Lost Girls par Alan Moore et Melinda Gebbie
Première publication le 05 février 2014. Mise à jour le 25 avril 2015.
Article de BRUCE LIT
VO : Top Shelf
VF : Delcourt
Lost Girls est un roman graphique écrit par Alan Moore et dessinée par Melinda Gebbie. Sa réputation de roman pornographique n’est pas usurpée et doit être réservé à des lecteurs avertis.
Sûr que ce livre n’est pas à mettre en toute les mains ! Fellations, sodomies, cunnilingus, orgies, inceste et zoophilie sont au menu de ce nouveau pavé mooresque. Et pourtant Filles Perdues n’est pas qu’un ouvrage pornographique. Et Alan Moore n’est pas n’importe qui.
A ce stade de sa carrière, Moore, adoré par des millions de fans dans le monde pour son oeuvre exceptionnelle peut se permettre ce qu’il veut. Comme Kubrick avec lequel le bonhomme a beaucoup de points communs, Moore révolutionne souvent le domaine où il oeuvre pour laisser les suiveurs se démerder après lui .
Oui ! Lost Girls est à l’ouvrage érotique ce que Watchmen fut au genre super héroïque : une pierre angulaire nécessitant plusieurs lectures pour jouir de sa profondeur (sic) . Moore a travaillé 16 ans ce scénario ! Et puisque l’impétueux barbu a besoin de se sentir en confiance lorsqu’il crée, c’est à celle qui allait devenir sa femme qu’il confia les illustrations de Filles Perdues.
Rien que cela, c’est top classe : d’abord parce que les illustratrices de Comics ne sont pas légion et encore moins dans les oeuvres classées au dessous de la ceinture. Ensuite parce qu’il est cohérent que ce soit une femme qui apporte sa sensibilité aux fantasmes érotiques de Dorothy, Wendy et Alice.
A l’aube de la première guerre mondiale, les héroïnes du Magicien d’Oz, de Peter Pan et du Pays des Merveilles se retrouvent dans un hôtel rococo où le tenancier distribue des revues cochonnes. Les trois femmes se lient d’amitié et entreprennent de se raconter leurs vies parsemées de récits pornographiques où elles joignent le geste à la parole. Ici encore la démarche de Moore est exemplaire : C’est le sexe qui ramène nos héroïnes à la vie et à la réalité.
Si dans l’Empire des sens, les amants se consumaient dans la passion charnelle jusqu’à en perdre pied et en crever, chez Moore, le sexe permet à nos trois garces de s’ouvrir ( re-sic) à l’autre et de se libérer de fardeaux, de tabous et d’expériences sexuelles douloureuses. Alice a été violée dans sa prime enfance, Dorothy et Wendy se sont perdues dans l’inceste et le sexe dégradant. Celui ci a été la porte d’entrée d’un fardeau les amenant à imaginer un miroir qui parle, le combat d’un enfant contre un pirate et un chemin merveilleux ponctué de magicien et de lions.
Le moraliste qui voudraient intenter un procès à Moore seraient bien embêté : L’auteur précise bien dès son titre que ces filles sont perdues. Et tout au long des tabous qu’il explose un à un, jusqu’à mettre en scène une orgie en famille, il précise que les fantasmes ne font de mal à personne, pied de nez à la religion catholique où penser c’est oser. Il y a quelque chose de réjouissant à voir ces trois femmes baiser à chaque page du bouquin. Moore a choisi les bons paramètres pour universaliser son propos: Alice est une vieille bourgeoise dépravée, Wendy une femme frustrée de la classe moyenne, Dorothy une adolescente Américaine ingénue qui a vécu dans une ferme. Le sexe va affranchir les classes sociales entre elles trois et donner naissance à une authentique histoire d’amour en trio.
Qu’attend t’on de l’amour ? Qu’il nous procure un sentiment de sécurité, de confiance , de bien être, de plénitude et d’espoir. Qu’il nous sauve de nous même en allant vers l’autre. C’est exactement ce que vont découvrir nos trois amies ensemble.
Non seulement Moore réussit à rendre belle cette histoire improbable mais il donne réellement vie à ces filles ; il trouve leurs voix et réussit à nous communiquer leur joie de vivre , leurs forces intérieures et une indulgence à leur dépravation. Au fur et à mesure, le lecteur se réjouit dans leurs orgasmes et se sent progressivement intégré à ces parties de jambes en l’air chaleureuses. Moore n’est pas un idiot ; à l’inverse de pornographes ordinaires, il parsème son récit de références artistiques, littéraires et historiques. Apollinaire, Wilde, Carroll, Sade, Wagner et Platon sont convoqués.
Dès le début de l’ouvrage le philosophe grec apporte sa sa caution à l’ouvrage. Ce qui va se passer dans l’hôtel est censé être le reflet de nos miroirs. Pour Platon, notre reflet est plus intéressant que la réalité. Cet autre côté du miroir devient progressivement la réalité, celle qui va permettre aux trois filles de sauver leur peau avant l’arrivée d’Allemands dans l’hôtel. Car Filles Perdues s’inscrit aussi dans un contexte historique : si le sperme coule à flot, c’est avant la grande saignée de 14-18. Moore parsème son récit d’avertissement du massacre dont va être victime l’Europe : une séquence montre la mort de François Ferdinand bien sûr et allégoriquement le récit est parsemé de coquelicots. Cette fleur à la tige fragile en apparence, comme nos héroïnes, est le symbole du sang versé dans la guerre des tranchées.Elle symbolise également le rêve et les fantasmes.
Malgré les scènes crues, et elles sont omniprésentes, Filles Perdues n’est pas dénué (dénudé ?) d’une certaine poésie. Les ombres de Wendy et de son mari font l’amour, alors que la réalité montre un couple séparé de corps et d’âme. C’est très beau, triste et rappelle les silhouettes qui survivent à la bombe de Watchmen.
Les illustrations de Melinda Gebbie ne sont pas étrangères à cette poésie. Les couleurs délavées sont magnifiques. Gebbie adapte ses cadrages en fonction des héroïnes ainsi que son style. En fonction des séquences, elle adapte ses planches en référence à Klimt, Gauguin, le Douanier Rousseau et Monet, grand peintre de coquelicots. Les Pénis sont énormes, les vagins appétissants, les éjaculations se mesurent en litres. L’exagération est de mise mais il y a une certaine beauté dans le rendu de ces orgies. Les corps ont un langage approprié, les détails anatomiques étudiés et les regards de jouissance sont très travaillés.
Quelques soient les situations scabreuses, les corps conservent une certaine dignité voire élégance. Bien sûr si vous choisissez de lire cela dans le train, c’est à vos risques et périls. Le lecteur ne sera pas à l’abri d’une érection félonne ainsi que du regard horrifié de vos voisins. L’édition Delcourt est de toute beauté, la traduction très rigoureuse. Dommage que le lettrage soit péniblement minuscule et qu’il faille parfois froncer les yeux pour parvenir à lire les nombreux dialogues de l’histoire.
Avec Filles Perdues Moore a pris un risque fou et a gagné son pari. Il arrive à créer une oeuvre scabreuse mais habité de questions existentielles autour de la sexualité réconciliant le corps et l’âme. Un ouvrage bandant qui vous rendra moins …con !
J’ai du rater un édito, c’est la semaine spéciale des sex comics ?
Vivement la thématique suivante « Le chevalier noir revient encore ».
L’unique chose que j’espère pour cette semaine batou, c’est la présence (badoum-tshuss) du très bon Dark Knight, Dark City de Milligan.
Je n’en sais pas plus sur le programme que ce qui est contenu dans ce message à caractère informatif. Impossible de savoir si « Dark Knight, dark city » est au programme (par contre il est dans ma pile de livres à lire).
Rien à dire sur Filles perdues, à part qu’il faut que je le relise, c’est une très grande bd dans tous les sens (aussi) du terme. Je suis content de voir une semaine sexe sur Bruce lit, ça change 😉
Quelle chute (de reins), Bruce…Filles perdues, c’est du bonheur en bulles.
Et l’hommage rendu au doux et scabreux travail de Melinda Gebbie est le bienvenu
excellente critique.
Adorant Alan Moore et ayant lu cet oeuvre, je n’aurais jamais compris certaines choses sans cet article.
Alors merci!