La main du démon, le cœur de Bouddha (Noise)

Noise de Tetsuya Tsutsui

1ère publication le 04/03/21 – MAJ le 18/12/21

Un article de MATTIE BOY

VO : Shûeisha

VF : Ki-oon

Cet article portera sur NOISE. NOISE, c’est le nouveau manga de Tetsuya Tsutsui, auteur de MANHOLE, PROPHECY et POISON CITY.

Un thriller en milieu rural
©Ki-oon

L’histoire prend place dans le petit bled paumé de Shishikari qui a récemment vu son économie s’améliorer grâce au succès d’un verger tenu par Keita Izumi qui a créé une nouvelle variété de figues qui fait fureur. Rapidement, un homme se présente à Keita à la recherche d’un travail, et propose ses services au verger. Un ami de Keita lui dit de se méfier car l’homme lui rappelle un violeur et assassin condamné 14 ans plus tôt.

En parallèle, dans les locaux de la police préfectorale d’Aichi, nous apprenons qu’un ancien policier à la retraite a adopté ce détenu pour lui permettre de changer de nom et se réinsérer plus facilement après sa sortie de prison. Il s’agit de ce fameux Mutsuo Komisaka, à présent nommé Mutsuo Suzuki. Cet ancien policier qui a fait ce curieux choix est également porté disparu.

Trailer du manga

Au départ, on ne sait pas trop où l’auteur veut nous emmener. On nous présente le petit village, son conseil municipal, les policiers du coin dont le boulot consiste surtout à enterrer des animaux morts, le commerce florissant local de Keita, ses amis et sa petite fille de 8 ans, et enfin cet homme étrange qui menace de troubler la tranquillité de la petite bourgade. On suppose que l’histoire va se focaliser sur le danger que représente un criminel dans un village paumé seulement défendu par des policiers dépassés, mais assez rapidement (à la moitié du premier tome), le violeur est tué lors d’une tentative d’arrestation qui dégénère.

Ce qui va se passer ensuite est le thème principal de l’histoire : pour ne pas détruire la réputation et l’économie du village, la mort du suspect va être dissimulée par Keita et son ami chasseur Jun avec la complicité d’un nouvel agent de police novice qui pense pouvoir protéger la communauté ainsi. Si le crime venait à être découvert, ce serait la fin du verger Izumi, de l’économie florissante du village, et donc des projets de construction d’une école et d’un hôpital.

Notre trio de protagonistes
©Ki-oon

Seulement voilà : la disparition pure et simple de Mutsuo va devenir un obstacle pour découvrir ce qu’il est advenu de son « père adoptif » recherché par la police d’Aichi. Et rapidement nos 3 complices vont se retrouver face à un inspecteur qui a une enquête à mener.

Et quand on fait disparaitre quelqu’un, il y a toujours beaucoup de problèmes auxquels on ne pense pas : s’il venait de loin, il devait avoir un véhicule. Où l’a-t-il laissé ? L’inspecteur ne tarde pas à la trouver et découvre dedans le corps d’une victime de Mutsuo. Cette nouvelle est bientôt diffusée dans les médias.

C’est là que le titre du manga prend tout son sens « Noise » : Bruit. Comme « bruit de couloir », ou comme « rumeur ».

Les tomes suivants vont, en parallèle de l’enquête de l’inspecteur d’Aichi, aborder le sujet de la réputation du village. Un crime dans un petit village peut causer beaucoup de tort à une économie fragile. L’adjoint au maire suggère qu’il n’y a pas de mauvais publicité et que ce crime qui met leur village en avant dans les médias peut être une opportunité pour parler des produits locaux. Du moment bien sûr que le crime n’a aucun lien avec le commerce local. Mais hélas, c’est un peu le cas puisque Keita dissimule des preuves…et le cadavre d’un assassin.

Une découverte de mauvais augure pour le village.
©Ki-oon

Et bien entendu, si Keita se retrouve mouillé, la réputation du village ne sera pas la même. On nous présente là un contexte de vie rural qui, par son nombre d’habitants, est certes moins sujet aux crimes, mais est beaucoup plus facilement affecté par un crime lorsqu’il se produit. Le moindre scandale peut facilement ruiner la commune. Un crime terrible à Paris ? Oui bon ok, et alors ? On suppose que ça arrive tous les jours tant la ville est grande et la densité de population importante. Ça n’empêchera personne d’aller y vivre, ou de visiter. Un crime terrible dans un village de 500 habitants ? Et le patron du commerce principal du village est impliqué ? Aïe.

Comme toujours avec Tetsuya Tsutsui, les personnages sont humains, travaillés…et il est difficile de leur jeter la pierre (enfin, le violeur sadique, si on peut !) Mais on comprend ceux qui dissimulent un crime pour protéger leur vie, leur gagne-pain, leur village entier. Et on comprend aussi la police qui veut faire la lumière sur toute l’affaire.

Tetsuya Tsutsui est capable de vous faire comprendre le communautarisme. On ne parle pas de communautarisme racial là, mais de gens soudés pour s’assurer un avenir. Au travers de plusieurs personnages, l’auteur nous fait comprendre pourquoi la police est perçue comme l’ennemi par les habitants. Que ce soit avec les villageois qui ont pu assurer un avenir à leurs enfants en les envoyant à l’université grâce à la redynamisation de la région via le verger de Keita, les agents du ministère de l’agriculture qui proposent une subvention au village, ou le vieux paysan qui raconte comment, en revenant des mines de Sibérie, la police l’a empêché d’enseigner ou de se remarier sur de vagues soupçons anti-communistes.

Réalité ou mise en scène ?
©Ki-oon

Le lecteur comprend ces gens. Surtout ceux qui savent que Mutsuo est mort. Il ne représente plus une menace, et par conséquent la police ne sert plus à rien et ne fait que salir la réputation du village. Ils ne font plus que du bruit. Seulement voilà, la police c’est son boulot. Et elle ignore que Mutsuo est mort et agit donc également dans le but de protéger d’éventuelles victimes.

Evidemment, il y a bien quelques personnages qui vont tenter de profiter de la situation. Mais je ne vous en révélerai pas plus.

La maxime « la main du démon, le cœur de Bouddha » est mentionnée à un moment de l’histoire. C’est une expression qui signifie qu’un acte en apparence cruel et répréhensible peut avoir un objectif altruiste. Cela résume assez bien ce manga qui joue encore (comme avec PROPHECY) avec nos repères moraux.

Comme toujours, ce que j’aime chez cet auteur, c’est qu’il ne joue pas les moralisateurs. Il nous pousse à nous faire notre propre avis. Il se contente (et c’est déjà beaucoup) de donner des raisons à chacun pour justifier son comportement. Et ensuite, le lecteur choisira si c’est acceptable ou non. Mais l’histoire ne s’arrête pas là puisque même si on estime que des personnages ont fait des erreurs, l’auteur nous raconte comment ils continuent à vivre malgré ces erreurs. Ce qui rend difficile tout jugement, et illustre surtout la complexité de la nature humaine.

En ce qui me concerne, c’est encore un succès pour Tetsuya Tsutsui qui nous offre là une histoire à la fois divertissante et humaine comme seuls les mangakas en ont le secret. Peu d’action, un criminel éliminé dès le début, une histoire sur les conséquences d’un crime et non sur l’enquête, centrée sur les rapports humains et les contraintes d’un mode de vie. Et ce n’est jamais ennuyeux. C’est même passionnant.

Quelques planches en couleur
©Ki-oon

La BO du jour : Un thriller à la campagne, près d’un figuier

14 comments

  • Surfer  

    Encore une chronique pour parfaire mon initiation à la culture populaire du pays du soleil levant.
    Les articles pleuvent et du coup je ne sais même plus par où commencer.

    Questions: combien de tomes pour cette histoire ? C’est du noir et blanc ou de la couleur ?

    Ma mère disait souvent qu’un petit village est déjà un bel échantillon représentatif de tous les travers de l’humanité. Qui voit un village voit le monde disait-elle.
    De plus on se connaît tous, donc les ragots, les rumeurs …vont bon train.
    Ce sont les gens qui font la réputation de quelque chose et celle-ci peut être dévastatrice effectivement.
    On a beau produire les meilleures figues du monde, au bout d’un moment ce n’est plus le goût qui prime.

    Bref un thriller rural qui me parle.

    Je reviendrai commenter la BO si elle vaut le coup.

    • Matt  

      3 tomes seulement, comme souvent avec cet auteur. C’est vrai que je n’ai pas précisé. Oups.
      Il ne s’attarde pas et j’aime bien ça aussi.
      C’est en N&B comme tous les mangas^^ Il y a juste quelques pages en couleur vite fait dans un tome.
      Modèle économique oblige.

  • Eddy Vanleffe  

    Je me suis souvent demandé pourquoi un gars tenait une figue mûre sur la couverture de ce manga, Merci Matt de faire cette chronique.
    Un thriller paysan avec ces thèmes japonais sur la « fama » et l’apparence…
    chouette!

  • Bruce lit  

    Hello Matt
    Pour être synchro avec ton papier j’ai tout lu NOISE hier. J’ai encore bcp aimé même si rétrospectivement il s’agit à mon sens du TSUTSUI le moins puissant.
    Au départ, j’ai eu peur. Je pensais que cette figue génétiquement modifiée nous amènerait sur les rives de la scifi, celle de Hickman et sa sa fleur qui rend idiot…
    Ouf, tel ne fut pas le cas et c’est un excellent thriller non manichéen comme tu l’écrits où le lecteur peine à trouver sa place : on est aussi bien du côté des criminels que du flic intègre. C’est brillant comme d’ab.
    Après quelques facilités de scénario ou tout du moins des trucs bancals qui auraient pu être mieux développés : cette histoire d’empreintes digitales effacées par la figue, l’instinct de sacrifice de Keita qui semble sortir de nulle part, le portrait du méchant violeur très méchant qui aurait mérité un peu de nuance. Et pus au final, le procès, on aurait bien aimé une piste pour en connaître le verdict.
    Mais pour le reste ces poupées russes d’emmerdements sont vraiment bien écrites, comme si le mal avait contaminé toute une bourgarde. 5 étoiles pour moi aussi.
    Tu as repéré les multiples clins d’oeil aux logos de la série FALLOUT ? Un gamer tel que toi ne peut pas être passé à côté.

    • Matt  

      Moi je dirais que c’est Poison City le moins puissant. Comme je le disais sur l’article dédié, l’auteur a eu recourt à quelques raccourcis faciles pour faire tenir ça sur 2 tomes.

      Alors moi l’empreinte effacée par la figue j’ai trouvé ça génial. Je savais pas que c’était possible. Et effectivement les huiles végétales peuvent te niquer les empreintes digitales. J’ai appris un truc^^

      https://www.oleassence.fr/lincroyable-pouvoir-des-huiles-vegetales-qui-effacent-les-empreintes-digitales

      Le violeur très méchant qui bave…ouais, mais bon c’est un détail, le mec ne dure pas longtemps. Tu fais un récit en 3 tomes, faut pas trop digresser^^

      « Au départ, j’ai eu peur. Je pensais que cette figue génétiquement modifiée nous amènerait sur les rives de la scifi, celle de Hickman et sa sa fleur qui rend idiot… »

      Oh ça aurait pu aussi aller du côté de Manhole. Je n’avais pas peur moi^^ Mais oui la couverture laisse penser qu’il peut y avoir une histoire de contagion liée à un fruit.

      Eh ben non je n’ai pas remarqué les clins d’oeil à Fallout. Parce qu’hélas j’ai beau être gamer, je n’ai jamais joué à un Fallout^^
      Y’a trop de jeux à jouer ! T’imagines même pas^^

      • Bruce lit  

        Il y a un clin d’oeil à FALLOUT quasiment à chaque chapitre. L’interview en fin de volume 1 précise que Tsutui est un gamer invétéré.
        Sur l’empreinte, oui c’est une très bonne idée, mais j’ai trouvé que l’auteur allait parfois vite en besogne et qu’un volume de plus n’aurait pas été de trop. Mais c’est du haut de gamme.

        • Matt  

          ça ne m’étonne pas trop, après avoir lu son RESET
          J’ai pas compris pourquoi tu n’as pas aimé RESET d’ailleurs. C’est bien celui ou les persos ont cette possibilité de refaire leur vie, sans conséquences
          La vie n’a plus de valeur pour eux, ça se suicide pour des raisons débiles parce qu’on peut recommencer, on ne vit pas avec les conséquences de nos actes, etc.
          Je trouve qu’il y a un message profond quand même.

          C’est Duds hunt que j’ai pas trop aimé moi.

          • Bruce lit  

            Ah oui, j’ai viré Manhole, je ne m’en souvenais plus tiens.
            Et les raisons de mon rejet de RESET également.

          • Matt  

            Maintenant que je connais Junji Ito, je peux pas m’empêcher d’y penser devant certains scènes de Manhole. C’est le manga le plus « choc » de Tsutsui celui-là, avec les contaminés dégueu qui semblent sortis d’un manga d’horreur.

    • Matt  

      J’aime beaucoup quand un auteur utilise de vrais phénomènes (et donc aussi la science^^) pour créer des rebondissements.
      C’était le cas dans Prophecy (même si la partie technique t’a assommé^^)
      Là il le fait avec la figue et les empreintes.
      Manhole…je sais plus, ça fait un bail que je l’ai lu. Et t’as viré ton article. Faudrait le revisiter celui-là. Même si…en pleine période de crise sanitaire, ça donne pas une folle envie de le lire tout de suite…

      Bref c’est cool que tu aies apprécié en tous cas.

  • Surfer  

    Je reviens pour la BO car j’aime beaucoup la folk de ce troubadour. Je ne connaissais pas ce morceau. De l’artiste je n’ai écouté que PINK MOON qui est un album excellent 😉👍. Et ce titre n’y figure pas.
    J’aime bien quand Nick Drake ajoute d’autres instruments que sa guitare à ses compositions. Sur ce morceau l’arrivée du violon est bienvenue et donne de la profondeur.

  • Matt  

    Sinon je suis pas mal revenu aux mangas en ce moment.
    J’espère pouvoir trouver le tome 8 de Soul Keeper pour enfin commencer ma lecture !! (si je le trouve pas c’est le drame…)
    J’attends 2 séries intitulées Kasane (une en 2 tomes de Gou Tanabe, une autre « Kasane la voleuse de visages » de la mangaka et écrivaine Daruma Matsuura en…14 tomes putain j’suis un fou^^)
    J’ai les mangas de Eddy qu’il m’a filé mais que j’ai pas encore eu le temps de lire (sois pas vexé hein, mec^^)
    C’est tout des trucs qui pourraient faire l’object d’articles, mais j’ai pris un retard fou, je lisais plus rien ce début d’année, je rentrais le soir j’avais les yeux qui se fermaient. Donc je bullais sur le net parce que j’aime pas me coucher tôt^^, mais j’avais la force de rien faire.

  • Présence  

    C’est là que le titre du manga prend tout son sens « Noise » : Bruit. Comme « bruit de couloir », ou comme « rumeur ». – Merci pour cette explicitation du titre, très parlante : ça change des titres de manga en anglais dont on peut se demander si l’auteur avait une bonne maîtrise de l’anglais. 🙂

    Je ne connaissais pas l’expression La main du démon, le cœur de Bouddha : aussi imagée que parlante.

    Superbe paragraphe qui se termine par Ce qui rend difficile tout jugement, et illustre surtout la complexité de la nature humaine. une mise en pratique exemplaire de ce que tu décris : à mon tour, je peux me faire mon propre avis sur ce manga, sur la base de ton jugement de valeur solidement développé et étayé.

  • Jyrille  

    Je n’ai toujours rien lu de cet auteur mais c’est un plaisir de le découvrir ainsi. Tu donnes assez envie mais je ne me sens pas de passer le pas pour le moment, le sujet ne m’inspire pas en ces temps malheureux de Covid… Et bien sûr je n’en avais jamais entendu parler.

    La BO : fantastique album.

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