L’opium des peuples

Opium par Laure Garancher

VF : Les Editions Fei 

Opium est le deuxième roman graphique signé par Laure Garancher. 

Une espionne et sa soeur

Une espionne et sa soeur

Elles ne sont pas si nombreuses les auteures de BD féminines. Encore moins salariées de l’OMS, parlant couramment cinq langues et dessinant le soir sur leur temps libre. Avec ce parcours atypique, Laure Garancher livre un deuxième album à son image : surprenant et original.

Opium relate une page sombre de l’histoire de la Chine : celle de la guerre de l’opium. L’empire britannique implanté en Inde réduit son déficit extérieur en exportant en chine des quantités effrayantes d’opium. Outre le fait que des millions de chinois vont succomber à la drogue extraite du pavot, la Chine va réagir en détruisant vingt mille caisses de la drogue britannique.

Les représailles britanniques ne se font pas attendre et commencent en 1855 une chaîne d’événements qui vont aboutir à un conflit de 15 ans, 20 millions de morts (autant que pour la 2ème guerre mondiale !) et le début de la chute de l’empire chinois.

Notre histoire débute en 1855. Mei Ju est une femme aussi belle que brillante (comme son auteure !). Elle maîtrise à la perfection les arts martiaux (là, on n’a pas vérifié) et pour obéir à son père haut gradé de l’empire,  elle accepte de consacrer sa vie à laver l’honneur de son pays mis en déroute par les anglais.

Il était une fois l'opium !

Il était une fois l’opium !

Pendants des années Mei Ju va donc apprendre l’anglais, l’histoire britannique,  les arts martiaux et ceux de la séduction. Infiltrée chez un haut trafiquant d’opium, Mei Ju va  à la fois espionner l’ennemi et jouer avec les enfants de l’adversaire.

L’ambivalence va battre son plein lorsqu’une passion amoureuse l’entraîne, elle qui a maîtrisé l’art du contrôle comme personne, dans les bras d’un artiste anglais. Mei Ju va devoir choisir entre le devoir et l’amour, la raison et la passion, la vie d’une aventurière ou d’une femme au foyer. Ce choix aura des répercussions inattendues sur la vie de sa soeur jumelle retirée dans un monastère, à l’abri des tourments de l’Histoire.

Un coup de foudre par dessin interposé.

Un coup de foudre par dessin interposé.

Ce qui est immédiatement remarquable dans cet album est son parti pris esthétique : Garancher maîtrise un art pas si naïf  qu’au premier abord puisqu’elle n’est jamais avare de décors et d’enluminures de l’époque. Que ce soit dans les scènes de marché, dans le quartier résidentiel britannique ou au monastère, Garancher, derrière la  simplicité de son trait livre des costumes et des cadres travaillés.

Enfin, le parti pris de délaver les couleurs et de donner au papier un effet jauni de parchemin permet une véritable immersion dans une histoire que l’on dévore de bout en bout. D’ailleurs les scans proposés ici ne rendent pas justice au parti pris esthétique de Garancher et son coloriste ainsi que de la texture employé par l’éditeur.

Une espionne qui se plie aux horaires de bureau !

Une espionne qui se plie aux horaires de bureau !

Côté scénario, le parti pris de Garancher est aussi singulier qu’exotique : de l’espionnage,  des grands sentiments, un peu d’action, des réflexions sur l’art et un amour authentique pour ce pays. On se laisse très vite emporter par le récit et le moindre des talents de Garancher est de produire l’étonnement de son lecteur. Car voici un récit historique plein de fureur raconté avec sérénité par son auteure. Un récit d’espionnage sans violence. Des personnages blessés sans effusions de sang.  Du romantisme sans mièvrerie.

Notre scénariste n’est jamais là où on l’attend. Alors que le lecteur attendait un récit d’espionnage, voici qu’elle délivre une poignante histoire d’amour contrariée. Et jouer des clichés de son histoire : tourments, triangle amoureux, destins contrariés, certes, mais les réactions des personnages ne sont jamais conformes à ce que l’on pourrait attendre d’une romance à l’occidentale.

Un métissage dangereux...

Un métissage dangereux…

Garancher dissèque le sens de l’honneur à l’épreuve de la réalité, le sacrifice de l’individu pour le collectif et un certain éloge de la fuite dans un pays à feu et à sang. Pour autant, l’album n’est pas dénué de défauts : quelques bulles de pensées et des dialogues un peu scolaires. Et quelques défauts de jeunesse : le langage corporel et les regards sont  figés ainsi que le parti pris de favoriser le conflit intérieur au conflit du pays. Mei Ju s’oppose à la cupidité des occidentaux sans que cela soit réellement montré par son auteure.

Notre héroïne pleure à l’évocation des actes de violence des anglais à l’encontre de son peuple sans représentation picturale de ce conflit sur papier. Lorsque les soldats français saccagent le Palais d’été, le père de notre héroïne se fait…tirer les cheveux. Loin de nous l’envie de voir des bains de sang à chaque page, mais les actes de barbarie que combat Mei Ju ne sont pas à la mesure de ce qui est représenté. En cela le parti pris de Garancher a les défauts de ses qualités : le parti pris contemplatif de son auteur n’est pas toujours raccord avec la violence de l’époque.

Exotisme

Mei Ju en route vers son destin

Avec un peu plus de pages, d’expérience ou tout simplement d’envie, Garancher aurait pu d’avantage articuler ses personnages fictifs à leur époque à la manière d’un Tezuka sur les 3 Adolfs. Mais sachons relativiser : le chef d’oeuvre de Tezuka faisait 800 pages et marquait l’accomplissement d’un auteur dans un art moins naïf qu’il en avait l’air, Laure Garancher n’a que 33 ans et toute sa carrière devant elle.

Ces défauts mineurs n’entament en rien le plaisir de lecture d’événements trop peu connus et qui rappellent qu’avant le pétrole, nos démocraties n’hésitaient pas à détruire une culture, asservir ses habitants pour satisfaire ses besoins économiques et son rapport à la jouissance. Doté d’un esthétisme fort et d’un scénario basé sur de solides connaissances historiques, Opium est une excellente lecture  hypnotisante qui vous transportera au pays du soleil levant dès la première page. Et qui n’est pas sans rappeler par moment un autre album d’un reporter belge au pays du lotus….

Fan de...

Fan de…

 

4 comments

  • Laure Garancher  

    Merci pour cette critique très pertinente et complète!
    C’est vrai que j’ai toujours du mal à maltraiter mes héros alors que la société de l’époque n’était pas forcément très douce…
    Pour les arts Martiaux j’y travaille…
    Laure Garancher

  • Présence  

    @Bruce – Alors que je n’aurais pas jeté un regard à ce récit sur la foi de sa couverture, je l’ai déjà feuilleté 2 fois à la FNAC. Ton commentaire m’a convaincu de l’acquérir, je ne sais pas encore si ce sera pour moi ou pour offrir.

    • Présence  

      La photo de Laure Garancher et toi m’a plongé dans une étrange perplexité. Je crois que j’aurais toutes les peines du monde à écrire un commentaire sur l’ouvrage de quelqu’un que je connais ou que j’ai vu en face (en plus de difficultés à écrire un commentaire critique).

  • Matt & Maticien  

    J’ai failli offrir cette bd ce we mais j’attendais ton commentaire avant de me lancer. Je suis heureux de voir que le scénario est à la hauteur du dessin très travaillé et exotique. Je regrette de ne pas m’être fait dédicacer un album comme toi 😉
    Bravo pour ton analyse approuvée par l’auteur qui plus est!

Répondre à Matt & Maticien Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *