LE CINÉASTE ET L’ASSASSIN (Krimi)

KRIMI de Thibault Vermot et Alex W. Inker

Un article de LUDOVIC SANCHES

VF : Sarbacane

« Quand vous tuez, cela vient du cœur. Votre crime est né des profondeurs, comme en d’autres le bien. » Bertolt Brecht, La Résistible Ascension d’Arturo Ui

© Editions Sarbarcane

Le « Krimi » (abréviation de Kriminalroman ou de Kriminalfilm) est le nom donné en Allemagne à la fiction policière ou criminelle. Genre littéraire plutôt mineur dans son pays, grandement éclipsé en terme de popularité par les modèles anglo-saxons, le roman policier allemand reste une production conséquente qui aura même pour singularité de résister sous le Troisième Reich alors que les traductions de romans étrangers se raréfiaient et même d’échapper en partie à la censure et à la pression idéologique du pouvoir national-socialiste. Ce n’est que dans les années 60 que cette littérature policière allemande rivalisera alors en terme de popularité avec les publications étrangères.

En 1922, Fritz Lang adapte au cinéma le DOCTEUR MABUSE en s’inspirant du personnage crée par l’écrivain luxembourgeois Norbert Jacques dans l’esprit des personnages de grands criminels du roman feuilleton populaire tel le FANTOMAS de Souvestre et Allain. Avec Mabuse, Fritz Lang crée l’archétype du super méchant au cinéma tel qu’on le retrouvera ensuite à Hollywood jusque dans la saga des JAMES BOND et même aujourd’hui dans le MCU ou les MISSION: IMPOSSIBLE. Mabuse peut être vu comme à l’intersection de deux types d’incarnation du Mal: une vision classique, traditionnelle, celle du grand méchant qui vole, manipule, prêt à tout pour arriver à ses fins mais qui est incarnée dans une personne, une entité, une organisation localisée avec ce que cette vision peut avoir de manichéenne mais il anticipe aussi sur une vision plus moderne, un Mal invisible, une force occulte qui contamine le monde et utilise ses réseaux, sa technologie pour se diffuser.

En 1959, la société de production Rialto Film adapte au cinéma une série de romans de l’écrivain anglais, très populaire en Allemagne, Edgar Wallace (connu aussi pour avoir écrit le scénario de KING KONG). LA GRENOUILLE ATTAQUE SCOTLAND YARD de Harald Reinl est un succès immédiat (plus de 3 millions de spectateurs) et le « Krimi » devient alors un genre cinématographique à part entière au succès essentiellement local (anticipant à sa manière sur le giallo italien), soit plusieurs dizaines de films jusqu’au début des années 70 où le genre finit par péricliter (le tout jeune Klaus Kinski apparait dans nombre de ces films avant ensuite de se faire connaitre en Italie dans des westerns). Rentré en Allemagne, Fritz Lang profite de cette mode pour faire ce qui sera son dernier long métrage LE DIABOLIQUE DOCTEUR MABUSE en 1960 produit par Artur Brauner qui, voulant concurrencer les Krimi, produira six suites (dont une tardive filmée par Jess Franco) avec Wolfgang Preiss dans le rôle de Mabuse et Gert Frobe (futur Goldfinger dans le JAMES BOND du même nom) dans celui de l’inspecteur Lohmann.

© Editions Sarbarcane

En 1930, Fritz Lang s’attèle au tournage de M sous titré en allemand Eine Stadt sucht einen Mörder, « Une ville cherche un assassin ». C’est une toute autre représentation du Mal à laquelle Lang nous confronte ici. Le film sort en France le 8 avril 1932 sous le titre de M LE MAUDIT.

Pour sa sixième bande dessinée, Alex W. Inker avait adapté le roman de Thibault Vermot COLORADO TRAIN, paru quelques années plus tôt (chez le même éditeur Sarbacane) et il semble qu’ils avaient déjà collaboré étroitement pour ce livre. Inker avait aussi illustré un autre roman de Vermot, LA ROUTE FROIDE, en 2019 mais c’est cette fois-ci un projet commun et original que ce KRIMI. Vermot avait écrit un récit d’une centaine de pages autour de la genèse de M LE MAUDIT et c’est ce texte qui constitue le scénario de KRIMI que Alex W. Inker transforme en un roman graphique de presque 300 pages.

© Editions Sarbarcane

Annoncée des la couverture du livre avec cette image d’une foule qui marche dans la rue et semble venir vers nous, la scène inaugurale qui organise la rencontre en apparence fortuite entre les deux personnages principaux du récit place d’emblée cette histoire sous les auspices indécidables du hasard et du destin (ce qu’un dialogue viendra appuyer par la suite: « Peut-être qu’une coïncidence n’est pas autre chose que deux hasards juxtaposés. »). Le cinéaste allemand Fritz Lang tombe, en arpentant les rues de Berlin, sur l’inspecteur de police Karl Lohmann qu’il avait croisé quelques années plus tôt dans des circonstances tragiques: le 25 septembre 1920, l’épouse de Lang, Elisabeth, est retrouvée morte avec une balle tirée par l’arme de son mari, cette arme que Lang avait ramenée du front après la première Guerre Mondiale. A cette époque, Lang fréquentait déjà depuis plusieurs années la romancière Thea Von Harbou qui deviendra sa scénariste attitrée, sa maitresse et de fait sa seconde épouse. La police conclura à une mort accidentelle. Lors d’une conversation dans un bar autour d’une bière, Lohmann confie à Lang un dossier concernant une affaire criminelle sur laquelle il travaille et dont il lui certifie qu’il y a là matière à faire son prochain film: « Vous ne savez rien de ce qui se passe quand la lumière des réverbères s’éteint. Le réel est infiniment plus cruel que la fiction ». Lang ne sait pas encore qu’il tient là le sujet de son futur chef d’œuvre.

Evidemment, cette histoire est une fiction. Dans le film de Lang, M LE MAUDIT, un tueur d’enfant interprété par Peter Lorre sème la terreur parmi la population. La police mène l’enquête sous la direction d’un certain inspecteur Lohmann tandis que la pègre locale, jugeant que le déploiement des forces de police devient un obstacle à leurs activités, décident eux aussi de traquer l’assassin. Le personnage de Lohmann reviendra même dans le film suivant de Lang LE TESTAMENT DU DOCTEUR MABUSE (1933), l’acteur Otto Wernicke reprenant son rôle à cette occasion, celui d’un policier à la fois malin et pragmatique, témoignant d’une vraie intelligence sous son allure débonnaire. En mêlant la vérité historique à l’imagination romanesque, en rendant poreuse la limite entre la réalité et la fiction, les deux auteurs (dans une démarche assez similaire à celle de Loo Hui Phang et de Hugues Micol dans BLACK OUT qui racontait l’histoire de l’Age d’Or hollywoodien sous la forme du biopic d’un acteur fictif) font sortir les visions et l’univers de Lang de l’écran pour mieux tisser des liens avec l’époque de leur création et en explorer les zones d’ombre. Des le début, le livre aborde par exemple le fait que (comme Raoul Walsh ou John Ford) Lang était borgne (il deviendra aveugle à la fin de sa vie) et juxtapose trois versions différentes des circonstances qui lui auraient fait perdre son œil. De fait, les auteurs tordent le cou aux codes documentaire du biopic, s’éloignant de la bande dessinée FRITZ LANG LE MAUDIT qui était parue aux Arènes en 2022 et qui privilégiait un didactisme à la forme essentiellement illustrative.

© Editions Sarbarcane

Ce trouble, cette ambigüité des faits et de la vérité historique (« Beyond a Reasonable Doubt » pour reprendre le titre d’un de ses futurs films) est totalement cohérente avec le personnage de Fritz Lang qui aura lui-même passé son temps à entretenir son mythe et romancer sa vie (alors qu’après la mort de sa première épouse, il avait pris l’habitude de noter tous ses faits et gestes dans des carnets) et d’ailleurs quand Vermot et Inker relatent le fameux épisode de la convocation de Lang en 1933 au ministère de la Propagande chez Goebbels qui lui propose de devenir le cinéaste officiel du régime nazi, ils la dépeignent telle que Lang la raconte, notamment dans l’interview qu’il donne à William Friedkin en 1974 et qui recèle sans doute une grande part d’affabulation. A la vérité, Inker décide donc plutôt de dessiner la légende. Son style graphique évolue ici vers un noir et blanc dense et subtil où la précision du trait de pinceau se fond dans la texture charbonneuse du fusain. Contrairement à Jason Lutes qui dans son BERLIN avait reconstitué l’Allemagne de la fin de la République de Weimar dans une néo-ligne claire héritée d’Hergé et de Jacobs, Inker retrouve graphiquement ce qui dans l’univers visuel de Lang semble mêler le réalisme de la Nouvelle Objectivité et l’esthétique expressionniste en sculptant dans ses cases les ombres et la lumière. Par ce jeu de contrastes, une errance nocturne dans les rues de Berlin se peuple de visions inquiétantes (silhouettes en avant plan ou projetées sur les murs comme une menace qui rode) et l’architecture de la ville rappelle le temps d’une planche la démesure écrasante de METROPOLIS (1927) opposant les hauteurs de la métropole aux Bas Fonds. A plusieurs reprises, des meurtres nous sont montrés sous la forme d’un théâtre d’ombre, évoquant aussi les origines du cinéma (l’image carrée aux bords arrondis): c’est déjà l’enjeu du regard qui se pose, l’idée du crime comme spectacle.

Car dans cette histoire, Fritz Lang sera d’abord un regard (les personnages de faux aveugles et de médiums sont d’ailleurs nombreux dans ses films), c’est un témoin que Lohmann fait basculer dans un monde nocturne et brutal où se manifestent la violence et la folie des hommes (dans ce même entretien avec Friedkin, Lang prétend avoir déjà observé de vraies scènes de crime). Ce parallèle devient évident dans cette scène où Lang et Peter Lorre s’introduisent dans un hôpital pour observer par l’intermédiaire d’un miroir sans tain l’interrogatoire d’un criminel, Peter Kurten, l’authentique « Vampire de Düsseldorf »: le miroir est aussi l’écran de cinéma et la scène à laquelle ils assistent annonce le fameux monologue de Peter Lorre à la fin du M LE MAUDIT que Inker redessine dans sa quasi intégralité en deux doubles planches plus tard dans le livre. Mais l’écran de cinéma est aussi un miroir (ca fonctionne dans les deux sens), Lorre y découvre son modèle et Lang y voit peut-être aussi un double, ce qui relie l’artiste et le tueur, le cinéaste et l’assassin, le crime et l’acte de création dans sa fonction imaginaire comme symbolique (de Thomas de Quincey jusqu’aux surréalistes: le poète Robert Desnos, cité en exergue de KRIMI, avait d’ailleurs consacré un livre à la figure de Jack l’Eventreur). Dans la bande dessinée, cela se retrouve aussi dans la manière de représenter la violence: quand Lang et Lohmann pénètrent dans un immeuble et découvrent le cadavre d’une femme qui a été assassinée, le regard de Lang devient le notre, non par le biais d’une vue subjective mais par l’usage du gaufrier qui morcèle la page et découpe le corps de la victime dans une vision macabre qui évoque aussi la fameuse sculpture de poupée désarticulée d’Hans Bellmer. C’est comme si la représentation du Mal ne pouvait aller sans une forme d’ambigüité, sans sa part de fascination que le cinéma de Lang prenait en charge, ce qui faisait de lui moins un cinéaste du noir et du blanc qu’un cinéaste du gris.

© Editions Sarbarcane

Le personnage de Lohmann se révèle lui tout aussi ambigu: n’hésitant pas à transgresser les limites de la légalité, s’introduisant dans des quartiers interlopes où des truands se dissimulent dans des cachettes derrière des rideaux tels Mabuse, il joue un jeu trouble et n’hésite pas à manipuler Lang. Plus que la traque au meurtrier racontée comme une genèse possible de M LE MAUDIT, c’est la relation étrange, le pacte quasi-faustien qui se noue entre Lang et Lohmann qui est le nœud de l’intrigue, Lohmann se révélant dans le dernier acte du livre le personnage le plus émouvant. C’est comme si Fritz Lang était pris à son propre piège, lui qui, dans ses films, semble obsédé par la culpabilité et le destin, Lang le démiurge (comment appeler autrement celui qui réalisa un monument tel que METROPOLIS ?) absolu maniaque du contrôle comme quand il confie à son majordome comment il procède pour obtenir exactement ce qu’il veut de ses producteurs, il réalise M comme pour se confronter à quelque chose qui le dépasse: le pouvoir des images (qu’il ne cessera de questionner dans ses films suivants) et qui se retournera contre lui quand Goebbels lui demandera justement de mettre ses images au service du nazisme. KRIMI devient alors une réflexion sur la fonction du cinéma, le rôle de l’art et des images comme manière de voir le monde jusque dans sa dimension prophétique.

Tout en développant son récit à la lisière du fait divers, de la grande histoire et de l’imaginaire, KRIMI construit une toile complexe, laissant au lecteur nombre d’images à et de références à décoder. On peut surtout s’imaginer que KRIMI sera aussi découvert par un lectorat pas forcément familier de l’œuvre de Lang. De la même façon qu’aujourd’hui notre point de vue sur l’œuvre de Lang est biaisé (difficile de regarder MABUSE, METROPOLIS ou M LE MAUDIT en faisant abstraction de ce qui s’est passé ensuite dans la vie de Lang et l’histoire de l’Allemagne), KRIMI peut se lire comme une relecture de cette œuvre (la dimension de palimpseste étant assumée par Inker qui redessine des séquences entières de M ou de LA FEMME DANS LA LUNE) mais KRIMI mènera peut-être aussi une autre génération à découvrir ces films à travers la lecture de KRIMI, à aller de la bande dessinée vers les films, créant entre ces deux formes artistiques un dialogue toujours fécond.

© Editions Sarbarcane

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David Bowie – WISHFUL BEGINNINGS:

One comment

  • Nikolavitch  

    Hmm, beau sujet, bel angle.
    je vais aller me pencher là-dessus

    (après le Nosferatu sorti chez Komics initiative, décidément, l’expressionnisme est à la mode)

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