BRUCE SPRINGSTEEN : une vie sur pellicule

Focus : Bruce Springsteen et le cinéma

Une analyse de celui qui est né pour courir FLETCHER ARROWSMITH

La sortie sur grand écran fin octobre du film SPRINGSTEEN : DELIVER ME FROM NOWHERE est l’occasion d’explorer les liens entre Bruce Springsteen et le cinéma. Le plus Springsteenien de l’équipe de Bruce Lit, Fletcher Arrowsmith, ne s’est pas fait prier longtemps pour nous raconter cela.

Depuis son premier album, en 1970, Bruce Springsteen entretient avec le 7ème art des liens profonds, pas forcément décelables au premier abord. Il aura d’ailleurs fallu attendre 2000 et le film HIGH FIDELITY pour voir à l’écran une apparition du chanteur. Et 2025 pour l’adaptation d’une partie de sa vie au cinéma avec le film de Scott Cooper : SPRINGSTEEN : DELIVER ME FROM NOWHERE, qui revient sur le difficile genèse de NEBRASKA. Les chansons de Bruce Springsteen transpirent de marqueurs cinématographiques à travers des descriptions très visuelles, avec en trame de fond des aller-retours permanents entre ses textes et le cinéma. Au fil des décennies, la frontière devient tellement étroite qu’on ne sait plus si, désormais, c’est Bruce qui trouve son inspiration dans le cinéma ou bien le contraire.

12 chroniques sur les oubliés de l’Amérique
©Bruce Springsteen

L’écriture cinématographique de Bruce Springsteen

La musique de Bruce Springsteen se définit essentiellement par des textes représentant la lutte des classes et les marginaux avec, en toile de fond, le rêve américain. Ses inspirations trouvent leurs sources dans les films classiques américains décrivant de grands espaces ou mettant en scène des ouvriers luttant pour leur survie dans l’Amérique profonde. L’adaptation des RAISINS DE LA COLÈRE par John Ford est en un parfait exemple qui verra sa consécration dans l’album THE GHOST OF TOM JOAD, mettant en musique les personnages de John Steinbeck. Car ce que chante Bruce Springsteen, ce sont avant tout des histoires. De celles qui nous plongent dans l’intimité des hommes et des femmes, se débattant dans les tragédies composant la grande toile sombre de la vie. Le virage est clairement pris à la fin des années 70 avec la trilogie DARKNESS OF THE EDGE OF TOWN, THE RIVER et enfin l’âpre et acoustique NEBRASKA.

Les textes du Boss proposent régulièrement une structure narrative très cinématographique avec une caractérisation des personnages, des décors et des paysages. Le songwriter, en plus d’imposer son stylo comme une caméra, pose son regard sur son décor, installe une atmosphère qui sera complétée par des verbes d’actions ou des descriptions pour instruire soit du mouvement, soit une progression dans l’histoire à l’instars d’un art séquentiel. Il a aussi recours dans son écriture aux flashbacks ou changements de point de vue, techniques fréquentes du cinéma.

Par exemple, JUNGLELAND, qui clôture l’album BORN TO RUN, est souvent décrite comme un mini-film à elle seule du fait de son évolution narrative. La chanson raconte l’histoire tragique de deux jeunes marginaux dans les rues tentaculaires d’une ville, avec une montée en intensité dramatique qui culmine dans un final dévastateur. Les images et les émotions évoquées sont si vivantes qu’elles pourraient facilement être transposées à l’écran sans perdre de leur impact.

JUNGLELAND : Live at Madison Square Garden, New York, NY – June/July 2000
© Bruce Springsteen & The E Street Band

L’influence de Bruce Springsteen sur le cinéma

De nombreux cinéastes revendiquent une inspiration springsteenienne : John Sayles (LONE STAR, CITY OF HOPE) cite The RIVER comme influence majeure de sa carrière ; il utilisera IT’S HARD TO BE A SAINT IN The CITY dans BABY IT’S YOU avant de devenir réalisateur attitré de clips pour Springsteen.

Brian De Palma, réalisateur emblématique du Nouvel Hollywood dont les thèmes croisent ceux du Boss, signe le clip de DANCING IN THE DARK avec en guest Courteney Cox, la future Monica de la série FRIENDS. Jusqu’à Steven Spielberg dont la trajectoire épouse celle du boss en cette année 1975 qui marque les sorties de JAWS et BORN TO RUN, lançant définitivement leur carrière. Le réalisateur utilisera STAND ON IT dans READY PLAYER ONE.

HIGHWAY PATROLMAN
© Bruce Springsteen / Colombia Pictures

L’onde de choc Springsteen passe aussi par des récits explicitement modelés sur ses chansons. Sean Penn fonde son premier film, The INDIAN RUNNER, sur HIGHWAY PATROLMAN (album NEBRASKA), renouant avec une veine à la Terrence Malick (LA BALADE SAUVAGE), évoquée également dans le film de Scott Cooper. Gurinder Chadha pousse l’hommage jusqu’à la comédie musicale pop avec BLINDED BY THE LIGH (2019), où les paroles deviennent des tableaux vivants qui redonnent sens et élan à un adolescent britannique dans l’Angleterre thatchérienne.

Des séries adoptent sa grammaire morale et sociale. SHOW ME A HERO, l’excellente mini-série de David Simon (THE WIRE) et Paul Haggis, dont les scripts semblent tout droit sortis de l’œuvre de Bruce Springsteen, est construite autour de 12 chansons du Boss dont la ballade mélancolique GAVE IT NAME présente sur TRACKS :

GAVE IT NAME dans SHOW ME A HERO
© HBO / Bruce Springsteen & The E Street Band

Au-delà des références, son imaginaire social et sentimental façonne des figures de laissés-pour-compte cinégéniques : travailleurs précaires, cœurs cabossés, quête de rédemption. Son écriture sert de boussole à des auteurs qui filment, comme lui, la friction entre rêves modestes et systèmes écrasants.

La contribution de Bruce Springsteen au cinéma

Juste retour des choses, par leur capacité à provoquer des émotions, autant par la rythmique que par les textes, l’industrie cinématographique va s’emparer des chansons de Bruce Springsteen, utilisées des centaines de fois dans des films. Les thèmes récurrents tournant autour du travail, de l’espoir, de la dépression, de la survie ou encore de la rédemption en font des morceaux prisés et parfaits pour illustrer des climax dans les films. Souvent en toile de fond, les chansons de Bruce Springsteen accompagnent les rencontres et les aventures des laissés-pour-compte américains qui se débattent contre l’ordre établi. Mélodieuses, elles sont également propices à illustrer des rencontres amoureuses, le Boss ayant beaucoup chanté l’amour.

On peut citer le film de Cameron Crowe, JERRY MAGUIRE, où le personnage interprété par Tom Cruise arrive à rebondir en écoutant BORN TO RUN ; puis, plus tard, on notera l’utilisation lors d’une séquence plus intimiste de SECRET GARDEN, chanson écrite pendant les sessions de PHILADELPHIA.

Dans COPLAND, comment ne pas fondre devant la déclaration d’amour d’un Sylvester Stallone en quête de rédemption pour le personnage d’Annabella Sciorra, STOLEN CAR tournant sur la platine.

Plus joyeux, la surprenante et sûrement meilleure utilisation d’une chanson de Bruce Springsteen, I’M ON FIRE, dans PALOMBELLA ROSSA de Nanni Moretti, extrait de BORN IN THE U.S.A. Signalons au passage que la tracklist de ce même album sert d’ailleurs de fil rouge au LIVRE DE JOE de Jonathan Tropper, au style également très cinématographique.

I’M ON FIRE dans PALOMBELLA ROSSA de Nanni Moretti
© RAI / Bruce Springsteen & The E Street Band

Bien évidemment, devant tant de succès, il fallait bien que Le Boss se confronte à un exercice loin d’être évident : l’écriture de chansons originales pour des films. Son premier essai est un coup de maître. À la demande de Jonathan Demme, il compose STREETS OF PHILADELPHIA en 1993, comme titre-phare du film PHILADELPHIA. C’est un succès immédiat qui lui vaudra un oscar. À partir d’une mélodie dépouillée et de paroles simples, la chanson restitue le ton mélancolique du film, et porte son attention sur l’homme de la rue. Le clip réalisé par Jonathan DEMME lui-même, voit le chanteur déambuler dans les rues quasi-désertes, à l’exception de quelques laissés-pour-compte, de la ville de Philadelphie.

STREETS OF PHILADELPHIA
© TriStar Pictures / Bruce Springsteen et Jonathan Demme

Fort de ce coup de maître, le compositeur va récidiver avec MISSING pour le film CROSSING GUARD de Sean Penn. Sean Penn encore, mais cette fois-ci acteur dans DEAD MAN WALKING de Tim Robbins avec une nouvelle composition originale du Boss. Puis THE WRESTLER clôturant le film éponyme de Darren Aronofsky en 2008. Bruce Springsteen se fait rare mais sait choisir ses projets avec des films sortant des standards d’Hollywood. Ses textes illustrent une nouvelle fois l’américain ordinaire, l’ouvrier qui se bat pour vivre ou survivre ou en quête de rédemption comme dans THE FUSE (disponible dans l’album du renouveau THE RISING), pour le très mésestimé film de Spike Lee, LA 25e HEURE.

Et la composition complète d’une bande son ? Figurez-vous qu’elle existe… mais pas le film. Entre 2005 et 2006, Bruce Springsteen a enregistré 11 titres, dont certains sans texte, qui auraient dû constituer l’OST d’un western spirituel. Ces morceaux ont été rassemblés dans l’album FAITHLESS, faisant partie du coffret TRACKS II : THE LOST ALBUMS sortie en juin 2025.

Nebraska
©Bruce Springsteen

Pour finir sur le thème contribution avortée, rappelons-nous que la première version de BORN IN THE U.S.A, en acoustique conçu pendant NEBRASKA, est née d’un projet de film que Paul Schrader développera sous le titre ELECTRIC BLUE ; Schrader envisageait Springsteen comme acteur. Le thème n’est pas un hymne patriote mais le retour brisé d’un GI du Vietnam, à l’ADN profondément cinématographique.

Que ce soit par les images provoquées par l’écoute de ses chansons, l’utilisation de sa musique dans les films, son influence sur les cinéastes, ou ses propres contributions à des bandes sonores, Springsteen a laissé une marque indélébile sur le cinéma. Cette relation réciproque n’a cessé d’évoluer et de s’enrichir au fil des décennies, mais elle est restée constante, prouvant que Bruce Springsteen est bien plus qu’un simple musicien de Rock’n Roll. Au crépuscule approchant d’une carrière immensément riche, Bruce Springsteen est désormais considéré comme un conteur visuel exceptionnel dont les mots ne cessent de raisonner autant en musique que sur pellicule.

(a) Ed Illustratrice

La BO : DEAD MAN WALKING par Bruce Springsteen

One comment

  • zen arcade  

    Bravo Fletch.
    Superbe article, très complet.
    J’apprécie particulièrement la première partie où tu évoques le côté narratif et très visuel des textes de Springsteen (particulièrement marqué dans la période de grâce qui va de 1975 à 1984).
    La période où il fait évoluer sa plume de plus en plus vers l’épure (après deux premiers albums logorrhéiques sous influence Dylan pas très bien digérée) jusqu’à culminer avec le génial Nebraska.
    Tiens sinon, connais-tu l’anecdote selon laquelle l’improvisation de De Niro dans Taxi Driver avec son You talkin’ to me est inspirée d’un concert de Springsteen auquel avait assisté De Niro ?

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