Plus ou moins belle la vie

GOTHAM NIGHTS par John Ostrander et Mary Mitchell

Un rapport rédigé par le gardien de nuit JP NGUYEN

VO : DC Comics

VF : /

La nuit à Gotham, que font ceux qui n’ont pas à répondre au bat-signal ?
Cover du #1 par Eduardo Barreto © DC Comics

Cet article sera consacré aux GOTHAM NIGHTS, deux séries limitées en 4 numéros parues chez DC Comics en 1992 et 1995, avec John Ostrander au scénario, Mary Mitchell au dessin, Bruce Patterson et Dick Giordano à l’encrage et Adrienne Roy à la colorisation. Ce sont des récits consacrés aux parcours croisés de plusieurs simples citoyens de Gotham City, avec seulement quelques fugaces apparitions de l’homme chauve-souris. Il existe une autre série lancée en 2020, utilisant le même titre mais avec un traitement super-héroïque plus classique.

GOTHAM NIGHTS Vol 1 – 1992

L’intrigue se déroule sur trois jours et s’intéresse à plusieurs individus ordinaires, sans pouvoirs ni identité secrète. Le premier chapitre nous les présente en utilisant le décor de la gare Robinson Central, où ils se croisent sans se connaître.

On commence par Rosemary, une vendeuse de donuts au physique ingrat qui fantasme sur un client régulier et imagine qu’il est en réalité en Batman. Viennent ensuite Joel et Emma Mayfield, un couple de retraités, qui furent un temps des patients du docteur Thomas Wayne et qui ont rendez-vous chez le médecin. Jenny Lee et Jimmy Ciccerone sont des amis qui prennent le même train chaque jour pour aller au bureau. Enfin, Dionisio, alias Dio, repris de justice anciennement à la solde du Pingouin, est à la recherche d’un job pour subvenir aux besoins de sa femme et de leur bébé.

Dans un récit plutôt condensé, John Ostrander parvient à donner corps à tous ces personnages, dont on partage quelques tranches de vie. Sans oublier Gotham City, dont l’architecture si particulière est formidablement dépeinte par les illustrations de Mary Mitchell. Sous ses crayons, la ville est parsemée de tours vertigineuses et gothiques, avec moult outrances et fioritures qui ne la cantonne pas à être une simple New York-bis.

Au fil des pages, les choses vont plutôt tourner à l’aigre pour Rosemary, de plus en plus en rupture avec le réel ainsi que pour Joel Mayfield, qui se voit diagnostiquer une maladie incurable. On suivra Jenny dans une de ses aventures sans lendemain dont elle semble coutumière, Jimmy partagera le souvenir douloureux de sa femme disparue, tuée lors d’un attentat du Joker tandis que Dio luttera contre les démons du crime et de la jalousie…

Une attention particulière pour la représentation des décors urbains
© DC Comics

Découverte un peu par hasard en naviguant sur le net, j’ai trouvé cette série très sympathique. Il y a un peu de Nocenti dans l’approche, avec des scènes abordant des questions sociales de l’époque. Le SIDA, est explicitement mentionné, avec l’amalgame erroné impactant la communauté gay ou encore la nécessité d’avoir des rapports protégés. Chez Marvel, le virus sera évoqué d’une manière bien plus détournée, à travers le virus Legacy chez les X-MEN à partir de 1993, avant que Peter David ne fasse mourir du SIDA Jim Wilson, un personnage secondaire ami de Bruce Banner dans INCREDIBLE HULK #420 en 1994.

L’accès aux armes à feu est également évoqué pour trois personnages : Rosemary, Joel et Dio. Le dosage est assez savant entre la « normalité » des individus et leurs liens avec l’extraordinaire ville de Gotham et son justicier dont l’ombre plane sur tout le récit alors qu’il n’apparaît que sur quelques pages. Quelque part, cette série est un peu la devancière de GOTHAM CENTRAL, sauf qu’elle se paye le luxe d’évacuer tout l’aspect lutte contre le crime et les super-vilains, pour s’attacher au parcours de gens du commun.

Bon, on voit un peu Batman, quand même
© DC Comics

Il y a également plusieurs réflexions sur le rapport entre la ville, son aménagement et les conséquences pour ceux qui y habitent. Cela est patent dans le choix des citations ouvrant chaque chapitre et dans les pavés de texte d’Ostrander. Toutefois, j’ai trouvé l’exploration de ce thème assez limitée au fil du récit, puisque les choix de chaque personnage sont davantage influencés par leur propre histoire qu’à leur interaction avec l’environnement urbain de Gotham. Dans le genre « métropole lugubre qui dévore ses habitants », j’avais trouvé le CITY OF CRIME de David Lapham et Ramon Bachs beaucoup plus efficace mais il est vrai que le pitch de départ était assez différent.

Côté dessin, autant les planches consacrées à l’architecture de Gotham sont imposantes, autant celles dévolues aux dialogues entre les personnages sont assez quelconques, renforçant le côté « ordinaire » des protagonistes. Les rêveries de Rosemary sont illustrées avec un style plus cartoonesque, pour bien montrer leur côté fantasmé.

A l’arrivée, on a un récit qui tient plutôt bien ses promesses : parler de Gotham City en mettant le projecteur sur les gens qui portent leur slip sous leurs jupes ou pantalons. Le tout avec un angle éminemment social, avec des marqueurs de son époque tout en payant son tribut à la ville fictive qui lui sert de cadre. Un exercice d’équilibriste réussi qui donnerait bien envie d’y revenir, ce qui fut chose faite trois ans plus tard.

Les attractions-désastres
© DC Comics

GOTHAM NIGHTS Vol 2 – 1995

La seconde mini-série se déroule à Little Paris, un parc d’attractions construit sur une île artificielle au large de Gotham City, une sorte de déclinaison locale de Coney Island. Les quatre chapitres partagent la même structure avec un flash-forward vers l’issue fatale (le parc sera détruit et des gens vont mourir) avant de retracer le cours des évènements. C’est principalement une histoire de familles. Celle des Sansone, dont le père, Carmine, travaille à l’entretien des attractions du parc et dont la fille Angie, âgée de 17 ans, est en quête d’émancipation.

L’autre famille est celle des Dunker, les propriétaires du parc. Jérôme Dunker est un patriarche en fin de vie sur lequel veille Frank, son fils, qui a pris à contrecœur la gestion du parc, n’accordant pas de place pour autre chose dans sa vie. Une série de sabotages, causant plusieurs morts, plombe la fréquentation déjà déclinante du parc et amène Batman à s’y intéresser pour démasquer le coupable. A nouveau, dans ce récit, pas de super-vilain à la manœuvre : l’enquête est davantage un prétexte pour revenir sur l’histoire familiale des Sansone et des Dunker, avec pas mal d’amertume à la clé.

Quand les enfants deviennent parents à leur tour
© DC Comics

On croisera également Francesco Xavier, un sculpteur ayant choisi Angie pour nouvelle égérie. La jeune fille étant encore mineure, le fait que Xavier utilise son aura d’artiste pour exercer un ascendant sur elle et la mettre dans son lit est assez glaçant lorsqu’on lit ce comicbook à l’heure actuelle (à moins que ce soit la malédiction des Xavier de s’intéresser de trop près aux jeunettes…)

Lors d’une première lecture, j’avais été moins emballé par cette mini. Le cadre de Little Paris, le choix des personnages, tout ça me parlait moins que pour le volume 1. Mais en la relisant pour les besoins du présent article, j’ai revu mon appréciation à la hausse. Les flashbacks dans l’histoire des Sansone et Dunker sont bien choisis, l’intrigue glisse ici et là quelques tacles bien pour le machisme, le patriarcat,la corruption des fonctionnaires, les dérives de la gestion purement financière de certains patrons ou encore la morale très critiquable de certains artistes. Le propos social est donc toujours présent dans ce volume, il est juste emballé autrement, dans le cadre d’un parc d’attractions vieillissant. Par l’intermédiaire de Francesco Xavier, John Ostrander délivre une considération intéressante sur la vie et les montagnes russes. Et dans la Batcave, on a même droit à une apparition d’Alfred, avec une réplique humoristique lorsque Bruce Wayne émet l’hypothèse que le saboteur du parc est certainement mû par la vengeance, qui est un moteur puissant : « Vous en savez quelque chose, Maître Bruce… »

Les dessins font le taff mais sont moins impressionnants que dans le volume 1. Mary Mitchell semble paradoxalement un peu moins s’amuser à dessiner ce parc de loisirs et l’encrage de Dick Giordano est plus gras que celui de Bruce Patterson.

Une histoire moins marquante que la précédente mais qui vaudrait quand même le coup d’oeil si d’aventure, DC ou Urban se décidaient à rééditer l’ensemble des deux volumes.

Une fête foraine qui finira mal…
© DC Comics

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La BO du jour :

Parfois, à trop vouloir profiter de la nuit, on rentre à des heures… hindoues…

9 comments

  • Eddy Vanleffe  

    Je ne connais pas mais ça a l’air génial. En même temps Ostrander ne me déçoit pas souvent.
    Il y a dans le recueil Ruines un peu le même type de récit avec notamment une histoire sur le deuil par procuration de deux gamines a la mort de Wonder Man. Et aussi comment survivent ceux qui ont vécu des attaques de super vilains.

    • PierreN  

      « En même temps Ostrander ne me déçoit pas souvent. »

      Notamment quand il est associé à son camarade Tom Mandrake (avec son style à la Gene Colan).

  • JB  

    J’avais assez bien aimé la première mini-série, qui avait un côté Astro City dans le sens où le combat de Batman contre le crime est présenté selon le point de vue de l’homme (ou de la femme) de la rue, avec de très belles images sur la « hantise » de Jimmy qui revoit son épouse décédée.

    Mon avis à l’époque de la lecture : « Cette mini s’intéresse aux habitants de Gotham et à l’influence, directe ou indirecte, que la ville et Batman ont eu sur eux. Joel est devenu amer après la mort de Thomas Wayne et voit Batman comme un signe supplémentaire de la décadence de la ville. Jimmy a été marqué par l’un des crimes du Joker, Rosemary fantasme sur Batman jusqu’à l’obsession, Dio tente d’être un criminel dans une ville protégée par un justicier. Cette série nous permet de voir des personnages au bout du rouleau et leur comportement face à l’adversité. L’histoire reste cependant morale. Rosemary et Dio, qui ne parviennent pas à voir leurs propres erreurs, finissent en prison, alors que ceux qui surmontent leurs limites sont récompensés. Je n’ai pas spécialement apprécié le côté soap-opéra (surtout le perso de Jenny, franchement évaporé), mais les différents persos sont finalement attachants et on a envie de savoir comment ils résoudront leurs problèmes respectifs. A noter, l’artiste met l’accent sur une architecture de Gotham semble-t-il inspirée de Burton. Il existe une suite (Gotham Nights 2) toujours écrite par Ostrander, mais qui adopte une approche très différente : au lieu de suivre plusieurs personnages et de laisser l’intrigue se révéler par elle-même, Gotham Nights 2 part d’un accident de montagnes russes dans un parc d’attraction vieux d’un siècle, et Bruce Wayne infiltre le milieu des forains pour résoudre le crime, à la façon d’un Batman: City of Crime. »

  • Tornado  

    Ça a l’air vraiment bien et c’est vrai que ça semble être un « ASTRO-CITY chez Batman ». Super concept de toute manière et à peu-près tout ce que je recherche dans un comics de slips (les bastons premier degré en spandex étant en général tout ce que je fuis). Les scans font bien leur âge mais il y a un côté Vertigo qui n’est pas pour déplaire.
    Marrant aussi de retrouver le décor du « vieux parc d’attraction », quasiment devenu un trope horrifique et un pan iconique du Gotham gothique.

    On constate sans arrêt qu’il y a encore une tonne de bon matériel Batman à publier en VF et qui reste presque incompréhensiblement inédit. Je pense notamment à tout un tas d’épisodes de l’anthologie BATMAN LEGEND OF THE DARK KNIGHT, mais aussi au BATMAN de Moench/Jones et aux trois mini-séries par Randy & Jean-Marc Lofficier et Ted McKeever (SUPERMAN’S METROPOLIS, BATMAN NOSFERATU et WONDER WOMAN BLUE AMAZON).

    La BO : Superbe chanson. Indémmodable.

  • Jyrille  

    Merci JP ! Encore un peu de culture pour moi. Evidemment je n’ai jamais entendu parler de ça. Et je n’ai aucun Ostrander dans ma bibli…

    Les dessins font plutôt penser à du Vertigo de l’époque, à du Sandman, du Hellblazer – enfin je trouve. C’est pas un inconvénient.

    Ca peut être pas mal à lire mais je ne me précipiterais pas pour sûr.

    La BO : je suis fan. Une des plus belles chansons de Daho je pense.

  • Présence  

    Merci pour cette découverte : deux miniséries que je n’ai pas lues.

    L’architecture de Gotham : peu de temps avant ces miniséries, les responsables éditoriaux de DC Comics avaient fait en sorte de raser quelques buildings de Gotham pour pouvoir faire de la place et se rapprocher de l’architecture conçue par Anton Furst pour le premier Batman de Tim Burton. Dans Batman 474, Legends of the Dark Knight 27, Detective Comics, no. 641.

    In a 1992 storyline, a man obsessed with Pinkney’s architecture blew up several Gotham buildings in order to reveal the Pinkney structures they had hidden; the editorial purpose behind this was to transform the city depicted in the comics to resemble the designs created by Anton Furst for the 1989 Batman film.

  • Fletcher Arrowsmith  

    Bonsoir JP.

    Je ne connaissais pas du tout ces deux LS. Comme Tornado, je suis désormais éloigné des récits de super-héros prônant le bourre-pif à outrance. Mais là le côté tranche de vie m’intéresse au plus haut point.

    Il semble que les récits soient assez dense ? Le cas échant, tant mieux.

    J’ai apprécié le focus sur l’architecture mais aussi les thèmes sociétaux évoqués. Il est vrai que finalement le SIDA n’a pas été tant évoqué que cela.

    Je vois que mes collègues ont cité ASTRO CITY (quelle grande série), j’y vois aussi une parenté.

    La BO : cela doit être ma chanson préférée de Daho.

  • JP Nguyen  

    Je n’avais pas perçu la parenté avec ASTRO CITY mais je comprends pourquoi plusieurs d’entre vous la cite.
    Il est vrai que Busiek y donnait souvent vie à des quartiers fictifs.
    J’espère ne pas vous l’avoir survendu mais ce sont des récits sympas et différents.

    Désolé pour le manque d’assiduité, je suis toujours sous l’eau, à plus d’un titre.

  • Doop O'Malley  

    Je ne connaissais pas du tout ! Merci pour cette découverte. En revanche, Mary Michell… je suis pas fan

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