce que ce n’est pas un vrai Lucky Luke » afin de reconsidérer leur opinion en gardant à l’esprit que ce n’est pas le sujet : « L’Homme Qui Tua Lucky Luke » est une relecture. Ce qui signifie qu’il y a une volonté de proposer quelque chose de différent, de nouveau, et certainement pas une redite, qui serait d’ailleurs forcément moins bonne que celle des auteurs originaux, ou quoiqu’il en soit déjà forcément différente !

La clope : J’arrête quand je veux…
© Lucky

Pour ma part, le principal souci se joue sur deux points :
– Tout d’abord, le scénario, en dehors des qualités relevées plus haut, est très inégal et extrêmement prévisible. Le rythme est parfois cassé par des passages à vide (63 pages quand même), et Matthieu Bonhomme prive ainsi son lecteur d’une véritable histoire solide, qui n’est en définitive qu’une série d’hommages à divers westerns alignés à la suite.

– Enfin, le tout manque clairement de caractère. L’exercice est trop léché, pour un résultat en définitive beaucoup trop lisse et aseptisé, ce qui est un comble pour une histoire qui se veut au départ sombre et originale. A force de vouloir donner du naturalisme à son Lucky Luke, l’auteur soustrait à l’ensemble son potentiel de fantaisie et de romanesque, ce qui en définitive désincarne le mythe. Et j’ai refermé le livre sur un intense sentiment de frustration, comme si je venais de lire un exercice de style davantage qu’une véritable bonne histoire, quelque chose de nouveau et de fort.

A l’arrivée, L’HOMME QUI TUA LUCKY LUKE ne parvient pas à dépasser le stade de l’exercice de style, et l’on regrette de ne pas avoir trouvé autre chose que cela… Cette BD a connu tout de même un succès considérable et, en 2021, Mathieu Bonhomme réalisa une suite intitulée WANTED… LUCKY LUKE !

Lucky Luke : La Fin ?
© Lucky

BO : Lee Hazlewood : HEY COWBOY !

19 comments

  • Eddy Vanleffe  

    je l’ai lu en médiathèque, et cela ne m’a pas marqué outre-mesure. bien fait, sympa, mais comme le précise Tornado, cela ne parvient pas à dépasser son concept de faire « un Lucky luke sérieux ».
    J’ai un souvenir bien plus vivace du Lucky Luke en mode Sergio Leone de Gotlib dans ses Rubriques-à-brac.

  • JB  

    Merci pour cette review !
    Ah, dommage, j’espérais plus qu’une série d’hommages (même si la série d’origine n’y échappait pas avec Phil Defer inspiré du Jack Palance de L’HOMME DES VALLÉES PERDUES ou encore le chasseur de prime sorti de ET POUR QUELQUES DOLLARS DE PLUS)
    Dans le même registre, j’ai l’impression que les SPIROU DE… ont mieux réussi à transformer l’essai

    • Eddy Vanleffe  

      C’est aussi l’impression que ça me donne, certains tomes sont vraiment chouettes dans cette collection (les Emile Bravo, la trilogie de Yann/Schwartz)

  • zen arcade  

    Je pense que l’exercice de style fait souvent partie des contraintes éditoriales de ce type d’album.
    Y chercher autre chose, c’est en effet s’exposer aux déconvenues.
    Dans ce cadre, j’ai trouvé l’album réussi. Il m’a donné ce que j’attendais de lui. Mathieu Bonhomme s’est fait plaisir et, dans les limites de l’exercice, son plaisir est cmmunicatif.

    La BO : magnifique. Lee Hazlewood est un très très grand parmi les très très grands.

  • Jyrille  

    Je l’ai lu car à l’époque de sa sortie, un pote de Maël lui avait offert pour son anniversaire. Comme Zen, je trouve que l’album est réussi dans son genre d’hommage, même si je manque cruellement de références cinématographiques (j’ai vu les films que tu cites, mais j’en ai oublié certains). Tu fais bien de souligner que le dessin est vraiment bon. Au final j’ai passé un bon moment même si en effet, on peut penser que les SPIROU DE… sont plus réussis pour ceux que j’ai lus (je n’ai pas lu les Schwartz et Yann, mais celui de Yoann et Vahlmann et celui de Frank Pé et Zidrou sont excellents. Ceux de Bravo sont hors concours et je dois les lire sauf le premier…).

    En tout cas c’est un bel article concis et encore une fois plein d’informations. J’ai également lu le second tome, c’est un peu la même chose. Dans la même série, j’ai celui de Bouzard qui m’a bien fait rire (dans celui-ci, Luke a aussi arrêté les brindilles).

    La BO : je ne me suis toujours pas penché sur le bonhomme, mais dans le genre easy listening c’est cool.

  • Fletcher Arrowsmith  

    Bonjour Tornado.

    Pour ma part, j’ai commencé par WANTED LUCKY LUKE, que je n’ai pas aimé du tout.

    Celui là venant après dans l’ordre de lecture, j’ai été plus indulgent. Mais je me suis rendu compte que :

    – bien que j’ai lu un certains nombre d’albums de Lucky Luke (Morris exclusivement) dans ma jeunesse et que je suis très western, c’est un personnage qui ne m’intéresse pas, plus.

    – je te cite A l’arrivée, L’HOMME QUI TUA LUCKY LUKE ne parvient pas à dépasser le stade de l’exercice de style. Même ressenti.

    La mise en couleur est particulièrement remarquable En effet j’en garde un excellent souvenir.

    Une lecture d’été, agréable mais anecdotique pour mes goûts, d’un album emprunté à la bibliothèque.

    Très bien la BO. Je connaissais sans savoir qui en était l’interprète. Rien que pour cela ton article est le bienvenu.

  • Présence  

    Mon attachement affectif à la version de Morris (Maurice de Bevere) & René Goscinny est tel que je n’éprouve aucune curiosité à découvrir une autre version. Cette série a fait partie des trois de mon enfance, avec Tintin et Astérix & Obélix.

    Pour autant, c’est très intéressant de découvrir cet essai, pas tout à fait transformé visiblement, de donner une autre vision de ce cowboy. J’ai beaucoup aimé ton analyse mettant en lumière l’obstacle que constitue l’intrigue en elle-même, et la difficulté de réaliser une œuvre personnelle (résultat en définitive beaucoup trop lisse et aseptisé) sur une marque.

    • Tornado  

      Pareil : Mes trois séries de l’enfance sont les mêmes en album. En magazine, on peut rajouter Pif, Rahan, Picsou, Mickey, un peu Titi et Bugs Bunny et les publications LUG.

  • Présence  

    Et Matthieu Bonhomme a réalisé un deuxième album en 2021 : Wanted Lucky Luke !

    • Tornado  

      Aïe, on a perdu Présence en fin d’article (il n’a pas lu la dernière phrase) ! 🙂

      • Présence  

        Oups ! Pardon, ça m’apprendra à être interrompu trois fois pendant que j’écris.

  • Bruce lit  

    Un article rondement mené pour clore cette dixième saison. Je n’ai jamais été très fan de Lucky Luke. Je me rappelle que c’est assez violent jusqu’à l’arrivée de Gosciny, non ?
    Je serai bien incapable de citer mon album préféré en fait, je n’en ai que des souvenirs diffus.
    Tu m’as donné très envie de le lire, je suis assez fan en fait des relectures. Et puis, joli le clin d’oeil à Gainsbourg.
    LA BO : Immense.

  • JP Nguyen  

    Quand j’étais enfant, j’avais réuni les 31 albums souples de la collection Dupuis et une quinzaine de chez Dargaud.
    J’aimais beaucoup certains clichés du far west, constamment revisités, les fausses localités aux devises improbables, les grandes figures de l’Ouest revues et corrigées.
    Tu m’as donné envie de lire cette histoire et je l’ai fait, en ligne.
    Les références à Impitoyable sont évidentes. Pour l’histoire dans son ensemble, je partage qu’il manque quelque chose. C’est un peu ni fait ni à faire. Dit comme ça, cela semble sévère mais je n’ai pas ressenti ce truc qui me donnerait envie de le relire, pas de passage qui prendrait aux tripes ou marquerait les esprits.

  • Eddy Vanleffe  

    Gamin, trois séries étaient achetés , les ASTERIX, les TINTIN et les LUCKY LUKE.
    ça fait parti de mon sédiment profond. Je me relis parfois avec un immense plaisir les vieux tomes de Goscinny pour y relire ces dialogues si percutants. c’était du grand art, cette façon sans jamais une seule vulgarité, d’être toujours dans le rayon « tout public » tout en cultivant une ironie adulte avec un regard acide sur l’Ouest, les mœurs de l’époque et un apport historique à chaque fois

    • Tornado  

      Entièrement d’accord.
      Mes tomes préférés :
      LES RIVAUX DE PAINFULL GULCH
      TORTILLAS POUR LES DALTON
      L’HÉRITAGE DE RANTANPLAN
      Mais j’en adore facile une bonne vingtaine. À relire aujourd’hui, c’est carrément jouissif. un article participatif avec chacun son album préféré (et il faudrait faire pareil pour Asterix), ce serait cool.

      • Eddy Vanleffe  

        J’adore
        LE PIED TENDRE
        LA DILIGENCE
        LA GUÉRISON DES DALTON
        LE 20E DE CAVALERIE

        en post Goscinny
        J’aime aussi
        SARAH BERNHARD
        LES DALTON A LA NOCE
        LE PONY EXPRESS

        On a déjà causé d’articles participatifs sur les gros classiques histoires d’en faire un tour d’horizon. Il me semble qu’on avait déjà plus ou moins établi les tomes de chacun pour ASTERIX….

        • Jyrille  

          Non, Astérix, on a encore à faire… Sinon moi gamin c’était pas Lucky Luke ni Tintin. C’était Astérix, Gaston et les Tuniques Bleues. De Lucky Luke j’ai dû lire huit ou neuf tomes, et encore, y en a trois que j’ai lus cette année !

          • Eddy Vanleffe  

            J’ai découvert GASTON à la bibli de l’école avec BOULE ET BILL et même un peu de 4 AS.
            après ces lectures, je suis directement passé à COMANCHE, BLUEBERRY, CORTO MALTESE, ADÈLE BLANC-SEC, BILAL, THORGAL etc…
            j’ai donc jamais lu certains trucs comme ACHILLE TALON…

  • alchimie des mots  

    Une belle lecture que j’ai apprécié, un style différent et l’ambiance western est bien marqué.
    Je n’avais pas fait le rapprochement avec les films évoqués mais ça sonne juste, en effet!
    Merci pour le partage

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