Je ne peux pas vivre dans un univers dépourvu de sens. (Dostoïevski – Le Soleil Noir)

Dostoïevski – Le Soleil Noir de Chantal Van Den Heuvel et Henrik Rehr

Un article de PRESENCE

VF : Futuropolis

La proie des démons de la société
© Futuropolis

Ce tome correspond à une biographie s’étalant de 1831 à 1881, de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski (1821-1881). Elle a été réalisée par Chantal van den Heuvel pour le récit, et par Henrik Rehr pour les dessins et les couleurs. Sa première publication date de 2023. Elle comprend cent-vingt-cinq pages de bande dessinée. Elle se termine avec sept pages de recherches graphiques, une liste des œuvres de l’écrivain publiées aux éditions Gallimard, et de la collection Bibliothèque de la Pléiade. La dernière page liste les œuvres des mêmes auteurs.

22 décembre 1849, Saint-Pétersbourg, forteresse Pierre et Paul. Les soldats emmènent un groupe de prisonniers dans lequel se trouve Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski. Ils les font sortir de prison et les emmènent en fourgons tirés pas des chevaux. Après huit mois de cachot, ils sont ravis de pouvoir revoir le soleil, tout en étant un peu inquiets de savoir ce qui les attend. Lorsque les fourgons s’arrêtent, ils doivent en descendre sans ménagement, et ils découvrent des poteaux auxquels ils vont être ligotés pour être fusillés. Nikolaï Spechnev et Dostoïevski sont parmi les trois premiers à être dirigés vers les poteaux d’exécution. L’écrivain se souvient de sa jeunesse. En 1831, à l’âge de dix ans, il se trouvait avec son frère Mikhaïl dans les couloirs d’attente de l’hôpital Marinsky à Moscou, où travaillait son père. Ils observaient les pauvres en train d’attendre pour leur consultation, en constatant leur laideur. Leur père sort de son cabinet, constate qu’ils sont là à ne rien faire. Il les prend par le col et les ramène dans le salon et les force à s’assoir à table pour reprendre leurs devoirs. La mère préfèrerait qu’il se montre moins dur. Fiodor refuse de baisser les yeux, le dévisageant avec insistance.

Pour la santé de la mère, la famille déménage dans une petite propriété à cent-cinquante verstes de Moscou, Daravoié, que le père a pu acheter, ainsi que le village attenant Tchermachnia. Là, la mère retrouve sa santé, et le jeune Fiodor, encore un petit garçon, peut jouer avec les fils de paysans. Il prend conscience que ces derniers sont au service de son père qui peut les faire battre en guise de justice. Il est la victime d’une plaisanterie de Pavel, un de ses amis, lui faisant croire qu’il y a des loups dans la région. Il est rassuré par un vieux moujik qui lui assure que le Christ est avec lui. Puis Fiodor repense au décès de sa mère, à son père qui noie son chagrin et cherche du réconfort dans l’alcool. Puis viennent les années d’études passées à l’école centrale du génie militaire de Saint-Pétersbourg, son père payant des études à ses fils. D’un côté, Fiodor peut lire des auteurs comme Honoré de Balzac et Victor Hugo ; de l’autre côté, il ne parvient pas à s’intégrer au milieu des autres élèves qui n’hésitent pas à maltraiter les serviteurs pour leur amusement. Il ne comprend pas qu’on ne puisse pas éprouver de la pitié pour des malheureux sans défense.

Le cortège vers la peine capitale
© Futuropolis      

Voilà une entreprise quelque peu intimidante : relater la vie d’un écrivain, un des plus grands romanciers russes, pas moins que l’auteur de Crime et Châtiment (1866), et mettre en regard la production ou l’écriture de ses œuvres. Pour autant, le média qu’est la bande dessinée se prête bien à cet exercice, donnant à voir cette reconstitution qui sinon pourrait être encore plus intimidante ou parfois paradoxalement quelque peu désincarnée ou trop romanesque. La scénariste a donc choisi de commencer son ouvrage en bousculant quelque peu la chronologie pour agripper le lecteur d’entrée de jeu, avec l’exécution par fusillade de l’écrivain. Puis retour en 1831. Ce n’est qu’à partir de la page quatre-vingt-huit qu’elle abandonne ce dispositif de retour en arrière pour reprendre une chronologie linéaire. Cette façon de faire permet au lecteur de découvrir les commentaires de Fiodor Dostoïevski sur telle ou telle partie de sa vie. Par exemple, il explique à sa nouvelle secrétaire qui doit prendre la dictée de ses romans en sténographie, les séquelles qu’il a gardées de ses quatre années de bagne, ainsi que les observations qu’il a pu faire sur ses compagnons de bagne, des prisonniers de droit commun, des Russes du peuple. Le lecteur remarque assez aisément qu’à d’autres moments, la scénariste place dans la bouche du personnage, des citations extraites de la bibliographie du romancier, souvent de ses romans. Il s’agit d’un dispositif qu’elle utilise avec parcimonie et à-propos.

La vie même de Fiodor Dostoïevski constitue un véritablement roman : ses débuts d’écrivain, son comportement ingrat vis-à-vis de son père qui finance tant bien que mal son train de vie, ses convictions et ses activités politiques, son premier mariage, son évolution en tant qu’auteur, son passage au bagne puis dans l’armée, son second mariage, ses problèmes d’argent, ses soucis de santé, son addiction au jeu, ses pérégrinations en Europe, les exigences déraisonnables des membres de sa famille qu’il entretient, etc. Le lecteur découvre ou retrouve la mise en scène des différentes phases de la vie du romancier, au travers de moment choisis, avec cette proximité qu’offre la bande dessinée, le lecteur pouvant voir les personnages, leurs activités, leur condition de vie.

Une autorité paternelle toute relative
© Futuropolis 

Le dessinateur a donc fort à faire pour montrer la vie de Fiodor Dostoïevski : une reconstitution historique pour les lieux, les tenues vestimentaires, les accessoires de la vie courante de tout ordre, mais aussi insuffler de la vie aux personnages, les rendre identifiables, se montrer conforme aux photographies de l’écrivain et de son entourage, concevoir des mises en scène visuelles quand Dostoïevski se met à déclamer. Le lecteur constate que les lieux ne bénéficient pas d’une description qui serait d’un niveau photographique, et pour autant chaque endroit s’appuie sur des recherches, avec un niveau de détail déjà exigeant. Rien que dans les deux premières pages, Henrik Rehr doit représenter une vue du ciel de la forteresse Pierre et Paul conforme à la disposition des bâtiments qui la composent, représenter le bon modèle de fourgon à cheval utilisé à l’époque, reproduire avec exactitude les uniformes de la police et leurs armes. Par la suite, la biographie de Dostoïevski lui mène la vie dure, à commencer par ses années d’errance. L’artiste représente des lieux aussi variés que la campagne russe l’été avec de belles zones herbeuses et un ravin angoissant (très beau jeu de couleurs s’assombrissant), la grande bibliothèque de la demeure bourgeoise des Dostoïevski, la scène d’un théâtre où se tient un ballet d’opéra, une vue du ciel d’un quartier de Saint-Pétersbourg, le quartier des prostituées de la même ville, un grande salle réception mondaine, d’autres vues du ciel de différents quartiers de Saint-Pétersbourg, les baraques du bagne d’Omsk en Sibérie sous la neige, le bureau assez simple de Dostoïevski dans un appartement modeste, la façade du Crystal Palace à Londres, les toits de Paris, la campagne italienne, Naples, Moscou, Dresde, Genève, Florence, Optina, etc.

La représentation des personnages est gérée avec la même approche : un bon niveau de détails pour leur visage pour les rendre plus facilement reconnaissables, pour leur tenue vestimentaire, avec parfois une augmentation du niveau de détails quand la séquence le requiert. La scénariste pense sa narration en termes visuelles et le dessinateur conçoit des plans de prises de vue qui ouvre le champ de vision du lecteur, ne se limitant pas à des cadrage plan taille avec un fond vide. À l’opposé d’une enfilade de dialogues, la narration visuelle réserve moult surprises : la découverte des poteaux d’exécution, la présence d’un hamac dans une chambre pour se reposer, la circulation de voitures à cheval et de traineaux sur la Neva gelée, la longue file des bagnards avec leur chaîne à la cheville progressant dans un champ de neige, l’envol d’un corbeau vers la liberté, le recours à des chameaux comme bête de somme, la foule des miséreux s’avançant vers le Crystal Palace pour une métaphore visuelle terrifiante, des pourceaux habités par l’esprit de démons se précipitant de la montagne dans un lac pour une autre métaphore, etc.

Jouir de sa puissance illimitée sur la chair de son semblable
© Futuropolis 

Voici donc le lecteur à même de découvrir la vie de cet immense auteur russe, et il vaut mieux avoir une petite idée de la saveur de son écriture pour apprécier ces différents moments, en particulier son sentiment de culpabilité, sa relation douloureuse à la morale chrétienne, sa sensation de fatalité, sinon certains passages sembleront alourdis par un pathos exacerbé. La scénariste relie donc l’œuvre du romancier avec sa vie que ce soit les quatre ans de bagne, ou l’exposé de projets de roman. Elle met en scène la dimension économique et financière de sa vie, ses engagements politiques, sa tendance à fuir quand la pression de la famille ou des créanciers devient trop forte, des anecdotes incroyables (l’éditeur escroc Stallovski), la reproduction de certains schémas comme les enfants ou la famille proche qui vit aux crochets du père. Les auteurs savent montrer les conditions dans lesquelles naissent l’œuvre de Fiodor Dostoïevski. Ils ont fait le choix de s’attacher à cette dimension de sa vie, plutôt qu’à la teneur de son œuvre, rien ne remplaçant la lecture de ses romans. La dernière page tournée, le lecteur peut éventuellement rester avec un questionnement sur le sens à donner au soleil noir évoqué dans le titre : l’écrivain lui-même, la réalité historique de la société dans laquelle il a vécu ?

Au vu de l’immensité imposante de l’œuvre de Fiodor Dostoïevski et de sa notoriété intimidante, les auteurs doivent faire des choix quant à ce qu’ils souhaitent évoquer, développer, représenter. Le lecteur peut entretenir un petit a priori sur la consistance des dessins en feuilletant l’album. À la lecture, il découvre une densité d’informations visuelles apportant une consistance remarquable aux nombreux endroits et aux personnages, pour une reconstitution historique de qualité. La vie de l’écrivain russe lui apparaît à la fois dans sa matérialité, sa relation avec ses proches, avec sa compagne, le bagne, l’exil, les voyages en Europe, à la fois dans ses idées et ses principes, sa conviction sociale, la dimension spirituelle de ses réflexions, sa discipline de travail, ses failles comme son recours au jeu avec l’espoir d’améliorer sa situation financière. Le lecteur en ressort avec la sensation d’avoir côtoyé Fiodor Dostoïevski pendant toutes ces années, à la fois impressionné, à la fois un peu étourdi après tant d’événements, à la fois habité par une commisération pour ses souffrances morales.

Je n’ai jamais pu comprendre comment on peut aimer son prochain.
© Futuropolis  

La BO du jour

13 comments

  • Jyrille  

    Merci pour la présentation Présence. Je ne connaissais pas l’existence de cette bd, ça peut être bien. Je n’ai pas lu les oeuvres majeures de Dostoïevski, mais pour sûr j’ai été très impressionné par son NOTES D’UN SOUTERRAIN (qui je le découvre a été retraduit en Les carnets du sous-sol) et son LE JOUEUR. Un style incroyable pour des idées fortes. Il faudrait que je m’y remette.

    J’aime bien les dessins que tu mets en avant et connaissant peu son histoire, je pourrais essayer à l’occasion. J’ai beaucoup aimé ton avant-dernier paragraphe ainsi que les passages sur les qualités intrinsèques d’une narration de bd.

    La BO : jamais écouté Tri Yann mais elle est très bien cette chanson. J’aurais mis Etienne Daho personnellement même si ce n’est pas le même titre (youtube.com/watch?v=ypo9saSZs9Y&t=9s)

    • Présence  

      Je dois la découverte de cet ouvrage à Bruce qui me l’a gentiment prêté. Je me rends compte que je pioche de plus en plus dans les parutions de Futuropolis.

      Tri Yann : toute une époque, la Bretagne bretonnante et le pan-celtisme avant l’heure. Dans cette catégorie, j’ai une préférence pour The Chieftains, groupe de musique irlandais.

      • Jyrille  

        Je viens de vérifier : j’ai 39 albums des éditions Futuropolis. Pendant un moment je les suivais beaucoup, maintenant moins, mais c’est toujours de belle qualité, que ce soit dans l’édition ou les auteurs. J’y ai du Blutch, du Luz, du Micol, du Geoff Darrow (les trois Shaolin Cowbow et la nouvelle édition de Hardboiled), du Rabaté, du Prudhomme, du Marc-Antoine Mathieu, du Kris, du De Crécy, du David B., du Andreas, du Manuele Fior, du Debeurme, le Raptor de Dave McKean et même le Brooklyn Dreams de JM De Matteis (et deux-trois autres trucs comme le Travail m’a tué de Mardon).

        • Présence  

          @Jyrille : belle collection.

          Je ne me suis mis que récemment aux albums de Futuropolis, du coup ça donne quelque chose de très hétéroclite.

          Je viens de terminer l’album sur le One love Peace Concert en Jamaïque, le 22 avril 1978 : intéressant.

  • JB  

    Merci pour cette analyse !
    J’ai peu lu Dostoievski, hormis LE JOUEUR comme Jyrille. Une approche narrative intéressante pour une bio, bien que je reste hermétique à ce type de BD.

  • Bruce lit  

    Merci pout t’être acquitté de cette mission que je me sentais bien incapable d’accomplir. Je ne me suis pas senti envahi d’informations comme tu sembles l’avoir été. J’ai trouvé au contraire qu’il y avait autant de romanesque dans la vie de Dosto que la tragédie de ce pays qui, rendez-vous compte, n’a jamais connu la liberté.
    J’ai trouvé l’exercice plus complet et dramatique que celui sur Nijinski par exemple.

    • Présence  

      Merci de m’avoir prêté cette BD qui me faisait de l’œil. Deux BD (Dostoïevski & Nijinski), chacune avec leur approche différente, et chacune leur sensibilité en phase avec le créateur dont elle évoque la vie.

    • Présence  

      Et pour toi, quel sens faut-il donner au soleil noir évoqué dans le titre ?

  • Fletcher Arrowsmith  

    Bonsoir Présence.

    J’ai lu Dostoïevski il y a tellement longtemps, que je n’en ai aucun souvenir.

    Je suis assez attiré par les biographies en format bd. Elles sont en général de très bonne qualité depuis quelques années. Clairement un genre à suivre. Une des dernières que j’ai lu et aimé : Marilyn dessinée par Sandrine Revel. Le Baudelaire de Yslaire est également d’un très bon niveau.

    Un peu de mal avec les planches présentées au début de ton article. Tu parles pourtant d’un bon niveau de détails, que je trouve un peu caché par la bichromie. Puis je m’y suis fait, surtout que l’on vient surtout pour l’histoire de l’écrivain.

    Le lecteur en ressort avec la sensation d’avoir côtoyé Fiodor Dostoïevski pendant toutes ces années, à la fois impressionné, à la fois un peu étourdi après tant d’événements, à la fois habité par une commisération pour ses souffrances morales. conclusion intéressante et concise.

    Une BD que je vais surveiller voire me procurer (je dois faire un échange suite à un cadeau en double). Et cela m’a donné envie de me remettre à Dostoïevski et aux écrivains russes tout simplement. Merci pour cette envie.

    La BO : il faudra que l’écoute une nouvelle fois au calme. Je n’ai pas reconnu TRI YANN.

    • Présence  

      Les décennies passant, je ne suis même plus sur d’avoir lu un livre Dostoïevski.

      J’ai éprouvé la même sensation que toi avec les planches du début de l’album : un peu légère et densifiée par la bichromie. A l’échelle de l’album, la sensation est très différente, avec beaucoup de voyages, et donc beaucoup de lieux et beaucoup de situations variées.

      Tri Yann, c’est mon choix (comme dirait Évelyne Thomas), avec une petite arrière-pensée pour proposer quelque chose qui ne correspond pas aux goûts de notre rédacteur en chef. 🙂

  • zen arcade  

    « Et cela m’a donné envie de me remettre à Dostoïevski et aux écrivains russes tout simplement. Merci pour cette envie. »

    Si l’envie te prend de (re)lire Dostoievski, je conseille plutôt l’intégrale parue chez Actes Sud et traduite par Alain Markowicz.

    Sinon, merci à Présence pour son article bien que cette bd ne m’intéresse pas du tout.
    Pourtant, j’ai pratiquement lu tout Dostoievski.

    La BO : non merci.

    • Présence  

      Comme tu as lu tout Dostoïevski, il y a fort à parier que cette bande dessinée ne t’apportera pas grand chose.

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *