Interview Serge Lehman
Propos recueillis par BRUCE LIT
1ère publication le 2/07/24 – MAJ le 08/12/24
SAINT-ELME est une mini série complète en 5 albums parue chez Delcourt, écrite par Serge Lehman et illustrée par Frederik Peeters. Elle pourrait constituer le joyau de la couronne de Lehman pourtant habitué aux perles (LA BRIGADE CHIMERIQUE, L’HOMME TRUQUE ou L’OEIL DE LA NUIT. Sitôt lue, sitôt entretenu, Lehman connait la maison. Et la chanson.
La série Saint -Elme s’est terminée et a été accueillie sous les vivats. Quel bilan en tires-tu ?
La fusion amicale et esthétique avec Fred Peeters, qui fut une vraie expérience humaine. Et la joie d’avoir produit une œuvre qui semble émettre sa propre lumière. Le luxe visuel de Saint-Elme me rend particulièrement heureux.
J’ai senti que ton écriture était dans la continuité d’ULTIME RENAISSANCE : une recherche de l’épure, un scénario moins cérébral et très accessible avec des saillies humoristiques pour contrebalancer la violence de bastons assez sanglantes.
Pour les dialogues, j’apprends au fil des livres, j’essaie d’être plus économe. Mais sur ce point, il faut prendre en compte l’apport de Fred : c’est lui qui avait le final cut pendant la création, les dialogues de Saint-Elme lui doivent beaucoup. Quant au scénario, je m’étais promis après L’Homme gribouillé de faire une histoire ne nécessitant pas de longues explications ni de back-stories trop étendues, et je crois que j’y suis parvenu. Le récit est riche mais reste au fond assez simple, et la narration est plutôt linéaire et directe. On n’entend pas les pensées des personnages, il n’y a pas de voix off, pas de flash-backs, le dispositif est léger. Il ne se passe rien de plus que ce qu’on voit sur la page.
Il y a aussi de longues plages de silences et des dialogues très concis. Était-ce pour laisser plus d’ampleur aux dessins de Peeters ?
J’ai plus ou moins intériorisé ça dès le départ : il fallait que Fred ait de la place. Et quand le script ne lui en laissait pas assez, eh bien, il se la faisait lui-même en remaniant les scènes, en coupant certaines choses… Tout le découpage est de lui. Mais de toute façon, j’étais dans une sorte de silence, dès la conception. Il y a un petit côté western, dans Saint-Elme. Les grands espaces, les montagnes, la neige… Ça ne pouvait pas être trop bavard.
La résolution finale de ton intrigue est brillante : selon son orientation, le lecteur peut choisir une issue réaliste ou fantastique notamment autour du tatouage de Katyé…
Merci. Je suis très content de la façon dont les choses se bouclent à la fin – d’autant plus qu’une bonne part des fils se sont noués de façon improvisée. Je n’avais pas tout en commençant à écrire. Il y a plein de petites trouvailles narratives qui me sont venues pendant la création. Une idée jaillissait et je me disais : « bah, je la mets, on verra bien comment justifier ça d’ici la fin ». L’explication du tatouage, par exemple, je l’ai vraiment trouvée in extremis, à la conclusion du tome 5. Dans Saint-Elme, il y a un pari permanent sur la force de la fiction (et sur la fiabilité de mon inconscient !)
Et puis, comme pour ULTIME RENAISSANCE tu appelles à la fin de ton histoire à la coexistence pacifique entre des personnages que tout sépare. C’est ton héritage Charles Xavier ou plus sérieusement la continuation de tes réflexions entamées dans L’ESPRIT DU 11 JANVIER ?
Non, pas vraiment… La fin qu’on peut lire n’est pas celle que j’avais écrite en première intention, le script prévoyait de laisser les lecteurs sur quelque chose de plus ambigu moralement. Mais Fred et David Chauvel, qui lisait les pages au fur et à mesure, m’ont tout de suite dit qu’ils n’aimaient pas ma conclusion, alors je l’ai retravaillée jusqu’à ce qu’elle leur plaise à tous les deux. Et ça va, elle me plaît aussi.
Je n’avais pas vu de couleurs si remarquables depuis LE ROI DES MOUCHES. Il ne s’agit plus de couleurs naturelles mais des combinaisons angoissantes de bleu et de rouge pour les scènes nocturnes, de violet et vert pour l’assaut du dernier tome. Comment as-tu élaboré cette incroyable signature graphique avec Peeters ?
C’est comme ça que tout a commencé : par les couleurs. Angoulême 2018, on s’était mis d’accord sur un polar étrange et noir – « Twin Peaks écrit par Manchette », selon le mot de Fred. J’ai lancé quelques idées, mais vraiment très peu, les deux frères détectives, la petite ville de montagne perdue en train de devenir une sorte d’Ibiza alpine, les sources chaudes, etc, et Fred m’a envoyé dix pages de croquis où tout son système de couleurs était en place. Il l’a appliqué du début à la fin, sans en démordre, il savait ce qu’il voulait dès le départ. Je me suis coulé là-dedans avec un bonheur total.
J’ai aussi beaucoup aimé ce lettrage tremblant et instable.
Moi aussi, j’adore que Fred fasse son lettrage à la main, à l’ancienne. Ça donne un charme et une chaleur que l’informatique ne permet pas.
Tes personnages ont tous une forte personnalité qui ne se dévoile pas immédiatement. Tu en dis suffisamment pour qu’on puisse les cerner à la fin de la série mais il est clair que beaucoup ont encore à dire pour des histoires ultérieures, non ?
Il n’y aura pas de suite, si c’est ce que tu suggères. On retravaillera ensemble, avec Fred, mais sur tout autre chose.
As-tu eu l’impression d’avoir constitué une nouvelle équipe non plus de super-héros mais de justicier d’appoint ? Comment pourrions-nous les nommer ?
Bah, « les frères Sangaré », ça sonne vraiment bien, non ?
Tu te montres particulièrement sadique avec le « premier » personnage principal Franck qui se fait quand même défoncer pendant les deux premiers albums ! C’est une drôle de manière de mettre en scène son héros !
Oui, pauvre Franck ! Mais ça allait avec son personnage. Franck, c’est quelqu’un qui s’en veut à mort de n’avoir pas pu protéger son frère Philippe, et qui en plus nourrit un fort complexe d’infériorité, parce que de cette défaillance, Philippe a ramené un « don », qui fait de lui une sorte de maître-détective, alors que Franck est, de ce point de vue, plus limité – voire carrément bourrin. Quand il arrive à Saint-Elme, il est donc en quête de rédemption, et peut-être aussi à la recherche d’une occasion de se hisser à la hauteur de son frère. C’est pour ça qu’il accueille la séance de torture du tome 2 en riant. Les horreurs que lui inflige le Derviche, c’est ce qu’il attendait inconsciemment. Et en effet, à partir de là, il possède lui aussi un « don » très particulier, qui se manifeste à la fin du tome 4 et tout le long du tome 5. Ce qui veut sans doute dire qu’il est mort de ses blessures, et qu’il est revenu. Mais bon, ce n’est que mon interprétation du personnage, on peut faire d’autres lectures.
Et puisqu’on est entre nous, une question très personnelle : c’est quoi ton problème avec les yeux ? De LA BRIGADE CHIMERIQUE aux YEUX DE LA NUIT en passant par Franck et Philippe, tous ont un regard extra-lucide sur le monde !
C’est vrai, ce thème du regard revient sans cesse… Je ne sais pas. C’est facile à traduire en BD, ça fait toujours de l’effet, et ça dit quelque chose de ma propre pulsion scopique, qui est très forte. Quand j’écris, c’est toujours parce que j’ai été frappé par une image intérieure. Je ne suis pas sûr qu’il faille pousser l’analyse beaucoup plus loin.
Un personnage très surprenant : Le Derviche. On pense avoir tout d’abord à faire à un banal porte-flingues avant de rencontrer un vilain aussi sournois et bondissant que Kevin le vilain du premier SIN CITY !
Là aussi, ça s’est fait un peu par hasard, au fil de la création. Dans mon tout premier synopsis, le Derv n’était qu’un personnage mineur, mais Fred et David m’ont tout de suite dit : « Le Derviche, OUAIS ! On veut du Derviche, il faut lui donner un grand rôle ! » Alors je m’y suis remis, et peu à peu, il est devenu cette espèce de monstre dément qu’on peut lire dans la série. Et puis, il y a eu un dessin de Fred, dans les fameux croquis du début, où on le voyait déjà avec ses yeux de Raspoutine et le pied d’un cadavre sortant de sous un canapé… Il y a eu une accumulation de forces autour de ce personnage. Chez Fred, chez David, et en moi. J’ai suivi le mouvement, et j’ai laissé le Derv devenir ce qu’il voulait être, exactement comme Franck.
Les influences cinématographiques de cet album ? FARGO ? TWIN PEAKS ? ASSAUT ?
Fargo, Twin Peaks, No country for old men.
Avec la pléthore d’adaptation ciné et télé de comics et BD, un espoir de voir un jour du Lehman à l’écran ?
L’adaptation de La Brigade avance à petits pas, mais avance… J’en ai parlé avec le producteur la semaine dernière, il se passe des choses. Et Saint-Elme vient d’être optionnée par une boîte californienne pour en faire une série télé à destination des plate-formes. On verra. Tout ça est tellement aléatoire que ça ne sert à rien d’en parler, en fait.
Quelles sont d’ailleurs les dernières BD qui t’ont marqué ?
Je ne lis pas beaucoup de BD, ces temps-ci. Plutôt des essais et des romans.
Un dernier mot pour nos lecteurs ?
J’ai un roman graphique à paraître en octobre, Les Navigateurs, dessiné par Stéphane de Caneva. Peut-être mon livre le plus personnel. Stéphane l’a dessiné de façon magistrale, en noir-gris-blanc, et l’histoire recoupe à certains endroits L’homme gribouillé. Rendez-vous à la rentrée, je grille d’impatience !
Une interview complémentaire par l’Oncle Will à retrouver ICI
La BO du jour :
Merci pour cette interview. Je n’ai encore lu aucun Saint Elme mais apparemment, une intégrale sort en fin d’année. J’ai assez peu lu l’auteur hormis les 2 Brigades Chimériques et Masqués, c’est toujours intéressant de découvrir le processus créatif.
Par contre, je me suis lu L’homme gribouillé ce matin (également illustré par Fred Peeters) : on y retrouve le thème de « la force de la fiction », comme le décrit ici l’auteur. Serge Lehman laisse également à l’artiste de nombreuses scènes sans dialogue (ici des images oniriques, là plusieurs pages de paysage lorsque les personnages voyagent)
« apparemment, une intégrale sort en fin d’année »
Super, je prends ! As-tu une source juste pour voir s’il te plaît ? Si c’est ça, plus qu’à attendre.
Vu sur Decitre (l’EAN/ISBN annoncée est 9782413085096)
Merci !
J’ai oublié de dire que j’aime beaucoup les bds (et le trait) de Peeters, cela fait très longtemps que je me dis que je dois acheter son intégrale d’Aâma.
merci pour cette interview de Serge Lehman !
j’ai beaucoup aimé lire SAINT ELME tout au long sa parution ! j’aime beaucoup les travaux respectifs de Lehman et Peeters, j’avais déjà apprécié L’HOMME GRIBOUILLE là, on se rapproche encore plus de la BD « classique », un genre précis (le polar), une écriture feuilletonnesque assumée, une narration qui cherche la fluidité avant tout, des références évidentes et même temps ils arrivent à travailler ça de l’intérieur et à nous surprendre, c’est assez audacieux car pendant les 2 premiers tomes, on est pris par l’ambiance et l’intrigue tout en étant bien incapable de dire de quoi tout ça parle (ce qui prend pas mal à rebours la nécessité qu’il y a aujourd’hui d’annoncer la couleur afin que le lecteur sache à quoi s’en tenir).
J’aime quand il dit « je m’étais promis après L’Homme gribouillé de faire une histoire ne nécessitant pas de longues explications ni de back-stories trop étendues, et je crois que j’y suis parvenu. » et ca se sent vraiment dans l’économie de la série et ca participe à sa réussite.
C’est très agréable de pouvoir ainsi prolonger la lecture de cette série hors norme, avec les commentaires d’un des deux auteurs. Je n’aurais jamais soupçonné que David Chauvel ait eu une telle influence sur l’intrigue, et j’avais sous-estimé la part de Frederik Peeters dans le scénario.
Une fois n’est pas coutume, j’aurais bien aimé une question très spécifique : C’est quoi la fixette sur la tuyauterie en ouverture de chaque tome ?
PS : je ne peux que chaudement recommander la lecture de la série.
les-bd-de-presence.blogspot.com/search?q=saint-elme
@Présence : Les attentes du lecteur sont comblées, et en même temps il croise les doigts pour qu’une deuxième saison voit le jour.
Et voilà la question que je n’ai pas posée !
@Ludovic : plus je progresse dans ma vie de lecteur plus je ressens ce besoin d’économies que tu décris. Cette série était donc faîte pour moi.
@JB : Voir plus haut.
« B.L. il est clair que beaucoup ont encore à dire pour des histoires ultérieures, non ?
S.L. Il n’y aura pas de suite, si c’est ce que tu suggères. On retravaillera ensemble, avec Fred, mais sur tout autre chose. »
Ah ah ! Tu me lis mieux que moi-même !
Ah ça tombe bien ! Enfin non, car je n’avais pas l’intention de m’acheter Saint Elme jusqu’à présent, et là, je n’ai presque plus le choix… Super interview comme d’habitude, même si pour une fois tu poses des questions très précises sur les personnages, ce qui déflore un peu l’intrigue. J’ai enfin lu très récemment L’HOMME GRIBOUILLE par les mêmes auteurs : c’est très bien. Très prenant, extrêmement bien narré (il y a une suite de planches muettes au milieu, une bonne quinzaine, qui sont incroyables), je ne pense pas avoir tout compris mais le thème est original et à la fois issu du folklore. Etant donné que j’ai également lu METROPOLIS, j’ai commencé à rédiger un article, mais c’est en cours : il y a tellement de références historiques que je suis un peu intimidé pour en parler.
Tout ça pour dire que je viens de lire deux Lehman et qu’à chaque fois j’ai adoré. Alors que je ne me suis pas fait la dernière Brigade Chimérique encore.
Heureux d’apprendre la façon de travailler et de voir que l’histoire se fait au fur et à mesure avec l’aide de relecteurs. C’est presque rassurant.
La BO : je ne veux pas savoir quel est le rapport avec la bd du jour. Mais super morceau et meilleur album de PJ.
Serge a eu l’extrême politesse de me citer à plusieurs reprises, mais en vérité, je n’ai qu’un très humble avis consultatif et je suis à près certain d’avoir eu bien moins d’influence qu’il ne le laisse entendre… 🙂
Derrière la modestie, il y a quand même quelqu’un qui édite Saint-Elme mais aussi à mon avis les deux plus formidables séries en cours dans la bande-dessinée franco-belge, à savoir le génial Journal de Fabrice Neaud et les extraordinaires Contes de la pieuvre de Gess.
Ca force quand même le respect.
Et tout ça en bossant, on suppose comme un dngue, sur les excellentes Cinq Terres.
Moi, je tire mon chapeau.
Bravo, Monsieur Chauvel. La bande-dessinée a besoin de plus de gens comme vous.
Cette série est pour moi l’une des toutes meilleures dans le genre fantastique de ces dix dernières années, et restera. En terme de scénario et de dessin, ca se pose là. Je suis un inconditionnel des deux auteurs. Il se trouve que j’ai lu tous les tomes de St Elme en bibliothèque, aussi vivement l’intégrale pour l’insérer dans la mienne. Merci pour cette interview Bruce.
Très fier que David Chauvel et un érudit comme toi Franck aient pu trouver satisfaction à mon travail.
Merci.
LA meilleure histoire « courte » de ces dernières années!
Merci Phil.
Pour la peine, je ne révèlerai à personne que ta boite mail, c’est encore du Liberty Surf…
Salut
Cela fait un moment que j’entends du plus grand bien de SAINT ELME. Je ne sais pas si je suis plus avancé mais cela donne quand même envie. Cela me semble … différent.
Surprenant ce choix de l’épure et de revenir aux basiques à une époques où les flashbacks et les complexité narrative sont de mises.
Chouette interview. Serge Lehman ne tarie pas déloge sur les collaborateurs, ce qui est tout à son honneur. J’ai senti beaucoup d’humilité.
La BO : Mille fois oui.
Pour en savoir plus :
les-bd-de-presence.blogspot.com/search?q=saint-elme
Merci Présence.
Ils sont disponibles à ma bibliothèque. Je sais ce qu’il me reste à faire.
je reviendrais dire ce que j’en ai pensé (surement après l’été).
Je n’arrête pas de lire cette BD car à chaque parution je relis les autres tomes, j’ai rien envie de louper.
Le moindre détail me semble important. Ce côté fantastique est vraiment très étrange, l’ambiance est marquante. Merci pour cette interview