Un destin de sorcière (Harrow County #1)

Harrow County 1  par Cullen Bunn & Tyler Crook

Les affaires dans le tiroir

Les affaires dans le tiroir © Image Comics

PRÉSENCE

VO : Image

VF : Glénat 

Ce tome est le premier d’une nouvelle série indépendante de toute autre. Il contient les épisodes 1 à 4, initialement parus en 2015, écrits par Cullen Bunn, dessinés, encrés et mis en couleurs par Tyler Crook. Il se termine avec une quinzaine de pages de dessins préparatoires et de recherche de couleurs, ainsi que par les 9 neufs premiers chapitres du roman que Bunn avait commencé à écrire, avant de transposer son histoire sous forme de comics, un manuscrit alors retravaillé avec Tyler Crook.

Au début du vingtième siècle, Emmy vit seule avec son père dans une ferme. Ils sont à quelque distance de la ville la plus proche. L’anniversaire des 18 ans d’Emmy approche. Il y a plusieurs années de cela, les villageois ont pendu à un arbre, et brûlé Hester Beck accusée de sorcellerie, se nourrissant de l’énergie vitale des animaux, pour soigner des habitants. Emmy ne sait rien de tout cela mais la fenêtre de sa chambre donne sur cet arbre qui l’a toujours dérangée. Cette nuit encore, elle en fait des cauchemars. Le lendemain, un autre veau de l’étable semble mort-né. Pourtant quelques heures plus tard, il a retrouvé une pleine santé.

Le grand air, la campagne, la nature

Le grand air, la campagne, la nature © Image Comics

Ce jour-là, Pa (le père d’Emmy) et sa fille reçoivent la visite de Riah (un marchand ambulant) et de Bernice (sa fille). Pa discute avec Riah d’une histoire dont Emmy ne saisit pas les détails mais qui semble réveiller un antagonisme entre eux. Pendant ce temps-là, elle papote avec Bernice. Un peu plus tard, elle va se promener dans la forêt qui jouxte la ferme. Elle connaît les environs par cœur, dont le petit pont de bois un peu branlant. Elle a la surprise de voir un jeune garçon à quelques mètres qui s’enfuit quand elle l’appelle. Elle le poursuit, s’égratignant dans les buissons épineux. Quand elle le rattrape enfin, son état a changé de manière drastique.

Cullen Bunn est un scénariste très prolifique depuis le milieu des années 2010, écrivant 2 séries mensuelles pour Marvel, 2 pour DC, plus des miniséries et des projets en indépendant. Il s’agit d’un professionnel régulier et constant, à tel point que l’éditeur Marvel lui a confié le développement de la franchise des Inhumains pendant plusieurs années. D’un autre côté, quantité n’est pas synonyme de qualité, et s’il confectionne des produits répondant aux spécifications imposées par ses employeurs, il a du mal à sortir d’une production industrielle prémâchée, prête à la consommation, aussi vite lue aussi vite oubliée. Le lecteur est donc curieux de savoir si ce scénariste a su trouver une voix plus personnelle pour sa création. La synthèse de l’intrigue n’en donne pas l’assurance. Une jeune demoiselle qui atteint l’âge de la majorité est peut-être la réincarnation d’une sorcière brûlée par les autochtones peu de temps avant sa naissance. Cependant dès le début, le lecteur se laisse emmener à cette époque, dans cette région peu peuplée des États-Unis.

Des ombres sur le mur

Des ombres sur le mur © Image Comics

Déjà, la couverture est intrigante, avec cette composition qui montre une partie de créature surnaturelle dont on ne devine pas entièrement la forme, émergeant d’un tiroir dont on ne sait pas à quoi il se rattache. Les premières pages présentent la mort de la sorcière, avec une approche graphique assez personnelle. Les personnages ont des bouilles un peu rondes, avec des traits de visages simplifiés, ce qui dénote par rapport à la gravité de la situation (ils contemplent Hester Beck pendue, et l’un d’entre eux s’apprêtent à l’immoler par le feu). C’est le choix artistique de Tyler Crook que de donner une apparence simplifiée aux personnages, presque sympathique et trop franche. Ce décalage entre les événements graves et l’apparence agréable des individus sembler correspondre à la façon dont la jeune Emmy perçoit le monde, encore optimiste. Il permet également d’accentuer le contraste entre les moments paisibles et les scènes de terreur (par exemple l’incroyable sourire sympathique et rassurant du docteur Sorrell, et ses actions).

Néanmoins les dessins ne revêtent pas une apparence naïve. À l’encontre des méthodes de production industrielles étant la règle dans les comics, Tyler Crook a choisi de se charger de l’intégralité de la partie dessins, encrage et également mise en couleurs. Pour cette dernière, il a recours à l’aquarelle. Le résultat habille les surfaces, transcrit les subtiles variations de la luminosité et apporte un degré de complexité à chaque surface, la tirant dans un registre plus adulte et plus sérieux. Par exemple, le visage de la sorcière est à la limite de la caricature si le lecteur ne s’attache qu’aux traits encrés. Par contre il devient sinistre et glauque en prenant en compte le teint marbré de sang de sa peau, figuré par les couleurs. Son visage soumis à l’action des flammes donne une impression un peu exagérée de cire en train de fondre en ne regardant que les traits. Il devient immonde et dérangeant une fois habillé par la couleur qui rend très bien la chaleur de l’immolation.

Brûle sorcière, brûle

Brûle sorcière, brûle © Image Comics

Tout au long du récit, le lecteur est maintenu en déséquilibre par les dessins, à la fois simple dans leur tracé, mais recelant une consistance plus complexe grâce à la mise en couleurs. Le cadavre du veau est dessiné à grand trait, sans une précision anatomique élevée, mais il est couvert de sang et de chair malformée, ce qui crée un sentiment de répugnance. Lorsqu’Emmy s’enfuit dans le buisson de ronces, ces dernières sont aussi représentées à grand trait ce qui conserve une forme de spontanéité sauvage en cohérence avec cette formation végétale et son impénétrabilité. La mise en couleurs les rend plus denses et plus sombres, ce qui renforce leur apparence menaçante et acérée. Lorsqu’Emmy s’enfuit en courant de nuit dans la forêt, l’aquarelle permet de rendre compte des ténèbres, de l’impossibilité de discerner ce qu’elles dissimulent, mais aussi de l’irrégularité de de sa noirceur, et donc des choses indiscernables qui la font palpiter.

Les dessins de Tyler Crook remplissent également leur rôle de recréer une époque identifiable. Le lecteur peut apprécier la simplicité et la praticité des vêtements, qu’il s’agisse de la salopette en jean de Pa, du costume élimé de Riah, des robes sans afféterie d’Emmy et de Bernice, ou encore du costume plus formel du docteur Sorrell. Les traits encrés et les aquarelles montrent l’importance du milieu naturel, qu’il s’agisse d’une libellule, ou des arbres de la forêt. Le lecteur observe des modèles de grange qui semblent intemporels, ainsi que celui des carrioles utilisées par d’autres paysans. Il voit la vétusté du modèle de voiture du bon docteur. Les couleurs rendent comptent de la richesse de celles offertes par le milieu naturel.

Promenons-nous dans les bois…

Promenons-nous dans les bois… © Image Comics

L’artiste intègre le titre de la série à des éléments de décors en début de chaque chapitre, comme pouvait le faire Will Eisner dans la série The Spirit. Enfin il met à profit son expérience acquise sur la série BPRD (voir à partir de L’enfer sur terre Tome 1: Des Dieux et des Monstres) pour créer des apparences visuelles spécifiques pour les créatures surnaturelles comme l’Abandonné ou le garçon dépecé. Il ne se contente pas de formes génériques et insipides, il propose des créatures à la morphologie travaillée.

Avec une dimension aussi travaillée, le lecteur s’immerge facilement dans cette nouvelle série, en découvrant l’intrigue conçue par Cullen Bunn. Les images font exister les personnages et les lieux au point que le lecteur ne prête pas trop attention au récit. Le travail de préparation en commun porte ses fruits et le lecteur est entièrement entraîné par la narration. Le scénariste fait le nécessaire pour alterner les moments calmes, les moments d’échange entre les personnages et les situations tendues et pleine de suspense. La personnalité d’Emmy se renforce au fur et à mesure des séquences, et elle tient assez facilement tête aux adultes. L’auteur a pris soin de raconter un acte complet, avec des révélations conséquentes, et une fin satisfaisante. Le lecteur voit émerger le thème central qui évoque celui de la série Hellboy, à savoir si le destin d’Emmy est tout tracé ou non, et si elle doit s’y conformer ou y résister.

Le titre en bas à droite à base de branches

Le titre en bas à droite à base de branches © Image Comics

Ce tome comprend également les 6 couvertures alternatives réalisées par Jeff Lemire, Jason Latour, Shane White (* 2), Cat Farris, et Joëlle Jones. Il se termine avec les 9 neuf premiers chapitres du roman initial de Cullen Bunn. Le lecteur curieux peut jouer au jeu des différences, de ce qui a changé entre la version initiale et celle transposée en comics. Il peut aussi remarquer comment l’écrivain Bunn met en place certains effets par les mots, et comment ils sont développés par les images de Crook.

Ce premier tome plonge le lecteur dans des lieux avec une forte identité graphique, et dans une narration visuelle bien aboutie et personnelle. Le récit avance tranquillement en posant les bases de la série, sans raté, mais aussi à un rythme posé, avec des personnages qui manquent encore d’épaisseur, avec des moments horrifiques réussis mais plus pour le choc visuel que pour une métaphore, avec un personnage principal fort et décidé mais qui prend le dessus étonnamment vite. 4 étoiles, avec une réelle envie de savoir ce que va faire Emmy par la suite.

L'arbre de la sorcière

L’arbre de la sorcière © Image Comics

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La BO du jour :
On peut être une sorcière et avoir le blues…POur ce faire, cette magnifique chanson d’Emilie Jolie par la reine Françoise.

13 comments

  • Tornado  

    Une de mes séries préférées du moment. Le genre de comics où l’alchimie entre l’histoire et les images est particulièrement fort. Et pour une fois, ce n’est pas une découverte que je dois à Présence (j’ai trouvé ça tout seul) ! 🙂

    • Présence  

      Tornado : le seul homme à oser s’aventurer là où je ne suis pas encore allé. 🙂

  • Matt  

    ça a l’air sympa. Je ne suis pas vraiment fan du dessin cela dit. La mise en couleurs est belle mais le dessin n’est vraiment pas mon truc.
    De plus, c’est une série en cours. Donc je passe. J’arrête de me lancer dans des trucs inachevés.
    Heureusement que tout le monde ne fait pas comme moi, sinon aucun « tome 1 » ne se vendrait et ce serait l’échec commercial, mais je ne supporte pas l’attente, l’incertitude du nombre de tomes qui peut faire durer le truc pendant 10 ans, et encore moins l’éventualité que la série soit abandonnée.

    • Présence  

      Effectivement, on a pour l’instant aucune idée de la durée de la série. Le tome 3 comporte des épisodes qui ne sont pas dessinés par Tyler Crook, et on sent tout de suite la différence de niveau de qualité. Par contre, Tyler Crook fait plus que simplement mettre en couleurs. Les couleurs complètent les dessins, en fait on peut dire qu’elles représentent autant que les lignes encrées. En fait les épisodes illustrés par d’autres dessinateurs permettent d’en avoir le cœur net : les illustrations transforment un récit classique, en une excellente expérience de lecture.

      • Matt  

        C’est bien vrai ça que les dessins changent l’expérience de lecture d’un récit même classique. C’est pour cela que même si je privilégie souvent le fond, j’ai aussi des BD que j’ai prises pour le dessin et sa capacité à insuffler une atmosphère, un souffle épique ou autre.
        Après on peut cela dit avoir des goûts différents niveau dessin, et ne pas ressentir les mêmes choses.

  • Tornado  

    Ne pas se faire avoir par l’apparente simplicité du dessin. Une fois que tu es dedans, l’immersion est maximale et le dessinateur parvient à donner une unité incroyable à cet univers et à ses personnages. J’ai moi-même été repoussé par les quelques planches que j’avais vues ici et là. Mais une fois le nez plongé dans le bouquin, impossible d’en ressortir avant la fin.
    Je ne pense pas que ce soit une série qui dure trop longtemps pour le coup. Et elle a suffisamment de succès pour que l’on soit à peu-près certain qu’elle ira jusqu’au bout (moi aussi je suis méfiant).
    Par contre, comme avec Batwoman (autre série où l’alchimie entre le dessinateur et le scénario faisait tout), tous les épisodes ne sont pas illustrés par le même artiste…

    • Présence  

      Le tome 4 est entièrement dessiné par Tyler Crook, et il me semble que Crook et Bunn ont préféré depuis faire une pause entre chaque chapitre, plutôt que de faire appel à d’autres dessinateurs.

  • JP Nguyen  

    J’ai un peu le même ressenti que Matt : très belles couleurs mais dessin pas tout à fait engageant…

    @Présence : ta réponse à Tornado ouvre la voie à un glissement dangereux de la conversation mais je préfère m’autocensurer sur ce coup-là… (je m’en voudrais de vous faire crier haro…)

    • Présence  

      Pour clarifier les choses, ma réponse était une variation pataude sur le slogan de Star Trek : to boldly go where no man has gone before.

  • Jyrille  

    Ne serait-ce pas une rediffusion ? J’ai le net sentiment d’avoir déjà vu ça… pourtant on dirait que non. En tout cas, cela a l’air alléchant, et le dessin ne me dérangerait pas du tout je pense. Merci encore, Présence !

    • Présence  

      Promis : ce n’est pas une rediffusion. Peut-être l’avais-tu vu passer sur amazon.

      • Jyrille  

        Possible ! Mais je crois que je confonds, ou alors je l’ai rêvée… Etrange impression de déjà-vu 😉

  • Bruce lit  

    Une très bonne série simple et efficace que j’ai beaucoup aimé contre toute attente. Comme d’habitude tu es étonnamment dur avec les premiers arcs de série !
    Je trouve que les 2 premiers tomes racontent quelque chose et ne font pas seulement dans la Hype comme le American Vampire de Snyder.

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