50 nuances de fluide (les 50 ans de Fluide Glacial)

50 ans de Fluide Glacial

Propos recueillis par BRUCE TRINGALE

FLUIDE GLACIAL, le légendaire journal de Gotlib fête ses 50 ans. L’occasion de postillonner au dessus des bougies avec son rédacteur en chef Clément Argouach.

Bonjour Clément, peux-tu te présenter auprès de nos lecteurs. Comment en es-tu arrivé à diriger FLUIDE GLACIAL ?

Salut Bruce Lit ! Que te dire d’autre que je suis un Breton arrivé à Fluide en 2013 en tant que graphiste sans avoir, à l’époque, la moindre idée de ce qui m’y attendait. Depuis, au contact des auteurs et des lecteurs, j’ai appris à comprendre cet esprit si particulier qui fait le sel de la boîte.

Depuis 2013, j’ai fais pas mal de postes (graphiste, chargé de fabrication, éditeur, directeur éditorial) avant de me retrouver nommé Directeur général adjoint par Olivier Sulpice en 2022. Et depuis 2023 et le départ de JC Delpierre, je suis aussi rédacteur en chef. C’est assez dingue de regarder dans le rétro et de me remémorer ma première rencontre avec Lindingre et Vincent Solé il y a 12 ans.

Quels ont été les défis que tu as dû surmonter au moment de ta prise de poste ?

À chaque nouveau poste, le défi pour moi était d’appréhender un métier pour lequel je n’avais pas été formé à l’origine, avec comme seul bagage une passion pour la BD qui ne m’a jamais quitté depuis mon enfance.

Il faut savoir que, depuis son origine, Fluide Glacial édite un magazine mais aussi des albums présents en librairies. Le travail sur les albums m’a beaucoup stimulé car c’est quelque chose que je connais depuis toujours.

Pour le magazine, il a fallu que j’appréhende une rythmique propre à un journal qui mélange un paquet de style d’humour et de dessins différents. Cette petite musique qui fait que tout s’enchaîne bien n’est pas du tout la même que pour les albums. Je pense l’avoir fait mienne après deux ans, même si aujourd’hui, je pense que je dois encore pas mal travailler à comprendre ce qui fait qu’une couverture du magazine va cartonner et une autre moins.

Avec L’abbé on peut rire de n’importe qui avec tout le monde

FLUIDE GLACIAL quels sont ses tirages et ses fers de lance en terme de ventes ?

Le magazine est tiré à 70 000 ex. On vend entre 15 000 et 20 000 ex au kiosque en fonction des numéros, auxquels s’ajoute 18 000 abonnés qui restent extrêmement fidèles au magazine. Pour le numéro anniversaire, on a été plus ambitieux avec presque 100 000 exemplaires imprimés et les premiers retours semblent extrêmement positifs.

Du côté des albums, la maison d’édition a été longtemps portée par 3 séries phares, Les Bidochon de Binet, Litteul Kévin de Coyote et Sœur Marie-Thérèse de Maëster, et je trouve qu’elles illustrent bien la richesse et la variété des BD à Fluide. Et si on ajoute les albums de Gotlib, la série Idées noires de Franquin et les BD d’Édika qui ont toujours très bien fonctionné, on tient là les fers de lance historique de Fluide Glacial.

Mais depuis 2019 et la sortie du premier tome de Faut pas prendre les Cons pour des gens, l’ordre établi a beaucoup changé. Avec cette série, nous avons montré qu’il était encore possible aujourd’hui de vendre avec de l’humour adulte et surtout de faire rire un paquet de lecteurs.

Des séries comme Le Petit Théâtre des Opérations#LesMémés ou Gen War lui ont ensuite emboîté le pas. C’est vraiment génial de voir qu’il est désormais possible de lancer de nouvelles séries d’humour qui trouvent leur public alors que ça fait des années qu’on nous disait que c’était impossible.

La cerise sur le gâteau a été le beau succès de La Porte de l’univers de Goossens qui a surpris pas mal de monde. Goossens a depuis toujours été idolâtré par ses pairs mais ses albums ont toujours eu plus de mal à toujours un large public. Réussir à vendre près de 10 000 ex de son dernier album est un bel exemple de renouveau de Fluide. Il ne repose pas uniquement sur de nouveau auteur mais plus sur un manière de travailler les projets et de bien les accompagner lors de leur sortie.

Une intégrale de conneries

Quel a été ton premier contact avec ce magazine ? Ses séries cultes ?

Mon premier contact a été via les albums. J’ai lu Litteul Kévin très jeune chez un cousin et ce môme qui roule sur une bécane sans que ça ne choque personne m’a beaucoup plu. Ensuite, ça a été la découverte de Gotlib (toujours en album) et de Goossens qui m’ont amené à regarder de plus près le magazine. Mais dans ma famille, même si la BD a toujours été très présente, c’était plutôt école Pilote ou À suivre.

J’ai vraiment compris que Fluide était fait pour moi en 2012 lors d’un travail chez Casterman. Lindingre passait distribuer les nouveaux numéros de Fluide fraîchement arrivés et j’ai compris que l’essence de l’humour que j’aimais se trouvait encore là. Au delà des auteurs que je connaissais déjà, j’ai réalisé que le magazine était le croisement de l’humour de Tex Avery, des Monty Python, des ZAZ et des Nuls que je regardais beaucoup. Il faut savoir que pour les Nuls (et encore aujourd’hui pour Chabat), Gotlib était la référence en termes d’humour.

Sur les réseaux sociaux, l’humour de Gotlib est souvent pointé comme celui de Coluche ou Desproges qui ne pourrait plus passer aujourd’hui. Qu’en penses-tu ?

C’est toujours délicat d’affirmer qu’on ne « pourrait plus faire ça aujourd’hui ». Il faut replacer les choses dans leur contexte. Gotlib, Coluche ou Desproges évoluaient dans un cadre très normé, avec une forme de censure – morale, sociale ou institutionnelle – bien réelle. Leur humour visait justement à exploser ces carcans, à créer des brèches dans les discours dominants dans une période, mai 68, où le besoin de liberté était très fort.
Aujourd’hui, les cadres ont changé. Ce ne sont plus forcément des lois qui brident, mais plutôt des réactions collectives, notamment sur les réseaux sociaux, qui imposent des formes de contrôle de la part des auteurs. Mais je ne parlerai pas d’autocensure. Je pense qu’il y a encore beaucoup d’artistes qui savent jouer avec ces limites, et même s’en affranchir intelligemment. Prenons quelqu’un comme Aymeric Lompret : son humour est sans filtre, il va loin, mais avec une vraie finesse dans le fond et une intelligence d’écriture. Ce n’est jamais gratuit, et même quand ça dérange, ça fait réfléchir.

Le rire devient un déclencheur de pensée, pas juste un effet de provocation. Du côté de Fluide Glacial, je pense à Emmanuel Reuzé. Il a un humour qui peut, à première lecture, surprendre ou même heurter. Je me souviens d’une histoire de deux planches qu’il nous avait envoyée pour le tome 1, où des habitants déplacent des SDF installés devant chez eux en les tirant par les pieds sur la neige. Et la scène se répète car à chaque endroit que le SDF finit, quelqu’un râle et le déplace ailleurs. C’est dur, c’est cru, mais ça raconte quelque chose de très juste sur notre déshumanisation des personnes en situation de mal-logement. Ici, la cible est monsieur et madame tout le monde, pas les SDF. On l’a publiée parce qu’elle mettait précisément le doigt là où ça dérange, et c’est aussi ça, la force du rire.

Je suis convaincu qu’on peut encore rire de tout, à condition de le faire avec intelligence et gardant en tête qu’à Fluide, on rit “avec” et non pas “de”. Le but, ce n’est pas de choquer pour choquer, mais de provoquer un sourire qui amène à penser, à s’interroger. Le rire, chez nous, reste le cœur du projet, qu’il soit potache ou plus intello. Si en plus, il vient éveiller les consciences, alors c’est encore plus fort mais on aura toujours besoin d’une variété dans les teintes d’humour pour veiller à ne jamais être moralisateur.

Un album drôle et souvent dérangeant à ne pas mettre entre toutes les mains.

Durant la polémique autour de Bastien Vivès, Le PERVERS PEPERE de Gotlib était souvent invoqué par ses défenseurs…

Pervers Pépère, c’est un sujet intéressant, surtout dans le contexte des débats récents autour de Bastien Vivès. On garde souvent de ce personnage l’image d’un gros dégueulasse prêt à exhiber sa bite à tout-va. Mais quand on relit les albums, on réalise que c’est en réalité très rarement le cas. Ce que fait Pervers Pépère, c’est jouer avec cette image — celle du vieux libidineux — pour retourner les attentes du lecteur et le suprendre en livrant une blague potache, voire enfantine. C’est exactement là où réside le génie de Gotlib.

Avec ce personnage, le dernier créé par Gotlib et le seul développé uniquement pour Fluide Glacial, Gotlib dit beaucoup de sa vision de Fluide à ce moment-là. Il ne cherche jamais à choquer pour choquer. Il aime, en revanche, tordre le cou aux conventions, aux représentations toutes faites. Il joue avec cette idée qu’on attend de lui une blague salace, une provocation, et il répond souvent à côté, avec une pirouette drôle et bienveillante. C’est cette ambivalence qui fait, selon moi, l’ADN du Fluide de Gotlib : un journal pour adultes… restés enfants.

Dans les discussions autour de Vivès, certains ont invoqué Gotlib en parlant de ses parodies crues, mais il faut remettre les choses dans leur contexte. La période la plus radicale de Gotlib, c’était L’Écho des Savanes. Il y avait là une volonté d’exorciser la contrainte parfois étouffante de BD familiale à Pilote, d’aller au bout d’une liberté créative. Il s’y est lâché, oui : humour très cru, très scato parfois.

On évoque parfois la fameuse planche où Gotlib se met en scène en train de faire l’amour avec sa mère. Mais c’est Gotlib adulte qui imagine sa mère au même âge dans un cadre très psychanalytique. Ce n’est pas un fantasme gratuit jeté au lecteur. Oui, c’est frontal, mais c’est aussi profond — et c’est là tout l’humour de Gotlib : une liberté totale, sans jamais renier l’intelligence de fond.

Et à Fluide Glacial, ça s’est vite rééquilibré. Comme il le dit dans une interview pour les 20 ou 25 ans du journal, il a été un peu frustré au départ de Fluide de ne recevoir que des BD très crues car les auteurs se disaient : “C’est Gotlib, on a vu ce qu’il faisait à L’Écho, il aime quand c’est très cul”. Lui voulait au contraire créer un journal d’humour multiple, libre, où l’on pouvait rire de tout, mais sans systématiser la provoque.

On peut montrer une bite dans Fluide Glacial, oui, à condition que ça ait du sens et que ça serve une histoire. Mais en mettre une gratuitement, non. Et surtout, ça n’empêche pas d’avoir aussi des pages poétiques, absurdes ou plus intellectuelles. C’est même cette variété-là qui fait la richesse du journal.

Quelles sont tes relations avec la famille Gotlib ?

Très bonne ! Ce qui est très précieux aujourd’hui, c’est la relation de grande confiance qu’on entretient avec la famille de Gotlib — et notamment avec sa fille, Ariane. Ce lien permet de nourrir en profondeur l’esprit Fluide Glacial tel qu’on le défend aujourd’hui. En fait, je dirais même que le Fluide actuel est le fruit d’une accumulation : des auteurs passés par le journal, des anciens rédacteurs en chef qui m’ont appris tant de choses, notamment Jean-Christophe Delpierre, d’Olivier Sulpice et ses équipes à Bamboo, et tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont fait en sortes que l’on puisse célébrer les 50 ans de Fluide Glacial aussi joyeusement.

Avec Ariane Gotlib, un vrai travail de fond a été engagé. Elle a cette volonté forte que l’humour de son père ne soit jamais relégué au passé. Qu’on continue à en parler, qu’on continue à le faire vivre. Ce qu’elle apporte, c’est autant une énergie impressionnante qu’un regard tendre et lucide sur l’œuvre de Gotlib. Et c’est aussi, pour nous, un vrai bonheur humain : personnellement, j’ai pu découvrir à travers elle une facette de Gotlib que je n’avais jamais eu la chance de côtoyer.

Ce lien nous a poussés à remettre à plat et à réétudier tout le travail de Gotlib. Ce qu’il a cherché à faire avec Fluide, ce qu’il a expérimenté, ce qu’il a transmis. C’est une chance énorme. C’est ce qui a nourri de nombreux projets éditos :

  • La réalisation d’une compilation de ses éditos en 2023 ainsi que des petits livres sur son travail sur Pervers pépère ou sur la musique (2024 et 2025)
  • un projet de biographie dessinée que nous sortons à la fin de l’année, Gotlib, une vie en bandessinées, avec Julien Solé au dessin et Arnaud Le Gouëfflec au scénario. À travers douze chapitres, ils racontent des scènes clés de sa vie, ses choix, ses envies, son humour. C’est passionnant, drôle, touchant, tout en restant très Fluide (nov 2025 et déjà dans le mag).
  • Gotlib, l’œuvre complète qui est une grande entreprise que l’on mène avec Dargaud : la publication de toutes les planches de Gotlib par ordre chronologique. C’est un travail initié et pensé avec Ariane et Jean-Luc Gauthey. L’idée est simple mais ambitieuse : replacer chaque planche dans son contexte d’origine, dans la chronologie de la création. On comprend ainsi comment les Dingodossiers marquent un premier tournant dans l’écriture de Gai-Luron de la même manière que le lancement La Rubrique à Brac qui ouvre, progressivement, une nouvelle ère, plus libre, plus insolente encore qui l’emmènera aux BD pour L’Écho et Fluide. L’objectif est de publier une douzaine de volumes retraçant ainsi l’évolution de son humour, étape par étape, projet par projet. C’est un travail d’édition colossal, mais passionnant.

Et tout cela ne serait pas complet sans parler du Prix Gotlib, porté là encore par Ariane, son comité de sélection et son jury. Un prix qui célèbre les BD d’humour adulte (le seul) et qui a un jury qui permet de voir à quel point l’humour de Gotlib va bien au delà de la BD et touchent toute la culture française. Et grâce à cette énergie collective, on a envie de continuer à défendre cette idée d’un humour vivant, intelligent, joyeux et subversif.

Gotlib, Franquin, Edika, Binet, Goosens : on ne compte plus les légendes du 9 ème art qui sont passées par FLUIDE. En as-tu rencontré certaines ?

Mis à part Gotlib, Franquin, Lelong et les auteurs des années 1970 à 1989 qui n’était plus dans le journal dans les années 90, je pense avoir eu la chance de rencontrer tout le monde. J’ai pu travailler avec Goossens, Binet, Edika, Boucq, Foerster, Gimenez, Hugot, Margerin, Ferri et même Jacques Diament ainsi que tous les auteurs présents depuis les années 2010 et j’ai eu la chance durant ces 12 années de croiser le chemin de Maëster, Coyote, Larcenet, Sattouf, Blutch, Margaux Motin, Berberian et tellement d’auteurs qui ont marqué l’histoire de la BD.La grande chance qu’on a en travaillant à Fluide, c’est que même quand je suis arrivé en tant que graphiste freelance, j’ai pu être en contact avec tous les auteurs de Fluide avec qui la rédaction travaillait. Les auteurs sont très accessibles et, étant une petite équipe, tout le monde est concerné par chaque projet.

FLUIDE GLACIAL continue de sortir des BD exceptionnelles : celle de Reuzé, L’abbé ou récemment CHAPATANKA. Comment se gère cette cohérence éditoriale en interne ?

C’est la grande question. L’enjeu pour nous est de réussir à faire des albums qui peuvent trouver leur public en librairie tout en conservant pour le magazine un esprit Fluide qui peut parfois (souvent) être complétement dingue et avoir besoin de plus de liberté que lorsque l’on travail sur un projet d’album. Mais l’investissement des auteurs et leur ouverture quand à nos retours éditoriaux nous facilitent énormément le travail. Et nous même, en interne, nous essayons de nous remettre en question de façon constante et d’être le plus à l’écoute des auteurs, des lecteurs et des libraires car les albums, nous les faisons pour les auteurs mais aussi pour les lecteurs.

Pour l’équipe éditoriale, qu’il s’agisse du magazine ou des albums, l’enjeu pour nous est de parvenir à rester en retrait et d’éviter que nos goût persos m’empiètent sur le travail des auteurs et sur cet esprit Fluide Glacial cher à nos lecteurs tout en appréhendant au maximum les problématiques des libraires.

Concrètement, cela veut dire de d’éviter d’avoir des albums un peu trop patchwork constitués d’histoires marrantes les unes les autres mais qui fonctionnent mal toutes réunies en album. Pour cela, nous retravaillons les projets pour la publication en album, même s’ils sont depuis plusieurs années dans le magazine. Cela en sélectionnant les histoires (et parfois en mettant certaines de côté), en proposant aux auteurs de faire des ajouts ou compléments uniquement pour l’album afin mieux lier les histoires et en retravaillant certaines chutes ou cases.

Le succès des Vacances chez Pépé, mémé sorti en avril 2025 illustre bien l’intérêt de faire ce retravail pour la préparation d’un album. Guillaume Bouzard a commencé cette série dans les pages de Fluide Glacial en 2017 et lorsque nous avons préparé le projet avec lui et Anaïs, l’éditrice qui travaillait dessus, nous sélectionné les histoires qui fonctionnaient le mieux ensemble et essayer au maximum de donner de la cohésion entre ces histoires réalisées sur 8 ans. Guillaume a écrit une nouvelle histoire qui introduit très bien la série, redessiné de nombreuses pages pour retrouver une cohérence graphique entre les histoires et revus certains dialogues et chute. Pour nous, c’est une petite victoire que cet album ait pu trouver son public dans une année difficile pour les libraires et avec un pur Esprit Fluide Glacial qui peut parfois surprendre les lecteurs en librairie.

CHAPATANKA: un Fargo Glacial !

L’esprit Fluide, c’est quoi ?

Pour les 50 ans, nous avons beaucoup réfléchi à ce qu’était l’Esprit Fluide Glacial. Pour moi, il est constitué de l’humour de Gotlib des origines (de Fluide, pas de sa carrière) et repose sur 2 piliers : les auteurs et les lecteurs. L’humour de Gotlib et la teinte qu’il a voulu donner à Fluide Glacial est un humour libre et varié mais reposant majoritaire sur de l’absurde et un goût du beau dessin et qui cherche à surprendre le lecteur.

L’Écho des Savanes a été un défouloir pour lui mais il souhaitait éviter que Fluide ne devienne que ça. Selon ses propres mots en 1995, “Fluide c’est une ligne pas obligatoirement zizi, pipi, caca, prout, à l’inverse de l’Écho. Moi, ça ne m’intéressait plus du tout, j’avais tourné la page. Il pouvait accepter un humour potache à condition que ça serve une histoire et surtout que ça soit contrebalancé dans le magazine par des BD avec un humour plus léger, ou noir, ou intello.

L’autre élément important pour bien comprendre Fluide est le goût de Gotlib mais aussi des premiers auteurs pour MAD magazine. L’outre l’humour juif new yorkais de MAD, il a été marqué par cette idée qu’un gag pouvait être deux fois plus forts à partir du moment où il été contrasté par un dessin réaliste ou semi-réaliste. Cela se voyait dans Fluide avec Alexis, Solé, Boucq, Goossens, Gibrat, Masse et tant d’autres auteurs. À cette référence, il faut ajouter le goût pour le no-sense anglais des Monty Pythons et une forte connaissance des codes de la BD Franco-belge.Enfin, la surprise pour le lecteur est vital pour comprendre cet humour. Elle se vit lors de la lecture du magazine où chaque histoire a un humour et un dessin qui contraste avec l’histoire précédente mais aussi au sein des histoires où le jeu est d’amener le lecteur là où il ne s’attend pas tant que ça finit pas un rire. Les albums des Éditos de Gotlib ou La Farce cachée de Pervers pépère évoque en profondeur se rapport au lecteur, vital pour Fluide Glacial.

À partir de là, Fluide s’est construit sur des auteurs réguliers qui créaient leur propre humour au sein de cet Esprit Fluide et qui l’ont adapté à leur manière tout étant toujours très conscient du monde qui les entoure. Quand aux lecteurs, on a réalisé au début des années 2020 qu’ils étaient les gardiens de l’Esprit Fluide tout en comprenant ses évolutions nécessaires tant qu’on restait proche d’une volonté de surprendre, de rester absurde, d’avoir du beau dessin et bien sûr de faire rire.

Parlons de l’inclusivité. Les auteurs de FLUIDE restent très masculins, non ?

Effectivement, ils sont majoritairement masculins mais ça n’est pas notre volonté. Depuis 12 ans où je suis à Fluide, j’ai pu constater une vraie volonté d’ouvrir le magazine à des autrices. Quand l’univers de la BD a commencé enfin à s’ouvrir aux autrices dans les années 2000, Fluide a commencé à travailler avec Isa, Claire Bouilhac ou encore Camille Burger mais elles étaient encore peu nombreuses dans le magazine. Au tout début des années 2010, avec l’explosion des blogs BD, il y a eu une vraie ouverture avec de nombreuses autrices talentueuses (Margaux Motin, Leslie Plée, Madeleine Martin, Véronique Cazot,…) mais avec l’idée de créer une autre version de Fluide, Fluide .G, qui serait plus adapté aux lectrices de l’époque. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.

Pour l’équipe actuelle, nous pensons que le magazine est l’endroit parfait pour un bon nombre d’autrices qui correspondent parfaitement à cet Esprit Fluide Glacial. Nous avons accueilli de nombreuses autrices sur les 5 dernières années (Stella Lory, Nena, Maud Chalmel, Laetitia Coryn, Virginie Augustin, Eve Marie, Maëlle Réat entre autres) et cela va continuer. Et c’est sans parler de nos auteurs qui n’ont pas pour vocation de faire du grivois ou de propager un humour purement masculin mais qui cherche à parler à de nombreux lecteurs et lectrices. On constate qu’en dédicace, les lectrices sont de plus de en plus nombreuses et ça se voit aussi dans l’évolution de nos abonnements où nous sommes actuellement autour de 65-70% de lecteurs pour 30-35 % de lectrices (sans compter les couples qui lisent tous deux le magazine).

FLUIDE GLACIAL fête ses 50 ans. Qu’est-il prévu ?

Déjà, il y a beaucoup de choses au niveau événementiel afin d’aller le plus possible au contact de nos lecteurs. Les événements du début d’année (marathon de Givry en mars, Fête des 50 ans en avril, Bouclage délocalisé à Lille en mai) semblent avoir suscité pas mal d’envies chez nos amis libraires car nous recevons beaucoup de demandes et sommes obligés de faire des choix car nous sommes une petite équipe, que nous avons déjà beaucoup sollicité nos auteurs et que nous devons aussi avancer sur l’éditorial. Mais il y a quand même déjà des dates à venir qui sont actées et d’autres à confirmer :

  • Fin septembre : Bouclage délocalisé à Lyon
  • Fin octobre : Quai des Bulles à St-Malo
  • En novembre :
    • Mini-festival Gotlib à la librairie Bulles du Mans
    • Mini-festival Fluide Glacial à Rennes
  • En décembre :
    • Mini-festival Fluide à Brest

Et surtout, au niveau éditorial, nous sommes sans doute sur l’année la plus dense et complète pour Fluide Glacial depuis une quinzaine d’années avec :

  • Un hors-série sur les Affaires non classées de Fluide Glacial qui sort en septembre et qui rassemblera des enquêtes de nos personnages sur d’étranges disparation dans l’univers Fluide Glacial.
  • Gotlib, une vie en bandessinées de Julien Solé et Arnaud Le Gouëfflec – une bio sur Gotlib en 12 étapes de sa vie, de sa jeunesse à la création de Fluide Glacial
  • Une fin d’année très Reuzé :
    • un album special de Faut pas prendre les Cons pour des gens qui rassemble ses pages sur le mal-logement et qu’on réalise en collaboration avec la Fondation pour le logement qui recevra 2€ par album vendu
    • La Limite n’a pas de connerie – tome 2 (du pur Reuzé qui manie l’humour absurde comme les plus grands, de Gotlib à Goossens en passant par Boucq)
  • Deux albums historiques et toujours aussi marrant de Julien Hervieux :
    • mai : Mystères et arnaques – un collectif sur les plus grands mystères de l’histoire
    • novembre : Un nouveau tome du Petit Théâtre des opérations – Les Guerres Napoléoniennes (succès surprise de 2024)
  • Des albums qui soulignent le talent de nos auteurs emblématiques :
    • Gotlib – œuvre complète : une intégrale ambitieuse en plusieurs volumes que nous étions avec Dargaud
    • Idées noires – Les Origines de Franquin : Recueil graphique qui revient sur la création des idées noires avec de nombreux croquis, roughs, scénarios jamais vu ainsi qu’une idée noire inédite.
    • Anthologie Goossens : ses meilleurs histoires de 1977 à 1990
    • Le Necronomickey de Foerster : le nouveau album de Foerster qui s’aventure sur les terres de Lovecraft
    • Paracuellos – volume 3 de Gimenez: le dernier volume (inédit en France) de la série qui a initié l’auto-biographie en BD
  • De nombreuses nouveautés dont nous sommes très fiers et qui illustrent bien le talent de nos auteurs et le travail éditorial que nous faisons à Fluide depuis quelques années :
    • Le Meilleur ami du chien de Guerse et Lhote(juin)
    • Gen War – tome 03 de Mo/CDM (juin)
    • Capitaine espace de L’abbé (juillet)
    • Un Petit pas pour l’homme, un croche-patte pour l’humanité de Libon (septembre)

Un dernier mot pour nos lecteurs ?

Beaucoup de choses ont été dite mais il me reste plus qu’à vous convier à la fête, que ce soit lors de nos événements ou tout simplement en achetant un mensuel afin que vous puissiez constater vous-mêmes de la vitalité du magazine et des bienfaits de lire du Fluide Glacial !

Clément et une équipe, tout sauf glaciale !

11 comments

  • JB  

    Merci pour cet entretien qui nous fait découvrir les coulisses d’une institution que je ne connais finalement que très peu, par le biais de quelques albums (des Gotlib tardifs, la série des « Petit théâtre » adaptant les héros oubliés et mésaventures de la Grande Histoire racontés par l’Odieux connard). J’avoue que de l’extérieur, j’ai également cette image de « zizi-pipi-caca » évoquée, qui semble plus proche de l’Echo des Savanes. Fort heureusement, la BU où je travaille est abonnée, je vais pouvoir me rattraper !
    PS : tiens, j’ai l’album ENORME ENQUÊTE… lecture étrange s’il en est, également dans l’absurde façon Monty Python si cher à Gotlib !

    • Bruce Lit  

      Je n’ai qu’un souvenir très lointain de l’Echo des Savanes

  • Fletcher Arrowsmith  

    Bonjour.

    Quel plaisir de lire cette interview qui complète à la perfection les deux articles précédents.

    Je suis un novice en FG. Pourquoi ….. ? pas tombé dedans quand j’étais petit. Surement aussi trop subversif pour la cellule familiale.

    En tout cas les rares fois où je tombe sur un mag ou un album je lis avec plaisir.

    Content de découvrir les coulisses et pour ma culture l’influence et l’importance de Gotlib, un autre inconnu pour moi.

    Important : les chiffres des tirages presse. Ouf il y a encore des gens qui achète des mag ou de la presse (je ne parle pas de l’équipe ….. no comment).

    L’outre l’humour juif new yorkais de MAD, il a été marqué par cette idée qu’un gag pouvait être deux fois plus forts à partir du moment où il été contrasté par un dessin réaliste ou semi-réaliste voilà ce que j’aime lire (ou voir ou entendre).

    Et longue vie à Aymeric Lompret. Le voir citer sur le blog dans un article, c’est nickel.

    • Bruce Lit  

      Merci Fletch.
      Egoïstement, cette interview répond à plein de questions personnelles que je me posais sur le rire aujourd’hui.

      • Eddy Vanleffe  

        Oui, ça se voit un peu que l’interview tend vers l’interrogation plus globale que l’on se pose sur l’humour, sa portée, son sens.
        Je lis la réponse où Clément explique un gag sur les sans-abris. c’es très révélateur, il y a des circonstance où on est obligé d’expliciter ce qu’est l’humour, l’ironie…
        L’humour ne fonctionne que si l’on présuppose l’intelligence du lecteur/spectateur.
        si on est obligé de dire pourquoi telle blague (même de mauvais goût) est drôle. C’est comme ça qu’on verse dans la leçon de morale.
        Je ne suis pas un « fondu » de Fluide Glacial, J’ai toujours préféré Gotlib chez Dargaud que sur Rhââ^Lovely etc…
        mais il y avait un ton sale gosse largement plaisant.

  • Bruno. :)  

    … Jamais été ffffranchement client de l’esprit général, mais les quelques qui me sont passés entre les mains (dans ma jeunesse) se sont laissés lire ; mais c’était il y a longtemps.
    Je n’ai jamais fonctionné à l’humour de Gotlib : c’est, évidemment, graphiquement abouti, cela-dit. Binet, lui, j’aime vraiment pas ses Bidochons, par exemple ! Pour le coup, on rit vraiment d’eux, et pas avec eux, je trouve : c’est facile au possible. Je l’apprécie mieux dans l’autobiographie.
    Mais je suis véritablement largué : l’auteur le plus « récent » de ce journal qui m’ait vraiment fait rire, c’est Edika (graphiquement puissant), c’est dire !
    C’est, en effet, une interview éclairante : c’est une entreprise qui m’a l’air terriblement sérieuse, ce magazine.

    • Bruce Lit  

      M’enfin !
      Et les IDEES NOIRES de Franquin?

      • Bruno. :)  

        Hében, ça aussi, ça remonte à loin. Et, malgré toute la maestria de l’Artiste -quej’aimequej’aimequej’aime profondément…-, je n’étais pas mdr, à la lecture : loin s’en faut ! Il m’a démoli pour le compte, à l’époque. Je l’avais refilé, tellement je n’osais même plus le feuilleter et, il n’y a pas longtemps (c’est cosmique !), ma soeur m’en a offert un exemplaire réédité… Elle a du se dire :  » Tiens ! C’est le mec qui fait Lagaffe, ça va faire rigoler Bruno… ».
        Ce sera donc une partie de l’héritage que je laisserai, malgré moi, derrière moi : faut écouter les signes du destin !

  • Ludovic  

    Trés chouette et trés riche interview: je m’étais pris ce numero zéro et aussi quelques albums réedités pour les 40 ans ! Fluide, pour moi ça reste beaucoup Gotlib, Binet et ce chef d’œuvre absolu qu’est les IDEES NOIRES de Franquin (même si les premières planches sont d’abord parues dans SPIROU à l’époque du TROMBONE ILLUSTRE) mais c’est vrai qu’il il y a eu une capacité à accueillir des dessinateurs de tous horizon par la suite, Larcenet, Sattouf, Blutch, Berberian (j’aimais bien ses chroniques sur sa cinéphilie un peu déviante)… bref beaucoup de bons souvenirs.

  • JP Nguyen  

    Une interview très… fluide !
    Lecteur occasionnel dans les années 90-2000, je n’avais pas perçu l’importance de l’héritage de Gotlib.
    Intéressant d’avoir une idée du niveau des tirages et des ventes.
    Le parcours professionnel de l’interviewé est étonnant.

  • Présence  

    Quelle généreuse interview.

    Ça fait plaisir de retrouver nombre des auteurs qui ont été cité dans les commentaires des deux autres articles de la semaine, estampillés Fluide Glacial.

    Faut pas prendre les Cons pour des gens : feuilleté en librairie, je n’ai pas encore succombé. Le Petit Théâtre des Opérations : excellente série, je ne rate plus un seul tome.

    La Porte de l’univers de Goossens : j’ai beaucoup aimé.

    les-bd-de-presence.blogspot.com/2022/09/la-porte-de-lunivers.html

    C’est toujours délicat d’affirmer qu’on ne « pourrait plus faire ça aujourd’hui ». Il faut replacer les choses dans leur contexte. […] Aujourd’hui les cadres ont changé. – 100% d’accord.

    J’ai beaucoup aimé l’analyse de l’Esprit Fluide, ainsi que la distinction entre L’écho des savanes et Fluide Glacial.

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