La force tranquille (Big Man par Mazzucchelli)

Big Man par David Mazzucchelli

1ère publication le 16/02/15- Mise à jour le 17/08/17

AUTEUR: BRUCE LIT

Une couverture qui évoque Steinbeck

Une couverture qui évoque Steinbeck©Cornelius

Editeur VF : Cornélius

Big Man un roman graphique écrit et dessiné par David Mazzucchelli, publié en 1998. Soyez prévenus, c’est très court, à peine une cinquantaine de pages. L’édition Cornélius, en format A3, malgré une couverture ne payant pas de mine est magnifique et fait ressortir les dessins du Mazz’ de manière exemplaire.

Concernant Big Man, jamais le terme de Graphic Novel  n’aura été si approprié. Le débat avait déjà été lancé par son ami Art Spiegelman qui s’agaçait de cette appellation destinée à rendre plus respectable un art longtemps considéré comme mineur.

Mais force est de constater que Big Man s’apparente d’avantage à une nouvelle qu’ à un roman. Que ce soit en terme de narration, de dessin  et de méta-commentaire, tout est affaire de concision, de simplicité et d’économie.  Mais aussi d’une technique phénoménale.

Mais d'où qu'y sort lui ?

Mais d’où qu’y sort lui ?©Cornelius

Big Man débute dans un pays et une époque indéterminée. On peut supposer qu’il s’agisse des Etats-Unis, dans les années 20. Des villageois découvrent un jour un géant attaché sur un radeau. Effrayés par sa taille et la menace qu’il pourrait représenter, ils décident de l’enfermer dans une grange. Là, ils tentent, sans succès de communiquer avec lui. En l’espace de 15 jours, Big Man se lie d’amitié avec Rebecca, une fillette attardée mentale et met sa force à disposition pour le travail dans les champs. Jusqu’au jour où la police vient le chercher.

Et……Et c’est tout ! A peine, le climax installé que l’histoire est déjà terminée. La réaction ordinaire d’un lecteur lambda serait de pester contre un objet inachevé, frustrant, mensonger. Pas avec Mazzucchelli. Ce gars, plus je le lis, plus je le trouve immense. Atypique. Hors de portée. Son oeuvre en 30 ans de carrière est presque ridicule en terme de volume. Et pourtant ! J’ai lu du mauvais Alan Moore, du Gaiman chiant, du Frank Miller embarrassant ou du Garth Ennis en petite forme. Du mauvais Mazzucchelli ? Jamais !

Et quel parcours ! Une carrière débutée au sommet pour des histoires légendaires pour Daredevil et Batman et un revirement à la Rimbaud ! Alors que les plus grands auteurs ont parfois fait des compromis embarrassants pour voir leurs bouquins adaptés au cinoche ou accepté des boulots alimentaires pour financer des oeuvres personnelles, Mazzucchelli lui, s’est élégamment retiré de la scène pour retourner à de la BD quasi underground !

Un dialogue au delà des mots ! ©Cornelius

Tout est économie chez lui. Big Man est une BD quasi muette. Il y a des dialogues qui ne sont ni superflus, ni essentiels. Il y a des hommes qui ont peur mais qui ne sombrent ni dans l’altruisme, ni dans le rejet farouche de l’autre. Il y a un géant qui évoque à la fois Gulliver, Hulk et le Golem. Mazzucchelli met en scène un archétype littéraire, celui du géant innocent à la force herculéenne qui dépend de la guidance de ses maîtres.

Comme un animal, il est fidèle, soumis, protecteur mais terriblement dangereux et incapable de contenance. En quelques planches, Mazzucchelli, n’invente rien, ne raconte presque rien non plus mais réveille des émotions, stimule des sensations, des souvenirs littéraires mêlant pèle-mêle le géant pataud et nigaud façon Hulk à   Jean Valjean soulevant une charrette dans Les Misérables ( ici, c’est un tracteur) en passant par Lenny de Steinbeck.

La force tranquille ! ©Cornelius

Mais Mazzucchelli achève systématiquement chaque piste qui pourrait donner lieu à un développement convenu. Comme s’il entendait à l’avance les éloges et les critiques qui pourraient lui être faits, Mazz’ évite la poésie attendue d’un retour à l’état sauvage, se désintéresse complètement de l’éloge de la différence et délaisse le potentiel super héroïque d’un personnage venu d’on ne sait où et doté d’une force surhumaine.  Pour se diriger vers…., vers quoi au fait ?

En fait, tout l’art de Mazzucchelli réside ici. A opposer l’extrême simplicité de son récit au vide existentiel de l’être humain. D’opposer un dessin ultra sophistiqué à une bichromie austère. De mettre en scène des individus d’apparence ordinaire doté d’un langage corporel si véridique que cela en devient bouleversant. Lorsque Mazz’ représente les travaux des champs, il n’a nul besoin de frimer en décortiquant les étapes de la vie paysanne. Comme sorti d’une vie antérieure, le lecteur sait que tout ça sonne vrai, juste, authentique. En fait Big Man pourrait presque être un album photographique qui rappellerait le travail de ces artistes qui prennent une photo par jour. Au moment M où le cadre, la lumière et les personnages sont parfaits.

Un mystère gigantesque

Un mystère gigantesque©Cornelius

L’album fini, mon coeur battait la chamade…Je me foutais de savoir de quoi parlait la fin abrupte de l’histoire. Je réalisais que je voulais savoir de quoi ça me parlait, à moi, lecteur de ce moment. Je relisais alors !  Big Man  parle de l’inachevé, de l’incomplétude. Le géant est il un alien, le Golem ou un attardé ? Une scène est absolument sublime. Celle où après avoir soulevé un tracteur à mains nues, le Géant apparaît à la lueur du soleil couchant à la fois comme un demi dieu, une statue semblable à l’île de Pâques ou tout simplement une incarnation du vent, son allure se confondant avec celle des nuages.

Au final, ce n’est pas ce qu’il est qui importe, c’est ce que nous projetons sur lui. En nous. Comme une chanson de Bashung, l’important n’est pas dans ce que Mazzucchelli décrit mais véritablement dans ce qu’il ne dit pas. Le sort, le nom, la nature du Géant resteront une énigme qu’il est inutile de vouloir résoudre. Comme tenter d’arrêter une rivière avec un bras…Véritable conte sur la petitesse et l’impuissance de l’être humain, Mazzucchelli réussit une fois de plus,  en peu de pages, de mots et d’intentions à s’imposer comme un géant de la bande dessinée.

Stop ou encore

Stop ou encore ? ©Cornelius

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David Mazzucchelli… Après avoir magnifié Born Again et Year One, en voilà un qui ne s’est ni compromis dans des crossovers à la noix ou n’a jamais collaboré avec des Brian Millar Soule…Ce faisant, il vend beaucoup moins mais pond toujours des merveilles tel ce Big Man à la une de Bruce Lit.

Un autre géant de la chanson française pour une chanson toute en force en tranquille qui parle aussi de faucher les blés.

12 comments

  • Tornado  

    Très bel article.
    Depuis la discussion de l’autre jour, je m’interroge sur le contenu d’une critique. Ce qu’il faut faire ou pas.
    Je pense de plus en plus qu’il y a des choses à ne pas faire : Le « j’aime/j’aime pas » (tout le monde s’en fout), le fait de descendre une histoire qui n’est pas comme on aurait voulu qu’elle soit (mauvaise foi latente) et puis, surtout, le fait de considérer qu’une série, qu’un personnage ou qu’une oeuvre nous appartient plus qu’à un autre. Je me suis aperçu que ce dernier point m’agaçait encore plus que les autres. Je déteste lorsque quelqu’un devient arrogant en houspillant les autres parce que l’on parle de quelque chose qu’il aime tellement, qu’il connait et qu’il regarde depuis si longtemps, qu’il est persuadé qu’il a un droit de regard supérieur à ceux des autres, et que les autres n’ont pas à « toucher » cette vache sacrée qui est la sienne.
    Sur Amazon il existe une attitude insupportable, où certains internautes « punissent » un commentateur sur le seul fait qu’il ose commenter cette vache sacrée ! C’est, quand on y réfléchit, une pensée presque terroriste !

    Il n’y a rien de tout ça dans l’article du jour. Juste de la sensibilité communicative. A fleur de peau. Bravo.
    (écrit aux aurores le type réveillé par son fils une heure avant le radio-réveil…)

    • Jyrille back to taf  

      Pas mieux que Tornado. Tout pareil que lui en fait, y compris sur les choses à dire ou pas dans une chronique. Celle-ci est fantastique, Bruce. Je n’ai jamais réfléchi aux questions de Big Man, je me suis toujours laissé emporté par le dessin et la narration, tu décris merveilleusement tout ce qu’il faut savoir et même plus encore.

      Evidemment on pense pas mal à Des souris et des hommes, mais tu as perçu d’autres références intéressante. Je vais me le relire tiens, tu donnes envie.

  • Lone Sloane  

    Je plussoie quand à la chute du message de Tornado. J’ai travaillé avec une force de la nature digne du Big Man dont tu parles si bien, un homme d’une grande simplicité, et pour certains cela s’apparentait à de la bêtise, d’une grande fidélité dans ses amitiés et capable d’emportements destructeurs liés à son alcoolisme.
    Toutefois, je garde de lui cet image iconique, semblable à celle dont tu parles si bien en parlant de mystère gigantesque.
    Ton article me transporte dans un passé où je cotoyais des géants avec des dents à croquer la lune.
    Ecrit avant de quitter le domicile pour filer dans la nuit sur l’A86 et ses mystères.

  • JP Nguyen  

    Un petit com’ rapide avant d’emmener mes filles en excursion.
    Chouette article qui donne envie. Sur le titre de l’article, serait-ce un hommage inconscient à la campagne présidentielle de 1981 ?
    Ben oui, Big Man cela semble un peu être un « mythe errant »…

    Bon, je file…

  • phil cordier  

    Bravo, dans le mille
    Je suis une bille pour parler des histoires alors je suis admiratif ici; Ca fait un moment par contre que je veux me pencher sur le dessin de cette œuvre majeure (elle le sont toutes) du Mazz. Tu m’y pousses avec cet article
    Et mystère des esprits étranges qui se croisent : l’entrée de ce jour est chez moi aussi sur ce grand homme
    http://philcordier.blogspot.fr/

    • Bruce lit  

      J’ai adoré tes parallèles avec Scorcese, Phil. Plus le temps passe, plus l’influence de Mazzucchelli dans le succès de Born Again me semble avoir été sous-évaluée. Car je retrouve d’avantage de continuité de ce que j’ai adoré dans cette histoire que dans le reste de Frank Miller. La preuve ici, où je fais mon Cordier ( sans le savoir ) en comparant les planches de Born Again avec celles d’Asterios Polyp.

      • phil cordier  

        Merci . Très intéressant ton article sur Asterios. Je te connais peu, par tes articles bien sur mais j’ai l’impression que nous sommes assez complémentaires en un sens (scénar/ dessin si je peux schématiser) Quant à l’influence de Mazzucchelli sur Miller, c’est clair,.ca se ressent en lisant les œuvres ultérieures solo
        Il y a eu influence de Miller sur lui également
        n est ici dans l’archétype de la somme des 2 faisant un tout supérieur à l’addition des personnalités

  • Présence  

    Je partage l’opinion des autres lecteurs : cet article tient la route et transmet bien ton ressenti.

  • Stan FREDO  

    Suite à la lecture de cet article, je viens de commander en ligne cet ouvrage. Je m’aperçois que je n’ai pas été assez attentif aux livres neufs de David Mazzucchelli qui restent disponibles à l’achat. Il est effectivement unique à ma connaissance qu’un dessinateur dont les premiers travaux pour Marvel Comics et DC Comics ont été des succès commerciaux et artistiques ait laissé tomber les carrières qui lui tendaient les bras (et notamment ce « Batman: Year 2 » que tout le monde espérait) pour continuer d’autres projets artistiques. Il est aussi unique qu’un dessinateur change de style à chacun de ses ouvrages, aussi rares soient-ils !

  • Claudio  

    Bonjour,
    Désolé de déterrer ce post, mais quelqu’un saurait ou on peut se le procurer?

    • Bruce lit  

      Bonjour Claudio.
      Si tu vis sur PARIS, tu peux trouver ça chez Aapoum Bapoum.
      Sinon, bonne chance…

  • Fletcher Arrowsmith  

    je l’ai, je l’ai, je l’ai ….

    Un très bel album. en effet il se trouve à prix correct en occasion. Un Mazzucchelli accessible (j’en ai d’autre où je n’écrirais pas la même chose) donc et clairement un superbe récit, surtout graphiquement.

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