Double Fantasy – Interview Yoann Kavege

FANTASY par Yoann Kavege

Propos recueillis par Bruce Tringale pour GEEK MAGAZINE #51

VF : BUBBLE EDITIONS

Il y a trois ans, Yoann Kavege avait déjà trompé son monde avec un Moon Deer totalement muet, où victime et vilain n’étaient pas ce que l’on croyait.
Comment accoucher du toujours difficile deuxième album quand le premier a été premier prix d’excellence ? Kavege a trouvé la solution : réaliser deux histoires en une, qu’il est possible de lire les deux sens, celui d’Alma en sens occidental et celui de Yourcenar, façon manga, leur fin commune fusionnant à la page 135 après avoir exploré leur point de vue respectif. Mais comment fait-il à la fin ?!

Fantasy est un album marquant et bouleversant. Tu viens de créer deux personnage mémorables dont il est déchirant de se séparer !
Merci ! Je suis content de voir que ces héroïnes restent en tête et que l’affection que j’ai pour elles, avec toutes leurs nuances et leurs défauts, transparaisse. C’est ce qui m’a aidé à garder le cap sur ce projet pas toujours aimable pendant sa laborieuse création !

D’ailleurs comment nommer ton album ? Est-ce un comics français voire un manga colorisé vu que l’histoire de Yourcenar se lit à l’envers ?
Je considère, comme pour Moon Deer, que c’est de la bd, franco-belge par nature mais fortement influencée autant par une nouvelle vague de bd que par le comics et le manga, sans en émuler assez strictement les codes pour appartenir à l’un ou l’autre de ces derniers.



On sait que beaucoup d’acteurs du cinéma muet n’ont pas passé le cap du parlant. As-tu ressenti la même problématique pour écrire les nombreux dialogues de Fantasy ?
Ce fut laborieux oui ! Pas tant pour l’écriture des dialogues, difficile mais pour laquelle il suffisait de prendre le temps d’y revenir, pour retoucher, peu à peu, bien épaulé par mes éditeurs Nicolas Dévé, Thomas Mourier, Sullivan Rouaud et ma compagne et artiste Lucia Alessandri, qui ont aidé à les peaufiner à la virgule près. Mais la place que les dialogues prenaient dans les pages a contraint mon découpage et bousculé les habitudes prises sur Moon Deer, il a fallu apprendre à jouer avec pour conserver des mises en page ludiques.

Es-tu d’accord pour définir l’histoire d’Alma comme une aventure quand celle de Yourcenar, aux dialogues plus élaborés, se veut plus philosophique ?
Pour Alma, totalement. Pour Yourcenar en revanche, le mot philosophique ne m’était pas venu en tête, je n’avais pas cette prétention en tout cas ! Je voyais plutôt l’histoire comme une tragédie classique, entre romance et mélancolie, teintée d’un peu de politique façon fantasy. Mais sans doute que tout ça n’est pas incompatible avec un peu de philo !

En parlant de philosophie, Fantasy se distingue par son empathie, sa vision globale de l’existence humaine. Où as-tu appris cette sagesse ?Tu n’as même pas 30 ans !
Haha, j’ai juste essayé d’écrire une bonne histoire, qui se voulait cohérente dans un monde donné sans avoir la volonté d’émettre un discours qu’on pouvait appliquer de manière décalquée sur le monde réel. Mais les jeunes réfléchissent tout autant sur le monde que les moins jeunes ! Et j’ai essayé d’autant nourrir ma réflexion par l’observation de ce qui se passe autour de moi à un niveau global et intime, que par mes lectures ou visionnages, aussi éloignés qu’ils puissent être de la fantasy : c’est un épisode de la série documentaire belge Strip Tease intitulé « Jésus c’est ouf » qui m’a fait m’interroger sur le rapport aux jeunes croyants à leur foi, à l’amour et aux sacrifices. Pour la référence de jeune, on repassera !

Mis à part Brav, le petit page d’Alma, Fantasy est une histoire 100% féminine… Est-il difficile pour un homme de trouver la voix d’une guerrière badass et d’une déesse pacifique ?
Je pense que c’est un récit qui aurait pu fonctionner avec deux personnages masculins, avoir deux personnages du même genre me paraissait important pour créer une équivalence. Mais j’avais envie d’avoir un récit avec plus de femmes, et l’une des inspirations de Fantasy étant La Rose De Versailles/Lady Oscar et d’autres shojo de cette mouvance, ça m’a paru naturel de mettre en avant des héroïnes. Mais je n’avais pas la prétention de raconter quelque chose du féminin ou même du lesbianisme, ces personnages ayant évolué dans une réalité différente de la nôtre, je les ai avant tout pensées comme des individus cohérents avec leur environnement. 

Parlons de la conception de vos planches : n’as-tu pas regretté à certains moments le défi de raconter deux histoires de 135 pages, chaque personnage devant avoir la même pagination et vous, de retomber sur vos pieds pour leur final respectif ?
Pour moi c’était une obligation, et un défi stimulant sur le papier… qui n’en a pas été un tant que ça ! Par chance les histoires sont arrivées assez rapidement à une pagination proche dans mes premiers scripts, et l’ajustement s’est fait sans trop de mal, à part lorsqu’il fallait raboter d’un côté lorsque l’autre se tenait parfaitement, ce qui peut expliquer quelques séquences un peu denses !


J’ai souvent pensé en te lisant au Jeff Smith de Bone, et parfois au Miller de 300. D’autres influences ? Un zeste de Mignola, non ?
Smith et Miller ne sont jamais bien loin, mais les visuels et le ton de Fantasy sont surtout inspirés des travaux de Mignola en effet, de Riyoko Ikeda, d’Ami Thompson et de Linnea Sterte.

C’est votre deuxième ouvrage chez Bubble Editions…
Je ne remercierai jamais assez Bubble pour la chance qu’ils m’ont donnée sur Moon Deer, et pour l’accompagnement exemplaire, surtout pour un éditeur de cette taille, dont ils font preuve sur mes projets. Je leur rends bien en me donnant à fond ! J’ai beaucoup d’affection pour l’équipe, et c’est autant pour eux que pour moi que j’espère que Fantasy fonctionnera.

Ton dernier choc en BD/Comics/ Manga ?
Impénétrable d’Alix Garin, un album qui a déjà bien trouvé son public mais que je ne cesserai d’encenser, bluffant de maîtrise, d’honnêteté, de sensibilité et de justesse, qui m’a donné envie de recommencer le mien après sa lecture tellement il m’a fait sentir petit !

2 comments

  • Bruno. ;)  

    Il est bluffant de modestie, ce petit jeune ! Surtout que ça a l’air d’un boulot énorme (et riche de sens, si j’ai bien tout suivi…
    Merci pour la rencontre.

    Bon, je connais pas du tout : j’irai jeter un œil à l’occasion, même si le genre et le rendu ne m’en font pas trop, à priori, de l’oeil ; juste parce qu’il est très sympathique.
    C’est définitivement pas Manga, les scans postés : c’est du Comic-Book tout ce qu’il y a de contemporain ; le côté Franco-Belge s’y exprime peut-être via les pages dialoguées ? Mé ce n’est qu’une première impression très perso.
    La mise en couleur, en revanche, amollit pas mal : je continue à trouver les demi-teintes et dégradés hautement nuisibles à la puissance des images, dans le genre Comic-Book : les à-plats rendent nettement mieux en contrastant plus franchement avec les traits nets d’un encrage. Idem quand certains traits encrés sont convertis en couleur pour simuler distance et/où éclairage, ce procédé (relativement moderne, encore) amortissant d’avantage l’impact purement visuel de la case : c’est un travail qui est beaucoup plus efficace quand il est traité dés le dessin proprement dit ; la couleur, dans l’idéal, ne venant qu’en soutenir le sens.

  • JB  

    Merci de partager cet entretien !
    Un double récit, ça rappelle la composition du « Tremblez enfance Z46 » récemment chroniqué par Présence !
    Le choix du titre Fantasy est intéressant par son côté générique. Une volonté de présenter 2 façon d’aborder le genre (aventure d’un côté et tragédie/romance/mélancolie/politique, comme dirait l’auteur, de l’autre) ?
    Bon, ben c’est commandé…

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