Nature et culture (Sa majesté des mouches)

Sa majesté des mouches par Peter Brook

1ère publication le 16/11/15- MAJ le 06/09/18

Un article moucheté de BRUCE LIT

Un film éprouvant 50 ans après sa sortie ! ©Universal /Studio Canal

Sa majesté des mouches est un film de 1963 réalisé par Peter Brook, un homme de théâtre. Ce film est inspiré du best seller éponyme de William Golding  aussi indispensable à une bonne culture littéraire que le fut 1984 ou Voyage au bout de la nuit.

Tous les films, séries, BD, jeu vidéo prenant pour théâtre un groupe humain échoué sur une île où les choses dégénèrent ont payé leur tribut à Sa majesté des mouches

Dans le monde de la BD, le descendant direct de Sa majesté des mouches est évidement Battle Royale qui met en scène des enfants perdus sur une île devant s’entre-tuer. Et d’une certaine manière toute la culture survivaliste dont le plus populaire actuellement : The Walking Dead.  Voici pourquoi :

Suite à une menace nucléaire, de jeunes anglais prennent l’avion pour être mis à l’abri. Un crash les contraint à devoir apprendre à survivre seuls, sans adultes sur une île déserte.

Rivalité, pouvoirs, lutte pour la nourriture, triomphe des plus forts sur les plus raisonnables, l’innocence de ces enfants va très vite être mise à rude épreuve et l’apocalypse qu’ils fuyaient aura finalement lieu sur l’île.

Le Best Seller de William Golding

Le Best Seller de William Golding

On cite souvent le Lolita de Kubrick comme étant le summum de l’adaptation littéraire portée au grand écran. Celle de Peter Brook du roman de Golding est du même acabit. Tourné avec un budget ridicule, un générique austère entièrement composé de photomontage sans musique, et des acteurs non professionnels, la puissance philosophique du livre s’en trouve décuplée par un langage cinématographique impeccable.

C’est ainsi que l’histoire de l’humanité se rejoue sur cette plage. Parmi nos jeunes Robinson, deux leaders émergent : Ralph , un jeune garçon sensible, aux traits presque féminin, qui souhaite organiser la vie sur l’île selon les principes de la démocratie britannique et Jack, plus robuste, plus viril qui détient les secrets du feu et, qui armé d’un couteau, fabrique des armes permettant de chasser et de se défendre.

Enfants Sauvages ! Source : Wondersinthedrak c

Enfants Sauvages !
Source : Wondersinthedrak
©Universal /Studio Canal

Face aux problèmes que posent la survie sur une île déserte, nos chères têtes blondes vont progressivement abandonner Ralph pour sombrer dans la sauvagerie. Les acquis de la civilisation disparaissent progressivement à l’image des costumes d’écoliers, le vernis de la culture s’écaille et laisse place à des pratiques barbares.

Rousseau disait que le plus fort n’est jamais assez fort s’il ne transforme pas sa force en droit. Jack, une fois assis dans sa position dominante sur le groupe va organiser une véritable chasse aux sorcières qui se finira dans l’horreur. C’est ainsi que Ralph l’idéaliste, Simon le doux rêveur et Piggy le petit gros intello vont être désignés comme boucs émissaires et persécutés de manière terrifiante.

Piggy et Ralph , deux incarnations de la démocratie à la fois faible et déterminée

Piggy et Ralph , deux incarnations de la démocratie à la fois faible et déterminée Source : Moma / ©Universal /Studio Canal

A notre époque toujours plus libérale qui promet la nausée et les mains sales via la stigmatisation des pauvres et des étrangers, Sa majesté pose les bonnes questions : Une démocratie peut-elle survivre à ses idéaux de liberté et d’égalité en cas de crise majeure ?

Sans effets spéciaux, avec un refus intègre du spectaculaire, Sa Majesté des mouches aligne des scènes d’une intensité hallucinante : voir des enfants éduqués régresser à l’état sauvage et mettre à mort l’un des leurs en pleine hystérie collective est profondément choquant.

Une conque trouvée sur la plage permet dunifier les enfants provisoirement

Une conque trouvée sur la plage permet d’unifier les enfants provisoirement Source : Timetoast ©Universal /Studio Canal

Brook reconnaîtra lui-même avoir été avoir traumatisé par son propre film , au point qu’il souhaita rencontrer 20 ans après les jeunes acteurs du film pour mesurer son impact sur leur vie . On apprendra ainsi que Jack , la brute du film avait sombré dans la délinquance, Ralph était devenu acteur, Simon militant écologiste, et Piggy …chef d’entreprise. Preuve que Brook avait décelé chez ses acteurs leur essence profonde. Pour anecdote,  les larmes que verse Ralph lorsqu’il réalise le cauchemar qu’il a vécu sont réelles, que la danse hystérique des enfants sur la plage n’était pas feinte et que Brook en a été lui même terrifié.

Bourré de références littéraires allant de Robinson à Rousseau en passant par Hobbes et Levi Strauss, le film peut s’apprécier sans connaitre ces oeuvres. Comme La Ferme des Animaux d’Orwell sa simplicité et sa fluidité permet à n’importe quel spectateur, quel que soit son âge, de réfléchir autour de la nature humaine et la société dans laquelle il évolue.

La régression de Jack, le beau collégien à l’état sauvage Source : Lordoftheflies ©Universal /Studio Canal

En cela, Sa Majesté des mouches est le père de toute une partie de notre culture geek : celle qui ramène notre humanité à de voir se reconstruire après une catastrophe.  Après une Tabula Rasa, les hommes sont comme des enfants perdus, tentant de réinstaure de l’ordre et du sens à la vie tout en luttant contre les pulsions, la convoitise et la jalousie.  Que ce soient face à des Zombies (Walking Dead), au génocide (Y, The Last Man)  au gouvernement (Battle Royale) ou la mort (Suicide Island), l’île déserte permet à l’imagination de mettre en scène une remise à plat d’une nouvelle société, souvent pour le pire.

Rappelons enfin que deux des shows TV les plus populaires du XX et XXIème siècle, Le Prisonnier et Lost filèrent aussi doux l’allégorie de l’île déserte comme le reflet de la société.

Tout est perdu.....

Tout est perdu….. Source eyeforfilm ©Universal /Studio Canal

Indémodable, toujours très violent, incroyablement intelligent, Sa Majesté des Mouches est un classique qui, outre ses qualités intrinsèques, vous ouvrira les portes d’un large pan de la culture populaire. Alors que René Girard, le grand philosophe de la violence vient de mourir et au lendemain des attentats parisiens ayant pour prétexte les conflits de civilisation, ce film en noir et blanc reste d’une actualité urgente. Brûlante. Inquiétante.

Un téléfilm en 1990 a tenté le remake et s’est bien sûr vautré devant la puissance de l’original. Un dernier mot sur la photographie magnifique qui permet de ranger Sa Majesté des mouches à côté de La Nuit du chasseur, un autre grand film d’enfants.

Battle Royale, lhéritier direct et autre best seller

Battle Royale, l’héritier direct 

13 comments

  • Tornado  

    Magnifique. Et je n’ai hélas jamais vu ce film. Pire, il s’agit d’une oeuvre qui n’est jamais parvenu jusqu’à moi (ou l’inverse). Et je découvre aujourd’hui sa teneur. Merci. Je vais essayer de combler le vide à présent. En voyant le film…

  • Patrick 6  

    Quand la réalité rejoint la fiction…
    Excellent article qui donne aussi bien envie de lire le livre que de voir le film !
    Dont acte 😉

  • Bruce lit  

    @Tornado: peut être une idée de cadeau pour un prochain anniversaire que je te souhaite moins sinistre….
    @Patrick: Tu vas aimer, je le sais, je le sens.
    Je me suis demandé jusqu’au bout si je gardais à l’écran le dernier scan qui m’apparaît encore plus violent….

  • JP Nguyen  

    Jamais lu (ni vu).
    1984 : lu au lycée, très marquant.
    Voyage au bout de la nuit : abandonné au bout d’une centaine de pages.
    Je ne sais pas si je lirai « Sa majesté… »
    Peut-être, sûrement, mais pas tout de suite. ..

    • Jyrille  

      J’ai oublié de dire que Voyage au bout de la nuit est un de mes livres préférés. L’écriture est absolument fantastique, et surtout, c’est un livre qu’on peut prendre par n’importe quel bout, en lire des passages sans jamais s’ennuyer, sans histoire réelle. C’est un condensé d’aphorismes et de réflexions pertinentes et habitées, que j’ai annoté tout au long de mes lectures. Je rejoins Bruce pour dire que c’est une expérience dont on ne sort pas indemne. Comme lire du Hubert Selby Jr par exemple.

  • Présence  

    J’avoue aussi : jamais vu ni lu. Merci pour cette découvert dont l’importance est bien mise en lumière.

    Sinon, j’aurais bien aimé lire l’article sur Letter 44.

  • Bruce lit  

    @JP: Le voyage au bout de la nuit : une expérience de lecture viscérale, unique au monde dont il est impossible de sortir indemne. Comme me l’a répété Mat et Maticien que me l’a vendu pendant des années, il vaux mieux être en accord avec soi même et un peu avec les autres avant d’entamer cette expérience, l’une des rares où la lecture peut représenter un danger pour son lecteur.Ce n’est effectivement pas le moment….

    @Présence: Les articles de Lettre 44 et de Pierre N sur les Gardiens de la galaxie reviennent la semaine prochaine.
    1/Pour surfer sur la sortie du volume 2 de Lettre 44. J’ai bouclé la mise en page de Patrick 6 sur Cosmos 1999 aujourd’hui, ce qui nous permettra de ne pas avoir de programation batarde et d’enchainer ensuite sur les retours de Cyrille et Xabaris.
    2/ Parce que toute reprise des programmations, il m’était important d’envoyer un message (à qui ? c’est autre chose…) où la lecture du jour soit adéquate avec ce que nous traversons.
    3/ Parce que la programmation de cette semaine était déjà arrêtée avant le carnage de vendredi et que j’y tiens particulièrement car elle marquera l’arrivée d’un nouveau contributeur dont je suis très fier: Thierry Araud.
    4/ Enfin je savais que cet article ne souleverait pas les foules même en temps ordinaire. Une manière de reprendre doucement sans attendre de révolution du lectorat du blog.

  • Présence  

    J’ai été un peu pince-sans-rire et aussi un peu pressé (il me fallait passer à table). Ton article ne m’a pas soulevé (mais je ne suis pas une foule à moi tout seul), mais il m’a emporté car j’avais rencontré cette référence à plusieurs reprises, sans jamais avoir le courage de creuser le sujet. Je suis entièrement convaincu par la filiation qui tu établis avec Battle Royale, et j’ai été interpellé par la démarche du réalisateur de revoir ses jeunes acteurs 20 ans plus tard. Tout ça pour dire que j’ai lu l’article avec attention et qu’il m’a fortement intéressé.

  • Lone Sloane  

    C’est ma lecture lecture enfantine la plus marquante avec Kes de Barry Hines.
    Sa relecture il y a une dizaine d’année a été toujours aussi impressionante et je le mettrai dans les mains de mes propres enfants le moment venu.
    Je n’ai pas vu l’adaptation de Peter Brook ni celle de Ken Loach de Kes, mais tu me confortes dans l’envie de voir ses personnages habitées par des enfants de chair et d’os. La beauté et la sauvagerie sont le propre de ces enfants et leur abandon de toute forme de morale un rappel salutaire de notre condition d’humain et de l’effort nécessaire pour vivre en société.
    C’est une chronique importante, Bruce car elle traite d’une oeuvre fondatrice (et le film, et sa photographie que tu loues, est un classique pour les cinéphiles) et qu’elle alimente notre besoin de réflexion en ces temps où la violence envahit notre quotidien.

  • CathyBenod  

    Bizarre à quel point ces thématiques résonnent étrangement aujourd’hui… Il va falloir que je me décide à lire le livre (j’ai peur que le film soit un peu violent pour moi).
    Très bonne critique en tout cas.

  • Jyrille  

    J’ai lu le livre trop tard, il y a quelques années. J’ai trouvé le thème et le développement grandioses et intéressants, fondateurs, oui. Mais en tant que lecteur, il me faut du style, une écriture qui ne me rebutera pas, et pour le coup, la traduction que j’ai lue ne m’a pas enthousiasmé. C’est dommage mais voilà pourquoi je ne lis quasiment plus de romans. Après avoir lu Madame Bovary, c’est compliqué de trouver des romans aussi jouissifs à lire.

    Je ne savais pas qu’un film existait, mais cela semble logique. Tu donnes très envie de le voir et j’ai beaucoup aimé toutes les références et anecdotes que tu intègres.

  • Patrick 6  

    J’ai enfin vu ce film ! Ohlala une sacrée claque !
    Encore un film qui ne donne guère confiance en l’humanité…
    Le film illustre parfaitement notre nature profonde une fois qu’elle est délestée du vernis de la civilisation. Et ça fait légèrement peur je dois dire !
    L’homme est un loup pour l’homme est un doux euphémisme.

    Au niveau esthétique ton parallèle avec la Nuit du chasseur est tout à fait pertinent, à la nuance près que le film Charles Laughton fuit la cruauté de la nature humaine par l’onirisme, alors que celui de Brook ne fuit vers rien du tout si ce n’est vers la réalité crue et le naturalisme.
    Barbarism begins at home comme le chantait un certain Morrissey…
    19/20

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