Nevermind…..

Sandman: Les Bienveillantes par Neil Gaiman et Marc Hempel

Une fois de plus, Urban a fait les choses en beau

Une fois de plus, Urban a fait les choses en beau ©Vertigo

VO: Vertigo

VF : Panini,  Urban

Les Bienveillantes constituent le volume 6 de la saga Sandman publiée en version recolorisée chez Urban.  Il s’agit des épisodes américains 57 à 69.

Neil Gaiman signe bien entendu l’intégralité des scenarii avec des illustrations de Marc Hempel. Kevin Nowlan, Charles Vess et Teddy Kristiansen assurent quelques fills in de ce qui constitue l’arc narratif le plus long de la série; et pour cause puisqu’il s’agit de la fin ! Un épilogue,  nommé Le réveil reste à paraître.  

Cette édition contient bien sûr l’intégralité des épisodes et de leurs couvertures signés  Dave Mc Kean,  un script de Gaiman ainsi que des parties du Sandman Companion,  un livre d’entretien très pédagogique où Gaiman dévoile les mystères de sa création.  Saluons enfin, la toute nouvelle traduction rigoureuse et littéraire de notre ami Patrick Marcel

Attention,  contrairement  à ce que Gaiman à toujours prétendu,  il est indispensable d’avoir entamé la série de manière chronologique  pour y entendre quelque chose et pour ceux qui n’ont jamais lu la série,  cet article risque de spolier gravement leur plaisir.

Le Corinthien fait son grand retour pour lavant dernier arc de la série. Qui lui demandera son budget dentifrice ?

Le Corinthien fait son grand retour pour l’avant dernier arc de la série. Qui lui demandera son budget dentifrice ? ©Vertigo

A série atypique, fin atypique ! Le moins que l’on puisse dire, c’est que Neil Gaiman n’a pas opté pour la facilité pour clore son récit. Le lecteur distrait  pourrait conclure à une banale histoire de vengeance : une mère abusée par des forces surnaturelles croit en l’enlèvement et l’assassinat de son fils des mains du Sandman. Elle déchaîne alors les forces des 3 Furies, capables de renverser les Dieux eux mêmes. Et à bien des égards,  la mort de notre sombre héros,  n’est pas une surprise puisque annoncée depuis le volume 1 par Gaiman.

Ce qui est incroyable reste l’exécution de cette tâche dont Gaiman s’acquitte de manière baroque. Que les choses soient claires. Votre serviteur n’est pas un fan hardcore de Gaiman.  Certains de ses travaux m’ont toujours été hermétiques ( Black Orchid par exemple ),  j’ai abandonné la lecture de la plupart de ses romans à l’exception  de Smoke and Mirrors, et j’ai cru mourir face au visionnage de Mirrormask.  Gaiman est un conteur de génie,  nul n’en disconviendra,  mais à mon sens, il est aussi un conteur s’écoutant conter dans un verbiage parfois à la limite du supportable et ce volume n’y fait pas exception.

Les dessins de Hempell ne sont pas là pour faire jolis

Les dessins de Hempell ne sont pas là pour faire jolis… ©Vertigo

Pourtant, force est de constater que sur Sandman, Neil Gaiman n’usurpe pas les torrents laudatifs ayant toujours accompagné cette série. Cette histoire, explique Gaiman en postface, a longtemps été conspuée avant d’être réhabilitée au vu de la puissance de l’épilogue.Plusieurs raisons à cela :  tout d’abord les dessins de Mark Hempel.
Pour avoir acheté les premiers TPB de l’époque, je me rappelle avoir râlé en découvrant l’artiste choisi pour clore la saga ! Après le réalisme et la poésie des différents dessinateurs de la série, je trouvais horribles ces créatures géométriques, anguleuses, ces points à la place des yeux, ce côté brouillon qui tâche.  Je prenais alors mon mal en patience en sachant que Michael Zulli dessinerait l’épilogue.

Il faut pourtant admettre  que ces épisodes ont bien vieilli et que Gaiman a fait le bon choix. Après tout, il s’agit de mettre en scène la psychose effrayante de Hippolyta Hall, la furie de sa vengeance anéantissant toute velléité de forme, d’harmonie et de beauté. La vengeance est le sentiment à la fois le plus vieux de l’humanité,  et certainement le plus immature, le moins fini, le plus destructeur.   De ce point de vue, le style d’ Hempel est finalement très adapté à l’histoire que Gaiman souhaite raconter.

....mais traduisent parfaitement la psychose d Hypolyta

….mais traduisent parfaitement la psychose d’ Hippolyta ©Vertigo

D’autre part, il tacle le lecteur boulimique de Comics qui s’attendrait à un Crossover entre forces cosmiques avec mega-baston et super pouvoirs pour le salut de l’univers. Las, non seulement Dream laisse les Furies détruire son royaume mais en plus, il …se suicide !  Et tout ça pour un personnage principal qui n’apparaît que sur une centaine de pages dans les 400 lui étant consacrées ! Gasp !

Pourtant, en ne donnant pas au lecteur ce qu’il serait en droit d’attendre de la part de divinités mastoc, Gaiman reste cohérent avec l’univers qu’il a crée : il s’agit de mettre en scène, Dream, un infini écrasé par le poids de ses responsabilités.  Malgré toute sa noblesse, son détachement et sa froideur, Dream s’est comporté de manière odieuse : il a tué son fils, puni de manière impitoyable ceux qui ont froissé son orgueil et a fait de son royaume un exil où il s’abrite de l’humanité qui hurle en lui.

Dream se décide à agir ? ©Vertigo

Gaiman met ainsi en scène un bien étrange personnage, une incarnation du rêve dénué de joie, d’espoir ou de fantaisie. Dream est au contraire rigide, empêtré de principe et romantique, au sens sinistre du terme.  Et cette aura le mène aussi bien à sa perte qu’elle le fige dans sa grandeur. Son choix de mourir est prémédité, serein. Chaque acte accomplit par Dream depuis la série constituait une étape à cette issue. Une brique dans son mur.

A bien des égards, son suicide n’est pas sans évoquer celui de….Kurt Cobain ! Dream, comme le leader de Nirvana a l’étoffe d’une rock star sans vouloir l’être, s’est compromis dans ce qu’il ne voulait pas, a incarné ce qu’il ne pouvait plus. Dans sa fameuse lettre d’adieu, Cobain déplorait être devenu une coquille vide et ne supportait plus de faire rêver tant de personnes en se sentant si vide à l’intérieur.  Cobain et Dream , deux êtres tourmentés et ambigus, punissant ceux qu’ils aimaient, préférant mourir plutôt que de s’affranchir des règles qu’ils se sont imposées !

Les Bienveillantes

Les Bienveillantes ©Vertigo

Gaiman explore volontairement ce volet tragique. Dream est entouré de figures mythologique grecques : les Furies, Orphée et Hippolyta Hall, qui porte le même nom que la reine des amazones tuée par Hercule. Gaiman, s’il refuse tout affrontement super héroïque, écrit des scènes dont la cruauté n’ont rien à envier à Eschylle : un enfant jeté vivant dans le feu, des héros qui tombent malgré leur bravoure et le fil du destin impitoyable.

Pourtant, le suicide de Dream reste un moment d’espoir. Le souverain a veillé à son remplacement en la personne de Daniel Hall, un humain né dans les rêves qui pourra assumer ses sentiments mieux que son sombre prédécesseur. Rien chez Gaiman n’est laissé au hasard :  Daniel est le prénom du prophète qui déchiffrait les rêves de Nabuchodonosor et du roi Darius.

Daniel Hall, le nouveau Sandman

Daniel Hall, le nouveau Sandman ©Vertigo

Tout à son érudition, Gaiman écrit pourtant une fable sociale accessible à son lecteur; cet arc est une grande une mosaïque où l’on trouve aussi des travestis, des saints désemparés, une jeune femme dont la sexualité s’éveille, un chien perdu, une morte du Sida et le scandale du sang contaminé.  On parle aussi et surtout de parents réagissant à la mort d’un enfant . C’est souvent épuisant à lire, le lecteur se demandant ce que tout ceci vient fiche au milieu des règlements de compte entre Hippolyta et Sandman (les apparitions de Delirium et de ses poissons volants).

Mais, avec le recul, cet arc est un vrai pilier de la sagesse où chaque détail vient compléter un tout. Un peu comme Le Soulier de Satin de Claudel qui mettait en scène une somme incalculable de personnages secondaires venant parachever une oeuvre gothique où tout prenait son sens pour un lecteur patient.

Gaiman ne ménage pas son lectorat avec des scènes chocs !

Gaiman ne ménage pas son lectorat avec des scènes chocs ! ©Vertigo

A la fin de ces Bienveillantes, Gaiman retombe sur ces pattes comme ces chats qu’il admire tant !  Il ne s’agissait pas pour Gaiman de mettre en scène comme chez Grant Morrison, du délire pour le plaisir de délirer. A l’inverse du bouillonnant écossais, Gaiman sort des clous mais n’est jamais hors sujet.  En choisissant un casting de tout âge, de tout sexe, Gaiman crée une humanité miniature aussi réaliste que fantasque, lui permettant d’explorer leurs rêves et leurs déceptions.

Sandman permet à un créateur d’explorer sans limites d’éditeurs frileux des thèmes aussi casse gueule et peu vendeur que l’infanticide, le suicide, les rêves brisés et comment survivre à ce kit de larmes infinies… Toutes les intrigues ont été résolues, les réponses apportées claires et satisfaisantes, et le lecteur en ressort mieux armé pour comprendre  le monde qui l’entoure ! Un miracle pas donné à tout le monde délivré par un auteur génial et…bienveillant !

Sit and drink Pennyroyal Tea....

Sit and drink Pennyroyal Tea…. ©Vertigo

13 comments

  • Présence  

    Enfin ! Ça faisait un petit bout de temps que je guettais cet article du chef, pour bénéficier d’un nouvel éclairage pénétrant sur « Les Bienveillantes ».

    Contrairement à ce que Gaiman à toujours prétendu, il est indispensable d’avoir entamé la série de manière chronologique. – Effectivement, je ne vois pas comment il a pu prétendre qu’il en était autrement.

    Banale histoire de vengeance – C’est vrai que j’en étais resté sur cette impression, mais pas de la part de la mère abusée.

    Les dessins de Marc Hempel – Je me souviens de ces réactions déçues vis-à-vis des dessins, encore qu’à double tranchant. Une autre partie du lectorat avait trouvé qu’enfin Neil Gaiman avait su choisir un dessinateur dont l’apparence des dessins fasse comics, facilement lisible, plus proche d’une esthétique mainstream.

    Il se suicide. Il va falloir que je relise cette série parce que j’avais gardé en tête que les circonstances rendant possibles ce suicide avaient été grandement facilitées par quelques Endless, pas si neutres que ça (il est aussi possible que j’ai pris des vessies pour des lanternes car ma première relecture commence à dater).

    Un grand merci pour ce regard détaillé et perspicace, sur un chapitre forcément crucial dans cette histoire au long cours (75 épisodes de 1989 à 1996).

  • Bruce Lit  

    Pour te rendre service, Présence ( est ce un service que de t’éviter de relire Sandman ?) Il est sous entendu depuis le début de la série que Desire a juré la perte de son frère en lui faisant assassiner son propre fils. Il me semble que c’est dans le premier volume qu’elle jure de lui envoyer les bienveillantes.

    • Présence  

      Merci. Il me semblait bien que la fratrie était loin d’être unie.

      • Bruce lit  

        Que pense tu des dessins ?

        • Présence  

          Pour avoir acheté cette série mensuellement à l’époque, la première réaction des lecteurs de comics à l’époque relevait plutôt du soulagement : enfin des dessins qui ressemblent à des comics, avec des couleurs plus vives. Dans sa correspondance avec Neil Gaiman, Dave Sim avait qualifié le style de Marc (avec un C) Hempel de « Eye candy ». J’en avais compris qu’en surface ces dessins ont une apparence plus enfantine (fort degré de simplification), des formes plus exagérées pour mieux faire passer l’état d’esprit des personnages.

          Il s’agissait d’une réaction par rapport aux dessinateurs précédents, plus adultes, plus difficiles comme Vince Locke, John Watkiss, ou encore Michael Zulli.

          À titre personnel, ça ne m’avait pas choqué parce qu’en fait tout au long de la série plusieurs artistes se sont succédés, parfois au sein d’un même chapitre. Mais je n’avais jamais réfléchi à ce qui avait conduit Neil Gaiman à choisir Marc Hempel. C’est pourquoi j’ai bien apprécié ton analyse sur l’adéquation entre l’approche graphique d’Hempel et l’enjeu émotionnel de ce chapitre.

  • Yuandazhukun  

    Tout comme Présence j’attendais avec impatience cet article (curieux paradoxe d’ailleurs car je ne l’ai pas encore lu !!! Mais malheureusement je connaissais de longue date quelques éléments clés de la fin tragique….)…Un formidable article tout comme les 5 autres des tomes précédents, et pour moi qui m’aura aidé à y voir plus clair sur certaines références qui m’ont échappé ! Un grand merci Bruce pour ce gros boulot accompli sur une telle oeuvre !

  • Bruce Lit  

    @Yuandazhukun : Merci. En fait je n’ai chroniqué que 5 des 6 Sandman. Le volume 5, tout bonnement je ne l’ai pas acheté car l’arc Wolrd’s End ne me touchait pas et qu’il est tout à fait possible de faire l’impasse dessus sans que l’entendement de l’intrigue principale ne soit gênée. Je fais également du coup l’impasse sur le fameux arc  » Ramadan » que je dois encore avoir en VO quelque part.

    Je ne vous cache pas que je suis content que ça se finisse. Ecrire pour Sandman est une vraie corvée pour moi ! Il s’agit d’un vrai défi à chaque fois qui me prend beaucoup de temps ( et j’ai élagué à la serpe cet article pourqu’il soit le + court possible). La gageure est la même que de trouver quelque chose d’original à dire sur cette série tant commentée. Un peu comme s’il fallait écrire en 2015 un truc inédit sur  » Dark side of the moon » ou  » Abbey Road ».

    Content donc que ça vous plaise !

  • Jyrille  

    Bon, alors si c’est vraiment la fin, je ne lis pas, puisqu’il m’attend sagement. Je vais essayer de le lire pendant mes vacances qui approchent mais me semblent super loin…

  • Tornado  

    J’ai toute la série chez Delcourt puis Panini (puis Delcourt pour un tome 11). Je ne l’ai jamais lue et elle dort sur mes étagères !
    Je ne l’ai toujours pas lue car elle m’intimide énormément, tout le monde étant d’accord pour dire que ce n’est pas une lecture facile, du genre qui ne va pas vers le lecteur !
    Je n’achèterai pas les nouvelles éditions d’Urban. Même si la nouvelle mise en couleur est attrayante, j’ai horreur du papier mat !
    @Bruce : Désolé. J’ai commencé à lire ton article, mais il y a trop de spoilers. Je me suis arrêté assez vite…

  • Bruce Lit  

    @Tornado : je te cite ( preuve que je lis et mémorise tes articles ) à propos de « Miracle Man » : « Mais pourquoi est-ce que tu perds autant de temps à lire du mainstream minable quand il existe ce genre de choses ?! »  » Je suis un lecteur DARK ! J’aime la noirceur et la violence dans les comics. Je lis de la catharsis. »
    Un homme qui a compris et apprécié « Promethéa » n’a rien à craindre du Sandman ! Vraiment !

    // aux Spoilers, il m’est très difficile de me livrer à un article d’analyse sans dévoiler une partie de l’intrigue. J’essaie pourtant !

  • JP Nguyen  

    Bon, faut que j’avoue : je n’ai lu que 2 ou 3 TPB de Sandman et je n’ai pas vraiment accroché. Le style de la plupart des dessinateurs ne me bottait pas trop. Je me souviens de quelques envolées poétiques mais d’une expérience de lecture… peu agréable.
    Dans le même univers, j’ai préféré les mini-séries sur sa petite soeur, Death.
    Désolé, je crois que c’est une lecture trop cérébrale pour moi…

  • http://www.comics-et-merveilles.fr/  

    Je n’ai lu non plus l’article à part le début, car je n’ai pas fini de lire. Mais j’ai une habitude désormais, quand j’ai lu une bonne histoire, je m’empresse d’aller chercher l’article correspondant sur le site Brucelit pour approfondir ma propre compréhension.

    Je pense toujours que si j’avais attaqué Vertigo lors de mon arrêt progressif des comics entre 92 et 95, je n’aurais pas arrêté du tout…
    Mais il n’est jamais trop tard pour bien faire!

    Donc cet article, je me le garde pour plus tard 🙂

  • Jyrille  

    Je viens de le finir. Les dessins de Marc Hempel me plaisent énormément, mais c’est très ardu à suivre, car je ne me souviens pas des premiers tomes de la série. Faudra que je relise tout ça. Et Gaiman ne fait aucun effort pour nous rappeler qui est qui… en tout cas, ça déchire.

    Je suis totalement admiratif de ton article Bruce, il est superbe. Ton analyse touche juste et le parallèle avec Kurt Cobain ne m’était pas venu à l’esprit mais je le trouve totalement bienvenu ! Vraiment un superbe ouvrage auquel tu rends l’hommage qu’il mérite.

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