Quand on a que la lose – Jean-Claude Tergal

Anthologeek Jean-Claude Tergal

 Une série d’échecs analysés par JP NGUYEN

En rouge et noir, pour aller plus haut que toutes ces montagnes de douleur © Fluide Glacial

Cet article abordera respectueusement et sans drague lourde la série JEAN-CLAUDE TERGAL, composée de dix tomes parus entre 1990 et 2011, où Didier Tronchet nous narre les mésaventures d’un individu à la bêtise bien supérieure à la moyenne, engagé dans la quête sans cesse renouvelée de trouver une partenaire sexuelle.

Alors que j’étais étudiant, dans la deuxième partie des années 90, j’eus l’occasion d’élargir mon horizon de lecture en matière de BDs. Je vous avais déjà parlé de LA QUETE DE L’OISEAU DU TEMPS, de LOBO ou encore de BILL BAROUD. Ce dernier m’était apparu dans les pages de FLUIDE GLACIAL aux côtés d’un autre « héros » aux aventures bien plus terre à terre, son objectif n’étant pas de sauver le monde mais de trouver une femme à mettre dans son lit, le ressort comique de la série étant qu’il n’y parvenait jamais, affublé de trop nombreuses tares, parmi lesquelles un choix vestimentaire calamiteux, une hygiène douteuse, une absence de charisme, une propension à essayer des techniques alambiquées et une malchance tenace.

Dans un schéma similaire à celui de Bip Bip et du Coyote, de nombreux gags mettent en scène un Jean-Claude Tergal élaborant un stratagème et échouant lamentablement. Toutefois, après m’être replongé dans la série pour les besoins du présent article, j’ai réalisé que Tronchet ne se limitait pas aux tentatives de drague infructueuses : il nous ouvre aussi la psyché de son anti-héros, dont l’imagination foisonnante est en constant décalage avec la réalité. D’ailleurs, près de la moitié des tomes de la série sont consacrés à la jeunesse du petit Jean-Claude et reviennent sur toutes les étapes qui ont jalonné son parcours de loser.

Une enfance plutôt normale © Fluide Glacial

Autre surprise pour moi : alors que j’avais souvenir d’une simple compilation de gags, chaque album possède son fil conducteur et les deux derniers déroulent d’ailleurs un récit complet, bien qu’il soit découpé en sketchs. Dans JEAN-CLAUDE TERGAL GARDE LE MORAL, c’est la rupture avec Isabelle, qui quitte notre héros, qui mettra tout l’album à s’en remettre avant de tenter de rebondir dans JEAN-CLAUDE TERGAL ATTEND LE GRAND AMOUR, emblématique de ses échecs à répétitions pour un type pas vraiment aidé dans la vie, comme on peut le voir dans JEAN-CLAUDE TERGAL PRÉSENTE SES PIRES AMIS.

Les 4 tomes suivants retracent son enfance et son adolescence (RACONTE SON ENFANCE MARTYRE, DÉCOUVRE LES MYSTÈRES DU SEXE, PORTRAITS DE FAMILLE, LA PREMIÈRE FOIS). Le tome 8, L’AMANT LAMENTABLE, renoue avec le schéma classique des plans drague foireux alors que le tome 9, NOUS DEUX, MOINS TOI, le voit « fêter » les 20 ans de sa rupture avec Isabelle pour laborieusement terminer le deuil de cette relation. Enfin, dans le tome 10, JEAN-CLAUDE TERGAL NE RENTRE PAS SEUL CE SOIR, il fait une rencontre insolite dans un train et se retrouve à devoir gérer une femme profondément endormie.

L’éducation sentimentale © Fluide Glacial

Après un marathon Tergalien (que ne ferait-on pour le blog), je vous livre mes quelques constats. L’humour a vieilli, parfois trop. Les gags qui m’ont le plus gêné sont ceux où le personnage a recours à une drague particulièrement insistante, voire à la menace. Ainsi, dans un supermarché, il aborde une femme et lui propose une partie de jambes en l’air, arguant d’une probabilité très faible mais non nulle que sa famille puisse être en danger et terminant par des insultes. Ou encore lorsque son ami se déguise et fait semblant de prendre un bus en otage pour contraindre les femmes à bord de prodiguer du sexe oral à l’ami Jean-Claude.

Dans un autre registre, d’autres gags font dans le scato et le dégueulasse, ce qui ne m’attire pas particulièrement, mais reste assez incontournable pour un personnage affirmant à plusieurs reprises porter ses slips des deux côtés et devoir nettoyer ses traces de freinage.

Heureusement, il n’y a pas que ça dans JEAN-CLAUDE TERGAL. Tronchet fait prendre un certain recul à son personnage, qui pratique ponctuellement l’auto-dérision. L’auteur utilise aussi souvent le décalage entre l’optimisme inoxydable (qui confine à la bêtise) de son héros et les constats pragmatiques de son entourage. Ainsi, quand le médecin lui annonce que du fait de sa mycose, il n’aura pas de rapport sexuel avant un mois minimum, Tergal saute de joie en lui expliquant qu’il attend depuis deux ans…

Une victime expiatoire qui brise parfois le quatrième mur
© Fluide Glacial

Il y a également les séquences « Replay » (non, aucun rapport avec des action-figures) où Jean-Claude manifeste un esprit d’escalier et rejoue des scènes d’humiliation où le sens de la répartie lui a manqué. Dans la majorité des cas, Tergal encaisse les déconvenues avec stoïcisme et fait preuve d’une résilience incroyable pour toujours repartir en (con)quête. A ce niveau, en tant que lecteur plus jeune et célibataire, je crois qu’il y avait un aspect cathartique à contempler toutes les avanies subies par l’homme à la doudoune rouge, dont la déchéance permettait de relativiser les râteaux qu’on pouvait se prendre, puisque Jean-Claude, lui, en avait accumulé une collection faisant concurrence à une enseigne de jardinage.

Côté mise en forme, les dessins de Tronchet ne sont pas là pour faire beau (quelque part, ils sont au diapason du protagoniste) mais la narration est efficace et les nombreux flashbacks sont fluides. Les femmes sont dessinées avec une certaine variété dans les formes et les visages, et un physique « normal », loin d’une esthétique de papier glacé. Même si Jean-Claude les objectifie souvent, Tronchet leur donne un libre arbitre et très souvent le dernier mot. On ne pourra toutefois pas aller jusqu’à parler de féminisme, puisque la série ne parle pas de ce que veulent les femmes mais davantage de ce que rate Jean-Claude. Plus on en apprend sur la jeunesse de ce dernier, avec son enfance dans un milieu modeste, sa précieuse figurine Major Jim brûlée puis ressuscitée par l’achat de moult pochettes surprises par son paternel ou encore sa grande affinité avec le Yéti de TINTIN AU TIBET, plus on s’attache à ce loser sympathique.

Parler à son enfant intérieur
© Fluide Glacial

Didier Tronchet semble également éprouver une certaine tendresse pour cet « amant lamentable » (et le site officiel de l’auteur s’intitule d’ailleurs jeanclaudetergal.fr) puisqu’il lui accordera quelques rares victoires ou moments de répit dans sa litanie d’échecs. Ainsi, sa « première fois », racontée à la fin du tome 7, sera pleine de tendresse et sans catastrophe humiliante. Malgré ce Happy End, l’album fait partie des plus drôles, avec quelques cases issues de détournement de roman-photo. Dans le tome 10, loin de sa veulerie coutumière, Jean-Claude adopte une attitude quasi-chevaleresque et ne profite pas de la situation d’une femme plongée dans un profond sommeil, ce qui lui vaudra les remerciements sincères de la belle inconnue.

Au final, ce Jean-Claude qui en évoque un autre (le Dusse des BRONZÉS, immortalisé par Michel Blanc) est très loin d’être parfait mais ce sont justement ses défauts, certes exagérés pour les besoins comiques de la BD, qui le rendent humain. Tous les hommes ne peuvent pas être beaux, forts, intrépides et sauveurs de l’humanité. A mille lieux de THORGAL, il y a TERGAL, et dans le grand espace intermédiaire, le lecteur pourra se consoler de n’être ni sublime, ni minable.

Un doux rêveur© Fluide Glacial

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La BO du jour :

17 comments

  • Nikolavitch  

    Chez Tronchet, je suis plus fan de Raymond Calbuth, personnage tout aussi navrant mais qui n’en a aucune conscience et est donc très heureux tel qu’il est.

    • JP Nguyen  

      Raymond Calbuth, je l’ai moins lu. Son nom est plus marrant mais j’en garde un souvenir plus diffus.

  • Bruno. ;)  

    … J’ai le côté « naïf romantique qui rêve sa vie » en commun avec ce personnage, qui m’a toujours fait rire, les rares fois où je l’ai croisé : le film qu’il se fait tout seul, dans la salle de cinéma, c’est une situation que j’ai souvent vécu (en un peu plus chaud, quand même…), jeune homme.
    Le dessin n’est pas toujours très joli, c’est un fait, mais il est néanmoins très lisible et raccord avec l’humour qu’il véhicule ; et je ne me rappelle pas de réelle rupture entre le propos humoristique et la manière de le présenter : c’était vraiment sans prétention, très cohérent.
    Pour ce qui est de l’objectification systématique des potentielles partenaires féminines de Jean-Claude Tergal, l’époque justifie sans arrière-pensées le procédé : il s’agit juste de l’utilisation d’une norme sociale (atavique dans ses origines antédiluviennes) sans exagération et, d’après le peu que j’ai lu, sans connotation dégradante, du point de vue du personnage -et donc de l’auteur.

    … Mais sinon, Dany Brillant… M’enfin, mé ça va pas la tête ?!?

    • JP Nguyen  

      Dany Brillant en BO, c’est mon côté transgressif/provocateur vis-à-vis de Bruce, 😉

      • Bruno. ;)  

        Ah, ça ! Pour du transgressif, c’est du transgressif.
        C’est même du transgressif-agressif OUARFF !!
        J.P Nguyen, le risque-tout de Bruce Lit : il n’a peur de rien !

        • JP Nguyen  

          En la matière, je crois que mon record a été de caser Céline Dion et Lara Fabian dans le top 10 des chansons citant Superman.

  • JB  

    Merci pour cette présentation.
    Jamais lu même si entendu parler. Intéressant de voir un personnage de loser (on dirait probablement Incel rétroactivement ?) humanisé et nuancé par son auteur au fil des albums. Ce serait probablement cet aspect, plus que les blagues scatos/harcèlement, qui m’intéresserait.

    • JP Nguyen  

      Je ne sais pas si on pourrait le qualifier d’Incel. Sur l’étymologie pure, JCT est effectivement un célibataire involontaire. Du point de vue comportement et idéologie, cela me semble moins raccord. Entre autres, il n’y a pas de revendications de supériorité et d’une relation qui lui serait due. Pas de misogynie non plus.

  • Fletcher Arrowsmith  

    Hello

    je découvre. L’auteur et son héros. (mais je connais et possède Bill Baroud par contre)

    Le côté scato et lourdeur du personnage ne m’attirent pas. Et j’ai de plsu en plus de mal à apprécier ce type d’humour.

    Je constate aussi, comme dans d’autres articles, que tu te mets à juger plus durement des souvenirs du passé. J’y vois une la une forme d’honnêteté et de réalisme.

    • JP Nguyen  

      Hum… Je n’avais pas de souvenirs assez précis pour rédiger cet article alors je suis allé emprunter la série en médiathèque. J’ai ri ou souri à plusieurs reprises mais également été géné par certaines scènes de drague lourde car le point de vue féminin est plus présent dans mon esprit. La drague foireuse et foirée, c’est rigolo quand t’es un mec extérieur au truc, mais si t’es la femme qui subit, ça le fait moins, et les baffes reçues par JCT sont bien différentes de l’issue dans le quotidien, ou le relou ne va pas s’arrêter là.
      Ce qui sauve la série, c’est que certains plans echaffaudés sont absurdes, comme lorsque Jean-Claude prétend venir du futur et abordé une lectrice dans une bibliothèque qui est fan de SF qui le rembarre pour ne pas créer de paradoxe temporel…

  • Présence  

    Les années passant, je me rends compte que j’apprécie de plus en plus les œuvres de Didier Tronchet qui est toujours un créateur très actif.

    En rouge et noir, pour aller plus haut que toutes ces montagnes de douleur : C’est pas sympa d’accabler le pauvre Jean-Claude avec du Jeanne Mas.

    Un individu à la bêtise bien supérieure à la moyenne : c’est un peu ce qui me gênait dans les séries de cette époque de Tronchet, une forme de méchanceté (au moins à mes yeux) vis-à-vis de ses personnages.

    J’avais beaucoup aimé Raymond Calbuth, son épouse et les Vache-qui-rit. Je n’ai jamais osé tenter Les Damnés de la Terre, et ce couple français très pauvre, les Poissart (rien que leur nom me colle le bourdon).

    Tergal encaisse les déconvenues avec stoïcisme et fait preuve d’une résilience incroyable pour toujours repartir en (con)quête. À ce niveau, en tant que lecteur plus jeune et célibataire, je crois qu’il y avait un aspect cathartique à contempler toutes les avanies subies par l’homme à la doudoune rouge. – C’est là où mon empathie était mal réglée : impossible de de passer outre la souffrance de cet individu à la bêtise bien supérieure à la moyenne, aux efforts toujours récompensés par l’humiliation et l’échec. Mais comment pouvait-il être aussi résilient ?

    Les dessins de Tronchet ne sont pas là pour faire beau mais la narration est efficace : c’est toujours le cas, ses personnages ont une tronche pas possible, et en même temps les cases racontent l’histoire avec évidence, et un esthétisme auquel j’ai pris goût.

    Ce sont justement ses défauts, certes exagérés pour les besoins comiques de la BD, qui le rendent humain : oui, trop humain même.

    • JP Nguyen  

      Pour l’empathie, chacun a son curseur, qui se déplace aussi au fil des ans.
      Dun côté, Tergal est tellement over-the-top dans certaines de ses approches qu’il en est totalement ridicule et qu’il est facilement moquable.
      De l’autre, ses échecs à répétition et ses moments de sincérité/lucidité le rendent touchant.

  • Bruce Lit  

    Une chronique qui commence tambour battant avec un hommage à Brel et se finit avec…Dany Brillant (non, je ne suis pas si choqué. J’aime la variété française et ce tire fonctionne très bien. C’est juste que mon ex-belle mère trouvait que lui ressemblais physiquement…)
    Entre les deux une review synthétique et complète comme je les aime.
    Je suis très partagé : Presence m’a filé des albums de Tronchet par le passé et je n’ai été ni sensible à son humour et surtout au découpage relou de ses planches.
    Mais ce que tu écris me fait inévitablement penser au VAGABOND DE TOKYO dont je suis fan hardcore. On pourrait même croire que Tergal en est le cousin européen.
    Les scans que tu as postés m’on fait sourire.
    Well done JP; je vais tenter de me trouver ça.

    • JP Nguyen  

      Je n’avais pas repensé au VAGABOND DE TOKYO. Pour le coup, Jean-Claude Tergal reste beaucoup plus léger et n’explore pas du tout la déchéance sociale. Du reste, on ne sait pas trop quelle est sa profession. Si Présence a déclaré trouver cruels ses échecs à répétition, on reste très loin de la noirceur du vagabond qui se prostitue et se fait enfiler.

  • Tornado  

    Voilà comme je le disais hier sur l’article des Mémés, typiquement le représentant de la 2° génération d’auteurs de Fluide Glacial qui ne m’a clairement pas parlé à l’époque, ni pour le sujet ni pour le dessin. Je suis donc passé totalement à côté.
    Mais là j’avoue que l’article de l’ami JP est étonnant (en plus d’être super bien écrit et léger comme une bulle de savon), dans le sens où l’on a qu’une envie c’est d’aller y chercher les albums…
    Étant actuellement au visionnage de la saison 6 de BIG BANG THEORY, je trouve ça très amusant l’idée que les losers qui galèrent à draguer les filles génère des running gags. Alors oui, why not !!!

    • JP Nguyen  

      Merci Tornado, j’en rougirais presque.
      Entre les geeks scientifiques de BIG BANG THEORY et le bébête Jean-Claude, le point commun serait peut-être le niveau d’intelligence relationnelle…

      • Bruno. :)  

        La sympathie et l’empathie, ça échappe aux idiots et aux têtes trop pleines : les deux sont généralement trop auto-centrés pour intégrer « l’autre » dans leur « réflexion »…

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