Écris. (Electric Miles 1 Wilbur)

Electric Miles 1 Wilbur, par Fabien Nury, Brüno, Laurence Croix

Un article de PRESENCE

VF : Delcourt

Dans l’ombre canine © Glénat   

Ce tome constitue la première partie d’un diptyque. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Fabien Nury pour le scénario et par Brüno (Bruno Thielleux) pour les dessins, la mise en couleurs ayant été réalisée par Laurence Croix. Il comporte quatre-vingt-une pages de bande dessinée. Il se termine par dix-sept couvertures du magazine Outstanding, toutes dessinées par Brüno.

Le dernier numéro de Outstanding Magazine se trouve sur les présentoirs. Il contient une histoire de Lester Kent : Perdu en Proboscidie. Il s’agit du numéro de décembre 1948, et il coûte vingt cents, il est précisé qu’il s’agit d’une publication John Rockwell. Dans le magasin, Wilbur H. Arbogast en tient un exemplaire en main, et il en examine la couverture. Un autre client entre et s’adresse à lui. Morris Millman a reconnu l’écrivain et il se présente à lui. Il lui explique qu’ils se sont déjà rencontrés à San Diego, à l’occasion de la convention de l’American Science-Fiction Guild en 38. Il l’avait questionné sur deux de ses nouvelles : La septième dimension, et La machine à écrire dans le ciel. Millman se rappelle que Arbogast était très demandé, lui et toute la bande d’Oustanding Magazine.

L’écrivain lui a offert un café et il s’est montré très patient. Le jeune Morris rêvait de devenir écrivain, et l’auteur confirmé lui a conseillé de coller son derrière dans un fauteuil, et d’écrire tout ce qui lui venait en tête, sans se soucier du résultat. Arbogast s’en souvient, c’est ce qu’il disait à tous les fans ; il lui demande s’il a réussi à écrire. Son interlocuteur répond que non, il n’avait pas le talent d’Arbogast, il est devenu agent littéraire. L’auteur le félicite, repose la revue, et sort du magasin.

Le bon vieux temps des magazines © Glénat      

Morris Millman sort à son tour, entre dans sa voiture, et roule à la hauteur de Arbogast lui indiquant qu’il va du côté de Pasadena, et lui demandant s’il peut le déposer quelque part. L’autre accepte. Tout en conduisant, Millman fait constater l’intensité de la pluie, un vrai déluge. Cela lui rappelle le début de la nouvelle La fanfare de l’enfer : Le ciel s’ouvrit, et Dieu déversa ses larmes sur la population de Milwaukee. La nuit s’éclaira soudain, et quelques secondes plus tard, un grondement se fit entendre. Mais ce n’était pas le tonnerre. Non, c’était un roulement de tambour, et il annonçait une menace encore plus terrible que la colère divine… Une fanfare approchait de la ville. Arbogast le félicite pour sa bonne mémoire. La conversation s’éteint, et l’agent littéraire la relance en demandant s’il peut poser une question. Arbogast a deviné de laquelle il s’agit et il explique qu’il n’a pas d’agent, que personne ne le représente, qu’il n’a pas été publié depuis janvier 1942. Il continue : il n’y a rien à lire. Devant l’étonnement de son chauffeur, il répond qu’il est sûr que Millman fera une belle carrière, que ce n’est pas la peine que l’agent perde son temps avec lui l’écrivain, et qu’il peut le déposer au prochain arrêt de bus. Millman lui demande encore de quoi il vit. L’auteur répond qu’il touche une pension, invalide de guerre. Il ajoute qu’il est mort, et il demande si son interlocuteur souhaite qu’il lui raconte sa mort.

Ces deux créateurs ont déjà collaboré ensemble précédemment, en particulier pour les trois tomes de la série TYLER CROSS (2013-2018) : le lecteur a toute confiance de découvrir un récit sophistiqué tant sur le plan de l’intrigue, que sur celui de la narration graphique. La couverture s’avère énigmatique à souhait avec cette pluie tombante, cette silhouette de chien qui domine un individu isolé. Le texte de la quatrième de couverture évoque les écrits d’Arbogast sur la nature de la vie et de l’esprit humain, et la possibilité qu’il ait réalisé une découverte révolutionnaire dans ce domaine. La page d’ouverture correspond à la couverture d’un magazine bon marché (qualifié de Pulps), spécialisé dans les récits d’horreur et de science-fiction. Le lecteur se souvient de ces publications imprimées sur du mauvais papier, très populaires aux États-Unis, ayant permis à de nombreux écrivains d’être publiés. Un auteur maudit, ostracisé, ayant écrit des récits de fiction révélant un autre monde : le lecteur peut penser à un mélange de Howard Phillips Lovecraft (1890-1937), Robert Ervin Howard (1906-1936), Philip Kindred Dick (1928-1982). Les fac-similés de couverture mentionnent d’autres auteurs : Lester Kent, Yvan Artemiev, Ray B. Funine. Cela peut évoquer Isaac Asimov (1920-1992) et Ray Bradbury (1920-2012) qui furent eux aussi publiés dans les Pulps Magazines.

Expérience de décorporation en état de mort imminente © Glénat 

D’entrée de jeu, le lecteur se trouve hypnotisé par la narration visuelle. L’artiste réalise des dessins instantanément assimilés par le lecteur : d’une clarté exemplaire, apparaissant d’une grande simplicité et d’une évidence totale. Qu’il dispose de références de couvertures de magazines Pulp ou non, le lecteur se rend compte que les reproductions réalisées par Brüno s’imposent dans son esprit comme authentiques, et même plus que le souvenir qu’il a pu en garder. Les dessins présentent un mélange de ligne claire et d’expressionnisme : des formes savamment épurées conservant l’essentiel, et en même temps des ombres envahissantes, des effets de cadrage, des jeux sur des couleurs vives, des cases parfois construites vers l’abstraction. Par exemple : un gros plan sur les verres des lunettes d’Arbogast en page cinquante-six (motif qui revient régulièrement), ou encore des croix rouges sur fond noir. Le jeu sur les verres des lunettes présente souvent des surfaces opaques : il n’est pas possible de voir les yeux du personnage (alors que ceux-ci sont censés être le miroir de l’âme), à tel point que le lecteur finit par se demander si reflets jaunes et oranges ne contiendraient pas des lettres, un message secret. L’artiste joue également avec les gros plans sur les visages au centre d’une case de la largeur de la page, ou un peu décalés à gauche ou à droite. Insensiblement, cela produit un effet de rapprochement quand il dessine la gueule de Wilbur (le chien) avec le même cadrage, induisant qu’il s’agit également d’un être doué de conscience.

De temps à autre, le lecteur se retrouve tenté de se dire que les dessins ne font que montrer ce qui va de soi, ce qui est déjà majoritairement contenu dans les dialogues. Toutefois, il ressent rapidement que la narration visuelle accomplit beaucoup plus que ça. De manière patente, elle installe une ambiance de polar : scènes souvent nocturnes, mystérieux individu dans son imperméable avec le visage partiellement masqué par son chapeau et ses lunettes, et sa barbe de trois jours, personnages aux expressions souvent neutres et indéchiffrables. Les dessins montrent également les environnements qui parlent des conditions de vie des personnages : le trailer park de Pasadena où Arbogast habite dans une caravane, le luxueux et fastueux restaurant Beverly Hills où les producteurs de cinéma Hazebrook & Nett (Nick & Harry), de Wonder Pictures, reçoivent l’écrivain et son agent pour leur en mettre plein la vue, le très ordinaire pavillon de banlieue des Millman (Morris & Iris) et le bureau de l’agent avec des étagères débordant de livres, le superbe salon de coiffure pour dames et sa décoration tout en rose, sans oublier le chien sur la pelouse.

Puis il s’est jeté du 28e étage. © Glénat 

La narration visuelle fait également ressortir avec une acuité peu commune les moments étranges ou mystérieux : la minuscule silhouette en ombre chinoise chutant dans le vide sur un fond jaune pétant, puis comme un écho la silhouette du Christ en ombre chinoise sur le fond du même jaune, le vert fluo de plusieurs cases ce qui rapproche le chien des Millman, le jouet robot et l’extraterrestre (sûrement un martien), le motif des coquelicots, etc. Même avec une intrigue naturaliste, l’histoire dégagerait une intense sensation de mystères et de surnaturel. Le lecteur s’attache immédiatement à cet agent littéraire sous le charme des écrits de Wilbur H. Arbogast : comme lui dit son épouse Iris, il aime les créateurs, il aime leur folie, leurs rêves de grandeur, plus leurs histoires sont absurdes plus elles le font vibrer. Le lecteur se surprend à éprouver de l’empathie pour cet écrivain qui n’est plus publié, sa nostalgie pour la grande époque des pulps, le questionnement sur la réalité de son expérience de mort imminente, ses découvertes révolutionnaires sur la nature de la vie et de l’esprit, etc. Il se prend au jeu d’une révélation, d’une explication du sens de la vie.

Au cours du récit, Arbogast évoque la révélation de Paul de Tarse, et il en propose une interprétation bien différente que celle de la conversion présentée par la religion chrétienne. Le lecteur pense alors aux romans de Philip K. Dick, ceux traitant de religion empreint de gnosticisme, débusquant le faux, qui régit ce monde. Une expérience initiatique amène Arbogast à une révélation totale, et il se sent investi d’une mission de prosélytisme, de dispenser un enseignement ésotérique. Une autre composante attire l’attention du lecteur : une approche très matérialiste. Il y a les producteurs Hazebrook & Nett qui ne voient en l‘œuvre d’Arbogast qu’une opportunité mercantile, prêts à déployer un dispositif sensationnaliste de publicité, sans aucun intérêt pour le contenu. Il y a Morris Millman qui souhaite à la fois lire de nouvelles productions de cet auteur majeur, et les faire fructifier sur le plan financier. Enfin, Arbogast lui-même fait une remarque en passant, sur l’exemption fiscale qui accompagne toute religion et son Église. Le lecteur ajoute alors un autre auteur de science-fiction à la liste des références : L. Ron Hubbard (1911-1986), fondateur de la dianétique (dont la psychogénie d’Arbogast pourrait être le pendant) et de l’église de scientologie. Dans le même temps, avec une utilisation très sensible du poème Au champ d’honneur (1915, In Flanders Fields), de John Alexander McCrae (1872-1918), le scénariste intègre également le développement de la psychanalyse.

La couverture intrigante, le plaisir esthétique immédiat des dessins, la dimension ludique du mystère, la haute teneur en artefacts culturels américains, les dialogues d’une grande précision, l’efficacité de la structure narrative : la puissance du pouvoir d’attraction de cette bande dessinée est irrésistible. Le plaisir de lecture est immédiat, les références aux Pulps titillent le lecteur novice comme le connaisseur. Addictif.

Des spectateurs fous à lier. Hystérie. Panique dans la salle. © Glénat 


Première moitié d’un diptyque, un auteur de pulps est revenu de l’autre côté, et il a tout couché sur le papier… Mais la lecture de son livre rend fou. Il sait, il a vu, il a eu la révélation de la réalité cachée de l’univers, et il sait interpréter ses symptômes.

BO :

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