La marque de la haine (Kasane)

Kasane de Gou Tanabe

1ère publication le 25/mai/21 – MAJ le 06/02/22

Un article de MATTIE BOY

VO : Enterbrain

VF : Kana

Histoire de fantôme japonais
©Kana

Aujourd’hui je vais vous parler du manga en 2 tomes KASANE de GOU TANABE. A ne pas confondre avec KASANE LA VOLEUSE DE VISAGES en 14 tomes hein ! (même si celui-là aussi je compte le lire, dans un registre différent.)

KASANE est une adaptation d’une adaptation. En effet, Gou Tanabe adapte en manga la pièce Kaidan Kasane ga Fuchi (histoire du fantôme du marais Kasane) de San’yūtei Enchō (1839-1900), un auteur et interprète de spectacle rakugo. Mais cette pièce tire aussi son inspiration d’une pièce de Kabuki plus vielle encore : le Tokaido Yotsuya kaidan (le fantôme de Yotsuya écrite en 1825 par Tsuruya Namboku IV.) J’ai déjà vu plusieurs versions de cette légende, que ce soit en film ou en anime (notamment la première histoire en 4 épisodes de l’anime AYAKASHI JAPANESE CLASSIC HORROR.)

C’est l’histoire d’Oiwa et de son époux Tamiya Iemon qui va se chercher une femme plus jeune et la tromper. Des affaires de familles tordues vont conduire une nouvelle prétendante à envoyer une crème pour le visage empoisonnée à Oiwa qui sa se retrouver défigurée. Oiwa sera ensuite tuée et jeté dans un marais. Mais elle reviendra d’outre-tombe pour faire de la vie de Iemon un enfer en le rendant fou, en le poussant à tuer sa nouvelle femme, etc.

La version de San’yūtei Enchō intitulée Kaidan Kasane ga Fuchi dont est tiré ce manga est assez similaire et a eu droit elle-aussi à pas mal d’adaptations en films (qui ne sont pas arrivés chez nous.) Le principe est le même : une femme repoussée par son amant qui finit défigurée, meurt, et revient se venger en le tourmentant. En tout, il y a bien eu une trentaine de films adaptant ces deux légendes assez proches. Pourquoi est-ce que je vous parle de la pièce de 1825 ? Etait-ce nécessaire ? Vous verrez plus bas.

Mme Toyoshiga
©Kana

Ici, l’action se déroule en l’an 5 de l’ère Kansei durant la période Edo (bon ok…en 1794 quoi ! Edo ça va de 1600 à 1868.) Mme Toyoshiga est professeure de musique. Il est dit que les 3 qualités d’une femme professeure est la bonne conduite, la beauté (c’était très patriarcal le Japon, surtout à cette époque) et la maitrise parfaite de son art. Comme il est réputé qu’elle n’aime pas les hommes, elle a des élèves des deux sexes. Shinkichi âgé de 21 ans, vendeur ambulant de tabac, finit par devenir domestique dans la demeure de Mme Toyoshiga. Et il va rapidement se laisser séduire par cette femme qui semble finalement bien aimer les jeunes hommes, et succomber à ses charmes même si elle a presque le double de son âge (39 ans.) Comme c’était très mal vu de fricoter avec ses élèves et surtout avec une si grande différence d’âge, plus personne ne vient aux cours de Mme Toyoshiga (les hommes dégoutés de n’avoir pas eu leur chance avec elle, les femmes choquées par l’attitude de la professeure.) A l’exception d’une jeune fille, O-Hisa, plus proche de l’âge de Shinkichi, qui va continuer à venir suivre des cours et déclencher la jalousie de Mme Toyoshiga.

Dans cette histoire, le visage de Mme Toyoshiga se dégrade naturellement, soi-disant à cause d’un furoncle même si on devine que c’est sa jalousie dévorante qui va se manifester comme une tumeur sur son visage et la défigurer. Shinkichi ne va plus supporter le comportement d’apitoiement de sa maîtresse et songer à fuir avec O-Hisa. Mme Toyoshiga finira par se tuer, et comme c’est une histoire de fantôme…vous vous doutez bien de ce qui va suivre…visions fantomatiques, vengeance cruelle, je ne vous révèlerai pas tout.

Shinkichi et O-Hisa
©Kana

Mais au fait…vous vous demandez peut-être qui est Kasane ? Kasane est une histoire dans l’histoire. Et c’est justement une référence/adaptation partielle de la légende du fantôme de Yotsuba dont j’ai parlé au début. Kasane connaît un sort similaire à Oiwa dans la pièce de Tsuruya Namboku IV. C’était une femme défigurée autrefois tuée par son mari Yoemon qui a fini jetée dans un marais et est revenue assassiner les autres épouses de son mari.

La différence majeure entre cette histoire et la plus ancienne, c’est l’amant en question. Iemon (ou Yoemon) était une ordure facile à détester. Ici, Shinkichi est presque un gosse, pas très sûr de ce qu’il fait, qui s’est laissé séduire par une femme d’âge mûr et a du mal à assumer son rôle de soignant lorsqu’elle est défigurée. Il commet certes l’erreur d’abandonner sa maîtresse à qui il doit son salaire, mais la difficulté de prendre soin d’une malade rongée par la jalousie reste compréhensible. La colère du fantôme de Mme Toyoshiga semble démesurée. Mais un fantôme, et un fantôme n’est pas là pour être raisonnable. C’est une manifestation de la souffrance et la colère qui est restée en ce monde. Et le fait de mettre en parallèle ces deux légendes, c’est un moyen de montrer que l’histoire se répète, telle une malédiction envers les hommes qui rejettent leurs femmes à cause d’un visage disgracieux.

Shinkichi et sa maîtresse malade
©Kana

Gou Tanabe, dont il s’agit ici d’une œuvre de jeunesse réalisée en 2007, a commencé à se faire remarquer chez nous avec ses adaptations réussies des récits de H.P Lovecraft. Il semble se spécialiser dans les adaptations d’histoires d’horreur. Là, il a commencé par une légende bien de chez lui. Si son trait détaillé n’est pas encore aussi virtuose que sur ses adaptations de Lovecraft, il maîtrise déjà très bien la mise en scène.

Que ce soient les scènes muettes, les silences, et l’utilisation des pleines pages pour marquer le lecteur. Comme des gros plans sur un visage surpris, sur un décor étrange. C’est une technique qui fonctionne très bien pour l’horreur en BD. Pas évident de faire peur avec l’art séquentiel, donc au moins il faut montrer que les personnages ont peur et qu’il se passe quelque chose d’étrange. Accentuer les silences gênants, les visages figés d’horreur, et utiliser les cadrages, les pleines pages, les gros plans pour que le lecteur s’attarde bien sur ces éléments. Malgré la quantité de pages, cela peut se lire assez vite car il y a beaucoup de silences. Mais le style détaillé de l’auteur, ainsi que son découpage séquentiel nous poussent à regarder les dessins plus longuement, à se prendre au jeu. Cela fonctionne aussi très bien dans ses adaptations de Lovecraft.

Je te dégoûte, c’est ça ?
©Kana

KASANE est donc un manga réussi à la fin satisfaisante (vous vous doutez bien que ça ne finit pas bien, ce n’est jamais le cas dans les contes d’horreur japonais.) Le mangaka sait utiliser la BD pour raconter un conte d’horreur, et s’il ne terrifie pas, il représente bien les tourments de ses personnages et sait ménager ses effets pour que certaines planches restent dans les mémoires. Le format du manga est appréciable aussi puisqu’il fait 21x15cm (comme les Lovecraft.) On pourrait toujours souhaiter plus grand certes, mais par rapport aux ¾ des mangas en format poche de 18x13cm, c’est déjà mieux.

Et si vous êtes curieux, il va de soi que je vous recommande aussi la série en 11 épisodes AYAKASHI JAPANESE CLASSIC HORROR qui adapte 3 légendes traditionnelles (donc c’est presque comme 3 courts films), dont celle du Tokaido Yotsuya Kaidan. Ce n’est pas un anime à gros budget donc il y a mieux niveau dessins et animation (même si la dernière histoire est très originale sur la forme…et pourra au choix séduire ou faire fuir le spectateur), mais elle reste très sympa et la musique est excellente.

Du fond du marais Kasane, je reviendrai !
©Kana

BO du jour :

12 comments

  • Surfer  

    Merci pour ce partage culturel sur ces légendes nippones et leurs itérations.👍
    Le manga ne fait que 2 tomes ! Cela pourrait m’intéresser 😉

  • JP Nguyen  

    Ne goûtant point trop à l’horreur, je passerai mon tour.
    D’ailleurs, vu la défiguration gratinée que se tape la dame, c’est limite du body-horror, Matt !

    • Matt  

      Bof…Two-face aussi si tu vas par là^^ On al ‘habitude en tant que lecteurs de comics.

  • Eddy Vanleffe  

    Ah GOU Tanabe surt autre chose que du Lovecraft et qui plus est sur des légendes japonaises traditionnelles, voilà qui pourrait m’intéresser si c’est encore dispo…
    Merci énormément Matt
    la contextualisation avec le théâtre est une bonne remise en contexte étant donné l’énorme influence que ça peut encore avoir de nos jours sur l’horreur à la japonaise…

  • Présence  

    Une trentaine de films adaptant ces deux légendes assez proches : joli succès pérenne pour ces récits.

    Bon ok…en 1794 quoi ! : merci, cette conversion était nécessaire en ce qui me concerne.

    Les dessins sont bien malsains. Brrrrrrrr…

    Merci pour cette découverte, et surtout pour ces élément culturels enrichissants.

  • Jyrille  

    Merci beucoup Mattie pour présenter une des premières oeuvres de Tanabe. Sur les scans, on reconnaît certaines parties de son trait en effet. Je ne suis pas certain d’être assez curieux pour l’acquérir, mais je le serai assez uniquement pour voir son évolution. J’ai beaucoup aimé ton passage sur la narration. Et je trouve la couverture très belle.

    Je ne connaissais absolument pas ces histoires, merci encore donc.

    La BO : encore un peu de western spaghetti j’ai l’impression. Inspiré aussi par le Suspiria de Goblin. J’aime bien.

    • Matt  

      Ce titre est magnifique aussi pour moi :

      https://www.youtube.com/watch?v=Fo6Og9xmTmM

      C’est quasi la même BO que pour la série suivante Mononoke :

      https://www.youtube.com/watch?v=sLOlAnzvS94

      Ce sont des séries vraiment bizarres, avec un style visuel perturbant qui peut faire fuir, c’est parfois très statique comme un livre d’images mais c’est assez marquant comme truc.
      Et certaines histoires, notamment celle du chat démon (la première histoire, celle qui est dans la première série) sont d’une noirceur terrible.

      Il y a par contre une histoire que je n’ai pas bien comprise dans la série MONONOKE parce que ça ne te prend pas par la main, c’est très ancré dans la culture nippone et ça te balance des trucs comme si on était censé connaître. Les sous titres n’ont pas suffi à me faire tout comprendre. Mais la plupart des histoires sont compréhensibles.

    • Jyrille  

      Ah mais il n’y a aucune note de condescendance ou de classement, ni chronologique ni quantitatif. C’est juste que ça m’y fait penser.

  • Bruce lit  

    Je suis persuadé d’avoir déjà lu une version de cette histoire quelque part. Ito ne l’aurait pas fait dans un recueil ? A moins que ce ne soit Umezu ?
    Toujours est-il que je suis très client de ce genre de mangas et te remercie de l’avoir porté à mon intention. C’est encore facilement trouvable en VF ?

    • Matt  

      Oui oui ça se trouve très bien, même sur mamazone.
      C’est sorti en 2010 mais c’est encore là.

      Junji Ito, non, ça ne me dit rien. Par contre, comme je le dis ce sont des légendes (et des pièces) populaires très connues là bas, aux multiples variantes (la version de la série animée Ayakashi n’est pas identique à celle racontée en flash back dans Kasane non plus) Je pense que ça a inspiré pas mal d’auteurs et il est possible que tu aies lu un truc qui y ressemble quelque part. Mais pas chez Ito à ma connaissance.

      • Eddy Vanleffe  

        Je viens de regarder un film très réussi adapté de la même légende.
        KAIDAN de Hideo Nakata le réalisateur de RING, assez contemplatif, fidèle à l’ambiance traditionnelle

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