N’importe où, hors de ce monde (Albator)

Focus Albator

Un article de BRUCE LIT

Le capitaine fracasse !
©Kana

Quel meilleur moyen d’honorer Leiji Matsumoto, récemment décédé, que de relire son Capitaine Albator ? Oublions un instant sa vénérable adaptation animée pour revenir au matériel de base : une histoire de 1000 pages parue entre 1977 et 1979, rééditée en intégrale en 2022 chez Kana, aux différences avec l’animé qui fit sa légende aussi tranchées que sa balafre.

Au royaume des aveugles, le borgne est roi

L’histoire est connue de tous : en 2977 une armée de femmes végétales aussi belles que létales menacent d’envahir la terre. 
Leur seul obstacle est un pirate taciturne qui va les pourchasser à travers l’espace avec son vaisseau L’Arcadia et son équipage bigarré constitué de 40 marins, de femmes portées sur la bouteille et d’un jeune homme, Tadashi (Ramis dans l’animé) qui, recueilli par Albator, va servir de guide au lecteur dans une véritable odyssée pleine de mystères (qui pour la plupart ne seront dévoilés que dans l’animé ou la version de Jérôme Alquié : mémoires de l’Arcadia) à la fois mélancolique et pleine de rage. 

L’incroyable détail des tableaux du bord de l’Arcadia.
©Kana

Capitaine au cœur d’or

Si le capitaine au cœur d’or a laissé dans l’imaginaire collectif l’image d’un protecteur généreux et proche des enfants, la version originale est très différente.
Le personnage de Stella, cette petite fille qu’Albator prend sous son aile dans l’animé n’existe pas dans le manga.  Albator reste un homme d’honneur, courageux et charismatique, assez pour inspirer loyauté et dévotion.
S’il dirige son équipage de main de maître, il n’exerce sur eux aucune sorte d’autoritarisme les laissant vaquer à leurs lubies du moment qu’ils soient prêts pour la bataille. L’équipage d’Albator ne le suit pas : il l’accompagne et Matsumoto insiste bien sur cette hiérarchie égalitaire et respectueuse. 

C’est ainsi qu’Albator laisse à Tadashi l’illusion qu’il peut modifier la configuration de son vaisseau tout en sachant qu’il court droit à l’échec. Non pas par sadisme, mais par progressisme : Albator considère que Tadashi est là pour apprendre de ses erreurs, que les femmes sont des combattantes redoutables-bien plus que les hommes- (Matsumoto consacre à Kei Yûki (Nausica) un chapitre émouvant où la guerrière amoindrit ses talents de pilote pour ne pas humilier Tadashi dans son apprentissage des combats aériens) et accueille ses ennemies sur son vaisseau à plusieurs reprises avec honneur et loyauté.

Une figure héroïque et inquiétante
©Kana

Balance tes porcs !

Albator est pourtant aussi un être amer, qui ne sourit jamais -et à l’inverse de l’animé- un pirate belliqueux et profondément misanthrope qui a déjà envisagé à plusieurs reprises de détruire la terre avec ses canons ! A plusieurs reprises, Albator traite ses congénères de porcs !

Nous sommes en 1977 et le No Future punk qui a déjà accouché de Judge Dredd semble s’être répandu dans l’espace nippon. Capitaine Albator porte toute la révolte adolescente d’un auteur qui toute sa vie se définira comme un révolutionnaire.

En gros, les humains se sont embourgeoisés, ont perdu le goût de l’aventure en explorant uniquement leurs terrains de golf et ont dévasté la planète par leur consumérisme ; si bien que les Sylvidres sont parfois décrites par Matsumoto comme les ennemies légitimes d’une humanité qui a détruit les ressources naturelles que les femmes végétales veulent restaurer.

Autrement dit, les Sylvidres pourraient être les versions japonaises de Poison Ivy qui se heurteraient à un héros sombre et psychorigide Albator/Batman flanqué d’un véhicule surpuissant qui lui donne l’avantage (l’Arcadia, à la fois Batcave et Batmobile) et d’un Sidekick Tadashi/Robin qui vient agrandir sa famille de substitution et surtout son maintien du côté du bien.
N’ayons aucun doute là-dessus : Albator et la reine Sylvidra sont les deux faces d’une même pièce : les deux détestent l’humanité et veulent l’anéantir. 
Albator ne devient le protecteur par défaut de notre planète que par le serment qui le lie à son meilleur ami Tochiro, altruiste patenté, concepteur de génie de l’Arcadia et à qui Albator reste éternellement débiteur.

L’unique et dernier face à face entre Albator et Sylvidra
©Kana

Voyage au bout de la nuit d’étoiles

Ce qui est frappant à la relecture du manga, c’est le profond sentiment de solitude que produisent les pages de Matsumoto. Le véritable protagoniste, ce n’est pas ce borgne balafré mais bien l’Arcadia dont le mangaka se régale à croquer la grâce, son design inoubliable et la dangerosité : équipé d’armes de guerre, d’une tête de mort, le vaisseau possède la structure longiligne et les branchies du requin, le seigneur des océans.

L’espace est représenté comme une mer d’étoile, un univers vide et sans lumière dans lequel flotte un homme à l’humeur aussi sombre qu’un trou noir, détaché d’une humanité qu’il régule à distance. Là où l’anime tablera sur l’action, Albator le manga joue sur les sensations. Jamais il n’y dégaine son gravity-saber, il n’y a pas de combats au corps à corps ni d’affrontement dantesques, encore moins de conclusion à la guerre entre Albator et Sylvidra. Une guerre sans fin qui finalement nourrit la quête d’un pirate idéaliste à la recherche d’un but plutôt que d’un butin.

N’importe où hors du monde

Matsumoto préfère cibler les interactions entre les passagers de l’Arcadia, écrire un collectif plutôt que des individualités, célébrer les petits plaisirs de la vie dans l’immensité de l’abysse : l’amitié, la confiance et l’alcool !  Les Arcadiens prennent souvent des cuites monumentales dignes d’un autre capitaine, Haddock, dont il est dit que le patronyme original du héros de Matsumoto (Capitaine Harlock) fut transformé en Albator dans nos contrées pour ne pas braconner sur les terres de Tintin.

En comparaison avec Goldorak, une autre adoration bien française, force est de constater l’incroyable diversité des aventures d’Albator. Alors qu’Actarus se contente d’affronter passivement le Golgoth du jour, le lecteur d’Albator lit du pittoresque à chaque chapitre dans un style évoquant autant son maître Tezuka que la chanson de marins avec des mantras au fil des pages qui interviennent comme autant de refrains Baudelairien que l’Arcadia entonnerait : celui de l’enfance retrouvée à volonté et de l’éternelle fuite en avant d’un rebelle oscillant entre bâbord, tribord, spleen et idéal. 

Les scènes d’action sont rares mais mémorables
©Kana

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La BO du jour
Un autre poète à bord d’un vaisseau en cristal.

22 comments

  • Eddy Vanleffe  

    Je n’ai pas eu la même lecture que toi mon cher Bruce.
    Ce manga m’a fort déçu pour ma part, j’aime mes héros, troubles, parfois du mauvais côté, mais je n’aime pas les fanatiques, Ici comme souvent chez Kazuo Koike (On va y revenir^^), on sent un revanchisme larvé avec ce discours sur la paix hypocrite, le renoncement à l’honneur, cette haine de la défaite, la justification de tuer des civils etc…
    oui ils ont polissé totalement le personnage pour la version animée, zappant les passages les plus litigieux et rajoutant Zélie, compas moral du corsaire..
    Reste une imagination, un univers et un visuel envoutant, créatif et diablement attirant.
    Je préfère GALAXY EXPRESS 999

  • Jyrille  

    J’ai très peu de souvenirs du DA à part quelques images iconiques et des notes d’ocarina mais tu donnes bien envie de découvrir le manga que je n’ai jamais lu. J’aime beaucoup ton article, clair, bien structuré et posant ses arguments sans détour ni filiation forcée. Bravo.

    La BO : super. Et très bon choix d’illustration car ce qui sortait souvent comme ambiance générale du dessin animé, c’était bien la mélancolie, plus que les scènes d’action dont je n’ai aucun souvenir. Je me rends compte que si les Sylvidres sont en effet cousines de Poison Ivy, elles sont aussi une image des sirènes (mais pas de Gotham)

    • Bruce lit  

      Merci.
      Article non retenu pour GEEK MAGAZINE because manque de place ce qui explique sa concision et sa structure. La comparaison avec Batman s’est imposée au moment de l’écriture de l’article.

  • Bruce lit  

    Hé Eddy !
    Je ne sais pas à quand remonte ta dernière lecture du manga ALBATOR mais je t’assure qu’au contraire le capitaine garde son sens de l’honneur en laissant repartir ses adversaires et en renonçant à les exterminer quand il en a l’occasion voulant régler ça au contraire à la loyale.
    Il ne justifie pas de tuer des civils mais en éprouve un fantasme confus comme n’importe quel misanthrope déçu de l’humanité. Le récit se fait sur cette marge entre ce fantasme et la réalité. Le manga accentue la dimension Pirate du personnage, c’est même le titre du manga. En cela, personne n’est pris en traitre.

    • Eddy Vanleffe  

      Même les deux sulvlidres qui jouent au ballon sur la plage?
      Après je concède que je l’ai lu a sa sortie en France première édition en 5tomes…
      J’en ai un souvenir d’un manga remachant une rancoeur post WW2. Je peux comprendre, mais c’est pas présent chez Tezuka par exemple.

      • Bruce lit  

        Les Sylvidres sont assassinées par Alfred et non Albator. Il s’agit d’un choix cornelien où la culpabilité ronge le personnage et non pas un assassinat sans morale dans lequel se sont spécialisés les Xmen.
        Tu fais bien de citer Tezuka tant son influence rode en permanence sur Albator.

        • Eddy Vanleffe  

          Oui on a des thèmes en commun avec Tezuka (le trauma hiroshima, l’écologie…) mais avec moins d’humanisme quand même.

          • Bruce lit  

            Alors c’est un grand mystère pour moi cet humanisme de Tezuka parce que son oeuvre est parsemée d’ordure sans noms et même les gentils ont souvent un ou deux viols au CV. Autant pour Hergé, je comprends ce qualificatif, autant pour Tezuka je n’ai jamais trouvé que cet humour de l’humanité transparaissait.

  • JB  

    J’aime bien les diverses versions de Harlock que j’ai vu : le Albator 78, qui n’a que peu confiance en l’humanité (et, techniquement, la civilisation est annihilée dans le dernier épisode) mais qui garde une certaine affection pour la jeunesse ; celui de Endless Odyssey, plus froid et n’hésitant pas à tuer (qui semblerait assez proche de celui décrit ici) ; celui de CosmoWarrior Zero, antagoniste du héros titulaire mais qui parvient à gagner son respect.
    Je suis curieux, je céderai probablement à la tentation !

    • Bruce lit  

      Le manga m’a donné envie de revoir les animés.

      • Nikolavitch  

        Je conserve une préférence pour les animés, moi aussi, même si j’ai beaucoup aimé le manga.
        Mais Albator 78, ça a été un gros choc pour moi. Plus que Goldorak, rétrospectivement. les personnages étaient beaucoup plus nuancés, et j’aimais cette notion de code d’honneur et de dettes morales.

  • Fletcher Arrowsmith  

    Bonjour Bruce.

    On avait déjà échangé entre nous et l’excellent Patrick Six sur Albator. Il me tardait de lire ton article et je ne suis pas déçu. Tu es très en verve, avec une prose agréable, qui coule de source.

    En gros, les humains se sont embourgeoisés, ont perdu le goût de l’aventure en explorant uniquement leurs terrains de golf et ont dévasté la planète par leur consumérisme
    Putain. 1977, mon année de naissance (et donc de Judge Dredd, ce que j’apprends à l’occasion) et 46 ans après on est encore dans la mouise. Vision tristement prophétique….

    les ressources naturelles que les femmes végétales veulent restaurer. Comme Sandrine Rousseau en somme…. (oui je trolle)

    L’espace est représenté comme une mer d’étoile, un univers vide et sans lumière dans lequel flotte un homme à l’humeur aussi sombre qu’un trou noir, détaché d’une humanité qu’il régule à distance. Là où l’anime tablera sur l’action, Albator le manga joue sur les sensations. Exactement le type de différence qui, à mes yeux, un argument d’achat potentiel. Forcément je connais l’animé (j’ai même les DVD à la maison) mais j’attends du manga qu’il soit différent, un traitement plus littéraire.

    la chanson de marins avec des mantras au fil des pages qui interviennent comme autant de refrains Baudelairien que l’Arcadia entonnerait : celui de l’enfance retrouvée à volonté et de l’éternelle fuite en avant d’un rebelle oscillant entre bâbord, tribord, spleen et idéal. Magnifique.

    La BO : excellent choix. J’étais très curieux de ton choix, voyant plus Soldat Louis te connaissant (oui je trolle again)

    • Bruce lit  

      Oui c’est un article qui m’a inspiré, merci de l’avoir remarqué. J’ai adoré et je ne m’y attendais pas du tout n’étant pas plus que ça attaché à l’animé.

  • Kaori  

    Je n’ai jamais lu le manga, mais j’ai vu les deux animés il y a pas loin d’une vingtaine d’années, et nous avons vu récemment l’adaptation en 3D.
    Harlock/Albator est un personnage difficile à cerner, et en ça le rapprochement avec Batman est vraiment pertinent ! Je n’y avais pas du tout pensé !
    Pour ma part, je n’arrive pas à accrocher, parce qu’on n’en sait pas assez sur lui. Il est constamment entouré de mystère, ne parle quasiment pas et n’exprime jamais aucune émotion. Difficile de créer un lien…

    L’éradication de l’humanité pour la remplacer par des êtres végétaux, c’est un sujet qui revient régulièrement dans l’animation japonaise. Je me souviens de BLUE SEED qui traitait d’une manière très sensible la modernisation du Japon et l’effacement de la culture traditionnelle. Et puis l’idée était aussi de transformer les êtres humains en plantes…

    La BO : quelle voix… ça me rappelle qu’il faut que je me mette au top 10 de Tornado, toujours dans ma « to-do-list » !

    • Eddy Vanleffe  

      BLUE SEED est un petit animé modeste qui remplit son office. et qui est désigné par Yuzo Takada l’auteur de 3×3 eyes (aaahhh! mes jeunes années…)

      • Kaori  

        C’est un animé que je me suis regardée au moins 5 fois, en VO, en VF… On part d’un classique « monstre par épisode » à toute une intrigue et une réflexion sur la société japonaise vers le milieu de la série. Dommage que les graphismes et la qualité d’image soient si datés…

    • Bruce lit  

      Oui, on reste extérieur aux émotions d’Albator. Lorsqu’elles s’expriment c’est en chansons à la fin de l’histoire. C’est un traitement très singulier qui m’a fait rire au début avant de totalement y adhérer.

  • Présence  

    Je n’ai pas lu le manga, et je fais partie de ces spectateurs qui ont vu les premiers épisodes de la version Albator, le corsaire de l’espace (Albator 78) lors de leur diffusion en France.

    Les humains se sont embourgeoisés, ont dévasté la planète par leur consumérisme, ont détruit les ressources naturelles : déjà en 1977 !!!

    Le véritable protagoniste, ce n’est pas ce borgne balafré mais bien l’Arcadia : et tu y as a quand même trouvé ton compte, entre SF et vaisseau en guise de personnage principal ? Je m’avance peut-être un peu car tu n’as pas mis d’étoiles à ton article.

    • Bruce lit  

      Pas d’étoiles car c’est un focus. mais c’est clairement un 5 étoiles malgré ou pour l’absence de fin que je trouve appropriée.
      L’accent est mis sur l’humanité des personnages et du vaisseau (!) à l’inverse de la scifi trop technologique que je déteste.
      A propos de vaisseaux, j’ai fini CALIBAN d’Ennis que j’ai bien apprécié.

  • JP Nguyen  

    Une référence à Baudelaire dès le titre puis en conclusion de l’article, c’est le genre de coquetterie que j’affectionne, bravo !
    Pour le reste, je suis davantage tombé sur Albator 84 à la télé que sur le 78. Je n’ai pas vu la série en entier et, à l’heure actuelle, je ne sais pas si je voudrais visionner tous les épisodes… Le souvenir d’enfance et ce parfum désuet de rite cathodique pourrait être gâché par l’œil critique du vieux JP.
    Mais ton article m’a donné envie de m’y ré-intéresser… Bien joué !

    • Bruce lit  

      Merci JP.
      J’ai beaucoup relu Baudelaire ces dernières semaines pour les besoins d’un article.

  • Matpalam  

    personnellement une lecture mitigé :

    Des personnages charismatiques et attachant, un humour qui personnellement m’a fait mouche, des dessins parfois magnifiques, un scénario pleins d’idées et qui ose pas mal de choses…
    Sur le papier tout est fait pour plaire mais à la lecture c’est à la limite du décevant : répétitions à gogo, personnages et situations au final pas approfondies, peu développées, des facilités en veux tu en voilà, des réactions, des comportements pas toujours cohérents par rapport à des situations antérieures où à des dialogues, des rapports homme-femme ayant mal vieilli sur de nombreux points et dialogues (heureusement qui sont quelques fois contrebalancés)…
    Au fil de la lecture on tourne les pages avec de moins en moins d’entrain et même les planches impressionnantes (notamment tous les magnifiques manomètres des appareils de bords) deviennent presque lassantes. On sent que le mangaka n’a parfois plus trop d’inspiration et fait des pages de remplissage avec par exemple parfois seulement le vaisseau dans l’espace (une de temps en temps c’est bien mais quand plusieurs s’enchaînent à quelques cases d’intervalle alors ça sent le mangaka en galère)
    ET quand enfin L’histoire reprend un peu du poil de la bête avec des révélations sur les sylvidres, avec tout le passage sur la planète heavy melder, avec de nouveaux persos qui sont évoqués, avec un évolution sur la planète terre : le mot « fin’ apparaît alors brusquement…
    J’étais à la fois pas mécontent que cette lecture prenne fin (sympathique mais pas toujours passionnante)
    et pourtant cette fin amène de la frustration car il apparaît quand enfin le récit semble prendre son envol, semble se développer et être plein de promesses pour la suite des aventures d’albator.

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