La femme limace de Junj Ito
Un article de MATTIE-BOY
VO : Asahi Sonorama
VF : Tonkam
Nous voici dans la deuxième partie consacrée aux courts récits de Junji Ito. Après LE VOLEUR DE VISAGES déjà chroniqué, on va s’intéresser à LA FEMME LIMACE. Celui-ci est certainement le volume le plus orienté « horreur crade » de l’auteur, avec GYO . Ici, uniquement des histoires sales. Je me retiens toujours de dire « gore » car ce n’est pas spécialement sanglant, mais répugnant.
La femme limace : La première histoire qui porte le nom du recueil est à nouveau une histoire expérimentale courte et pas très développée, comme celle du voleur de visages (à croire que l’éditeur choisit l’histoire la moins fameuse pour donner un titre au recueil.) Une fille qui a peur des limaces va voir sa langue se changer en ledit animal avant de devenir elle-même une nouvelle forme de vie sous les yeux horrifiés de ses proches. L’idée est surtout de transformer le cauchemar de tout phobique en réalité, ce qui forcement fait naître un petit sentiment de malaise, mais ça ne va pas chercher bien loin. Un concept qui aurait pu là aussi être poussé plus loin, mais qui s’apparente ici à un petit conte dont on peut au moins apprécier l’humour noir.
L’épave : une créature grosse comme une baleine mais ne ressemblant à rien de connu est retrouvée échouée sur une plage. Les curieux s’amassent autour pour voir de quoi il s’agit, dont un jeune homme qui fait office de personnage principal et qui a toujours eu une angoisse liée aux mystères des fonds marins. L’histoire est également assez courte et l’intérêt repose sur ce qui est découvert à l’intérieur de la créature, que je ne peux pas vous révéler sans réduire l’intérêt du récit. On est ici dans une sorte de récit Lovecraftien à la différence qu’il ne met pas en scène un personnage d’enquêteur qui va pousser ses recherches trop loin mais va droit au but avec une entité antédiluvienne cauchemardesque qui s’échoue aux regards de tous sur une plage, sans qu’on ait besoin de la chercher. Le récit est pas mal du tout avec cette créature digne d’un des profonds de l’écrivain de Providence, et Ito y rajoute sa petite touche personnelle en ce qui concerne le « contenu » de la créature.
Moisissures : un jeune homme revient habiter dans sa maison qu’il a louée à une famille, mais il la retrouve dans un état lamentable, pleine de moisissures. De la moisissure qui ne fait que se développer dans des proportions de plus en plus inquiétantes. Et les anciens locataires semblent injoignables. Que s’est-il passé pendant son absence ? Son frère semble au courant de quelque chose mais il est étrangement évasif à ce propos. C’est lui qui s’est occupé de confier la maison aux locataires et ces derniers semblent l’avoir mis mal à l’aise. L’histoire est efficace, bien répugnante. L’idée de rendre un champignon inquiétant est plutôt original et cela fonctionne bien quand on voit que rien ne semble arrêter son effet destructeur sur la maison. Au moyen d’un flashback, on apprend qui étaient les locataires et ce qui s’est passé. Mais le plus horrible est sans doute la manière dont se termine l’histoire avec le propriétaire qui insiste un peu trop pour s’occuper de sa maison alors qu’il aurait sans doute mieux valu s’enfuir. Ito n’a pas son pareil pour rendre répugnant l’intérieur d’une maison envahie de champignons.
Frisson de froid : Un jeune homme découvre que sa jeune voisine souffre d’une étrange « maladie » : elle est pleine de trous sur tout le corps. Comme une ruche humaine. Mais elle ne semble pas souffrir. Et les « blessures » ne saignent pas. Ce qui le choque, c’est qu’il se souvient que son grand-père souffrait du même mal et qu’il a fini par en mourir.
Ici c’est surtout le concept qui est efficace, avec une transformation physique développée au point où l’auteur parle de l’étrange bruit que fait le vent en traversant les trous et le froid dont souffre les victimes à cause de leur corps poreux. C’est une histoire de malédiction efficace, à vous donner des frissons justement. Ici aussi, on peut penser à Lovecraft puisqu’à l’origine de cette malédiction nous découvrons un artefact étrange de jade et un médecin mystérieux qui rôde autour de la propriété de la voisine. Un camarade du personnage principal va se mettre en tête de dérober l’objet pour se faire de l’argent. Mauvaise idée. L’étrangeté de la transformation, et l’absence de souffrance physique malgré un état physique supposé mortel fait naitre un sentiment efficace d’inconfort chez le lecteur. Encore du body horror ingénieux qui ne sombre pas dans le gore.
L’auberge : Un homme décide de créer une auberge après avoir rêvé d’un de ses ancêtres. Et il tient plus que tout à ce que son auberge dispose d’une source d’eau chaude (un Onsen, célèbre source thermale japonaise.) Il va donc creuser et creuser…sans trouver d’eau. Cela va devenir une obsession au point que sa femme et sa fille vont le quitter, effrayés par son comportement. Dix ans plus tard, un jeune homme ayant entendu toute l’histoire de la bouche de la jeune fille décide d’aller voir si l’auberge est toujours là et si l’homme a réussi à bâtir sa source thermale. Il s’avère qu’il a réussi quelque chose oui, mais quoi ?
Cette histoire n’est pas mal du tout. Il y est question de l’obsession d’un homme pour quelque chose qui échappe au commun des mortels. On y retrouve une influence de Lovecraft (éh oui encore !) et ses personnages principaux qui deviennent fous après avoir vu ou appris quelque chose. Ici, le patron de l’auberge va faire fuir sa famille et atteindre fièrement un objectif pourtant assez sinistre, comme si finalement il n’avait été que l’instrument d’une volonté supérieure qui lui commandait de faire ça. Et outre l’attitude inquiétante et comme possédée du patron de l’auberge, l’étrangeté de l’histoire vient aussi des clients de cette source thermale. Pour pousser son enquête, le héros va aller prendre un petit bain…
La tuyauterie gémissante : La dernière histoire du recueil est également efficace, même si plus grotesque. Une jeune fille se fait quotidiennement harceler par un garçon très laid et très sale qui dit être amoureux. Pour lui jouer un tour, la sœur de cette fille décide de le ridiculiser en le conduisant devant leur maison pour que leur mère, une maniaque de la propreté, le rabroue violemment et lui balance des œufs. Mais ce n’est pas tout. Le père des deux filles, séparé de leur mère, se glisse une nuit dans la maison de son ex-femme et celle-ci le tue accidentellement en le prenant pour un cambrioleur. Pour éviter de graves conséquences, la famille va prétendre que le père était armé d’un couteau. Mais à partir de là, tout va dégénérer pour la famille. Des bruits de plus en plus étranges vont résonner dans la maison. Qu’est-ce qui se cache dans leurs canalisations ?
Il y a une bonne atmosphère et un bon suspense dans cette histoire qui joue d’abord sur la paranoïa des personnages (notamment la mère qui devient à moitié dingue avec la crasse qui jaillit des canalisations). L’horreur va surgir de simples situations quotidiennes dans une maison avec d’abord des bruits, puis des fuites d’eau sale, et…bien pire. Même si la chute reste encore une fois un brin grotesque, les manifestations étranges, elles, sont apparentées à des choses réalistes qu’on a probablement tous vécu. Si vous avez des souris qui grattent dans vos murs la nuit par exemple, ne lisez pas cette histoire à ce moment-là ! Vous risquez d’imaginer des choses.
Les persécutions dont est victime la famille peut s’apparenter à un destin bien mérité tant la mère et les deux filles sont antipathiques, mais ça n’empêche pas le lecteur de ressentir le stress et le suspense nés des manifestations de plus en plus incontrôlables de la maison.
La maison bio : il s’agit là d’une très vieille histoire de Ito à en juger par le style de dessin peu abouti. Une jeune fille arrive chez son nouvel employeur adepte de nourriture bio. Durant le repas, celui-ci lui sert un verre de sang qui n’est autre que le sien. C’est une histoire très moyenne, un peu maladroite. L’auteur a fait bien mieux par la suite et par conséquent elle souffre de la comparaison. Les premières armes de l’auteur laissent présager plein d’idées mais le traitement graphique et le suspense ne sont pas à maturité.
Il n’en demeure pas moins que le recueil est globalement réussi, pour peu qu’on aime l’horreur plus conceptuelle et bizarre. Ici pas de message social ou de métaphore, c’est purement des expérimentations sensorielles qui font appel au dégoût, non pas de la violence, mais de la crasse, de la moisissure et leurs effets sur le corps humain.
Un autre recueil du maitre que je recommande aux adeptes de ce style.
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La BO du jour
Désolé Matt, mais les paroles collent parfaitement à l’histoire de LA FEMME LIMACE
https://www.youtube.com/watch?v=q93cYLCvLxk
« ce qui forcement fait naître un petit sentiment de malaise, mais ça ne va pas chercher bien loin »
Je lis bcp de Ito en ce moment et je dois avouer que certaines des chutes de ses histoires me laissent un gout d’inabouti.
L’histoire avec les trous me tente bien.
La femme qui se transforme en limace : il a déjà fait ça ailleurs non, notamment avec Spiral et ses hommes escargots. Je chipote car la couverture est superbe.
Enfin, félicitations pour tes choix de scans ils sont très parlants et montre je trouve au contraire de ce que tu écris pour l’histoire du vin bio un dessin assez maîtrisé.
J’en ai déjà parlé mais autant je trouve que Ito traite rarement deux fois du même sujet, autant ses personnages se ressemblent tous physiquement.
« La femme qui se transforme en limace : il a déjà fait ça ailleurs non, notamment avec Spiral et ses hommes escargots. »
Difficile de savoir ce qu’il a fait en premier, ses histoires n’étant pas publiées dans un ordre chronologique. Apparemment cette mini histoire « Namekuji no Shōjo » date de 1994. Et il a bossé sur Spirale entre 1990 et 1999. Donc…pas évident.
Mais plusieurs de ses premiers travaux ont eu droit à des versions un peu plus abouties.
Je le dis dans « le voleur de visages » que j’aimerais bien voir un « remake » justement du voleur de visage qui est juste un concept posé sur 10 pages, bien trop court, mais qui peut être passionnant.
Ito s’est bien amélioré avec le temps. Donc parfois ses premiers travaux sont décevants, surtout si on ingurgite trop de ses œuvres à la suite et qu’on vient de lire les meilleures avant de tomber sur une histoire conceptuelle inachevée.
Le mec expérimente donc oui, parfois y’a pas de chute, ou ça fait inabouti. Mais l’originalité des idées est déjà quelque chose je trouve^^ On ne trouve pas ses délires ailleurs.
Ce volume, je n’ai pas été déçu par les chutes, même s’il est clairement expérimental avec des histoires qui jouent surtout sur un ressenti et pas un scénario poussé. Mais du coup je ne sais pas si ça te plairait si tu n’as pas aimé Hallucinations.
» et montre je trouve au contraire de ce que tu écris pour l’histoire du vin bio un dessin assez maîtrisé. »
Alors oui attention hein, les scans sont tirées des histoires plus récentes du recueil.
La maison bio par contre date de 1987. Et le dessin est plutôt comme les toutes premières histoire de Tomie. Pas encore terrible du tout.
Oui, la mise en ambiance est toujours réussie, on ne peut pas lui retirer ça.
Wikipédia indique bien les première publications.
Tomie a débuté aussi en 1987. Et à l’époque Ito n’avait pas le style qu’il a atteint quelques années plus tard.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Tomi%C3%A9#cite_note-5
Effectivement, ce qui laisse le malaise dans ce que tu décris, c’est cette fascination pour le répugnant et le crade.
moi je suis converti au Junji Ito… donc sur ces nouvelles peu abouties, et bien je passe à la suivante….
Tiens c’est marrant de voir que les histoires d’horreur de Ito étaient à la base publiées dans des numéros spéciaux d’Halloween d’un magazine…shojo (pour jeunes filles^^)
Euh…ok.
Il a du en faire cauchemarder quelques-unes^^
Tu as essayé les recueils Vizmedia Eddy ?
Le seul moyen de lire quelques récentes histoires.
Fragments of horror et Smashed.
Ils ont aussi sorti Shiver mais lui il publie un peu de vieux et de récent, dont certaines dispo en VF (mais introuvables à prix correct)
Moi je conseille surtout Fragments of horror déjà chroniqué ici^^
non je suis passé à la totale VF depuis un bail parce que VIZ, s’ils font du bon boulot, c’était des volumes à 25 balles quand même… c’était chérot…
il parait qu’ils font des volumes plus petits et moins onéreux maintenant…mais je ne suis pas renseigné.
Bah ils sont beaux leurs volumes quand même^^
C’est pas de l’impression de manga à la française. C’est des éditions luxe.
très beaux…
mes Rumiko viennent de Viz mais c’est parce que j’étais obligé…^^
J’ai aussi de chez eux les Sanctuary et Strain de Buronson et Ikegami que j’adore
d’ailleurs….
Bah Ito je suis obligé aussi^^
Pas d’édition VF de ses travaux récents, et zéro rééditions des anciens introuvables.
J’ai déjà lu des shojo d’horreur ou en tout cas bien bizarre, l’auteure la plus connue c’était Kaori Yuki qui délirait pas mal avec des vampires nazis… dans Angel Sanctuary ou Compte Cain. il y a dix ans son graphisme régnait sur les fanzines de partout, elle est retombée dans un certain anonymat même si alice in Murderland semble amorcer un come back.
Bon, j’ai déjà dit maintes fois ce je pensais des trucs horrifiques, alors je ne peux que rajouter ceci par rapport au titre du recueil :
On ne dit pas « La femme limace », on dit « Angelica est chiropractrice »
« la femme Lit » « masse »
Oh purée !
Bon…
Arrête de t’entraîner à dire des conneries sur mes articles^^
Y’en a qui disent que sur des nouvelles, cet auteur est moins fun car il manquerait d’espace, Itô… 😉
Ha ha ha ! Fort, ton Despacito !
Et merci pour la trad sur Angelica, Matt, parce que j’avais pas compris !!
Bon, sinon, pour en revenir au sujet, Itô me fait beaucoup penser à King. C’est sans doute une évidence, mais comme ce n’est pas mon domaine, c’est seulement maintenant que je réalise que les sensations que j’ai en lisant tes résumés sont les mêmes que celles que j’ai eues en lisant la nouvelle « LE RADEAU » de S. King. Merci mon prof de français de Seconde. M’en rappelle encore presque dans les détails, et c’était il y a plus de 20 ans… *frissons*
Bref, je passe mon tour, mais j’apprécie tes articles sur le sujet quand même 🙂
pour la petite histoire, dans la mythologie chinoise, c’est une « femme escargot » qui crée le monde.
j’ignore s’il y a un rapport
De l’horreur répugnante : une jolie formulation qui cerne bien ma réaction physiologique à cet auteur, c’est-à-dire de la révulsion.
En lisant ton article, je me suis dit qu’à cette horreur très physique s’ajoute l’angoisse de l’irrationnel, avec des échecs cumulés à reprendre le contrôle sur tout ou partie de la situation. Tes explications me font mieux comprendre ce qui dans ces récits génèrent une forte réaction en moi.
ça semble sérieux ce ressenti
Le style de Ito doit fonctionner un peu trop bien sur toi si tu n’arrives pas à le lire.^^
Je me souviens qu’avant de commencer à lire cet auteur, les images que j’en voyais sur le net me faisaient flipper. Du moins je me disais que ça allait être éprouvant comme lecture.
Dans un sens c’est le cas. Mais curieusement on s’y « habitue » aussi. Après je sais pas si c’est une bonne chose^^ Mais ses idées folles à la fois visuelles et conceptuelles ont un truc d’attirant aussi. Une sorte de curiosité morbide^^
Ah, encore du Junjo Ito ! Ce type est très prolifique… si ça se trouve, il va être réédité en VF avec vos articles les gars ! Ce serait bien.
La première nouvelle rappelle beaucoup la Métamorphose de Kafka, dans son principe de départ, non ? Moisissures a l’air super. En tout cas merci de nous relater tout ceci, il est vrai que ces histoires ont simplement l’air malsaine sans toucher à un quelconque sujet d’envergure.
La BO : son meilleur album, à jamais.
DIsons qu’il bosse depuis 1987 en fait. C’est pas tout jeune^^ Donc il a eu le temps d’en faire des histoires.
Ses nouvelles histoires (post années 2010) ne sont dispo qu’en anglais d’ailleurs.
Frisson de froid, très dérangeante, est donc renommée Frissons dans le tome 1 des Chefs d’oeuvre.