Eyes Wide Open (Dans les yeux de Billie Scott)

Dans les yeux de Billie Scott par Zoe Thorogood

Un article de BRUCE LIT

VO : Avery Hill

VF : Bubble Bd

1ère publication le 6/12/23 – MAJ le 02/08/23

Maximum Spoil ! C’est la fin du bouquin !
© Avery Hill / Bubble BD

DANS LES YEUX DE BILLIE SCOTT est la première BD écrite et dessinée par Zoe Thorogood une jeune anglaise de 23 ans.
Coup de coeur de notre ami Thomas Mourier que nous avions invité ici et de l’équipe Bubble Editions qui s’est mis en tête de l’éditer par financement participatif après le surprenant MOON DEER de Yoann Kavege.

Avec son physique androgyne et disons-le un peu cracra, Billie Scott n’est pas très jolie. En fait, elle s’en fout de son apparence ou de sa vie sexuelle, elle passe sa vie cloitrée dans une piaule d’une résidence étudiante à peindre des tableaux en espérant être exposée.

Son monde bascule lorsqu’elle apprend que sa candidature est retenue dans une galerie et qu’elle a 15 jours pour peindre 10 tableaux reflétant sa vision du monde.
Le défi se corse lorsque Billie apprend qu’elle perdra la vue dans ces 15 jours arrivant et qu’elle doit en conséquence produire pour la première et dernière fois l’oeuvre de sa vie.

Les rétines de Billie se décollent après une baston.
© Avery Hill / Bubble BD

La jeune femme qui vivait en recluse sort de sa turne pour arpenter le monde des déclassés -musiciens, clodos et autres paumés- à la recherche d’inspiration. C’est une course contre la montre : elle doit trouver et peindre 10 sujets avant de devenir aveugle et que son pécule, 100£ ne fonde comme neige au soleil.

Une course contre la montre, la cécité et l’angoisse de produire une œuvre mineure, voilà qui est original sans l’être puisque Zoe Thorogood reprend peu ou prou les points de départs des AMANTS DU PONT NEUF de Léo Carax (cécité de l’héroïne et même appétence pour les clochards célestes) ainsi que du fabuleux LE SCULPTEUR de Scott McCloud où le héros disposait de 200 jours pour produire l’oeuvre de sa vie avant de mourir.

Mais ne soyons pas trop dur, il y a pire comme références et Zoe Thorogood s’approprie cet univers avec fougue et élégance. Son trait fin, son découpage harmonieux, sa bichromie inspirée sont un régal pour les yeux du lecteur de bd le plus blasé. Voici une signature graphique affirmée qui ne singe personne et immédiatement parlante.

Une spirale ascendante ou descendante ?
© Avery Hill / Bubble BD

Thorogood emploie le langage de la jeunesse contemporaine sans sacrifier le fond à la forme. Il sera même délicieux de penser qu’elle ne donnera pas d’eau croupie pour alimenter le moulin des vieux cons. Cette gamine de 20 ans n’a pas que des qualités (préférer Green Day à Black Sabbath est passible d’excommunication en ces lieux) mais ses amis et elles parlent d’art, de vie et de peinture quand on les imaginerait collés sur les réseaux sociaux à poster des photos de chats.

L’autre bon point est de se régaler du sens de l’observation de cette jeune femme qui parvient grâce à son art à percer les traits de personnalité des personnes qu’elle aborde sans jugement avec un caractère aimable et attachant.
Son parcours ressemble souvent à celui inversé du héros d’INTO THE WILD : l’un quittait la ville pour communier avec la nature sans qu’aucune de ses rencontres ne viennent le faire dévier de son projet initial quand Billie Scott effectue un road trip urbain en rattrapant le retard accumulé dans ses relations humaines.

Des cauchemars autour de la peur de devenir aveugle que l’on aurait aimé plus nombreux
© Avery Hill / Bubble BD

Les rencontres et par moment le concept de Thorogood manquent d’intensité. Billie Scott, à quelques scènes près, ne semble pas plus préoccupée que ça de perdre la vue et sa deadline pourrait être celle d’un partiel ou d’un travail de fin d’étude sans que l’histoire n’en aurait été fondamentalement modifiée. En cela la fin du récit est plus solide que son milieu et Thorogood fait montre d’une véritable habileté à transformer les faiblesses de son histoire en force.

Elle le fait avec des dialogues ciselés et souvent inspirés quelque peu gâchés par un lettrage ridiculement petit. Sans doute un effet d’immersion pour donner au lecteur l’impression de devenir aveugle à son tour ?
Mais globalement, DANS LES YEUX DE BILLIE SCOTT fait montre d’une maîtrise impressionnante pour un premier roman graphique et amènera son lecteur autour du débat passionnant entre arts mineurs et majeurs.
L’art peut-il sauver la vie ? Est-il possible de vivre et créer ? Est-il des artistes heureux ? Les tableaux de Billie Scott sont autant de séquences d’une époque, de 10 témoins d’une humanité qui ne veut pas mourir même en étant condamnée amour.

Des planches délicates et bien construites
© Avery Hill / Bubble BD

DANS LES YEUX DE BILLIE SCOTT comme la fin d’ABBEY ROAD met en corrélation l’amour que l’on prend et celui que l’on donne. Sans sa cécité, Billie n’aurait sans pas été soutenue dans ses créations, son malheur fait son bonheur. Un peu comme l’héroïque Michael J Fox qui déclare que la maladie de Parkinson qui afflige ses fans est la meilleure chose qui lui soit arrivée dans la vie au regard de l’amour qu’il a reçu.

A l’heure où des illuminés souillent des œuvres d’art de soupes de tomates en violant le sanctuaire de ce que l’humanité a de meilleur, DANS LES YEUX DE BILLIE SCOTT avec la force de ses idéaux rend la vue à ceux que le cynisme et la crasse de cette époque avait obstrué les miroirs de l’âme. Reste à savoir si Zoe Thorogood est championne de flipper…

Une jeune créatrice appelée à de grandes choses.
Capture d’écran Twitter

La BO du jour



24 comments

  • Fletcher Arrowsmith  

    Bonjour Bruce,

    en voilà un article et une artiste rafraichissante à l’image de TILLIE WALDEN, ma chouchoute. J’attendais avec impatience de ce savoir ce que valait cette première oeuvre de Zoe Thorogood, et donc j’en conclue qu’elle se retrouvera bientôt à la maison. Très fan de cette nouvelle vague d’auteur/artiste indépendants qui apportent de la fraicheur dans l’univers cloisonné des comics. C’est d’ailleurs souvent des femmes qui me font la plus forte impression, avec une sensibilité qui manquait. Citons encore Mariko Tamaki (CET ETE LA, MES RUPTURES AVEC LAURA DEAN) ou encore RAINA TELGEMEIER (SMILE, DRAMA, GHOSTS)

    préférer Green Day à Black Sabbath : je n’aime encore plus que cette Billie

    débat passionnant entre arts mineurs et majeurs.
    L’art peut-il sauver la vie ? Est-il possible de vivre et créer ? Est-il des artistes heureux ?
    : de bonnes questions. Je suis plutôt de ceux qui pense que l’art est une catharsis avant tout pour leur auteur assez malheureux.
    Ces thèmes me font penser à BLUE PERIOD, un de mes mangas de l’année.

    AMANTS DU PONT NEUF de Léo Carax, LE SCULPTEUR de Scott McCloud : paye des références de luxe. De quoi achever les plus sceptiques quand on cite ces deux chef d’œuvres.

    La BO : THE WHO, évidemment. Génial.

    • Tornado  

      Une autre autrice que j’ai repéré ces dernières années : Mara.

      • Fletcher Arrowsmith  

        Celle qui a fait CLUES ? Excellent, coup de cœur à la maison.

        • Matt  

          Ah tiens oui je l’ai repéré ce CLUES, mais pas pris.

    • Bruce lit  

      La finesse et la sensibilité de CET ETE LA plane effectivement au-dessus de ce roman graphique.
      Je fais partie de ceux qui croient en ce que l’art peut sauver la vie et lui donner un sens. J’ai lu hier soir LA BIBLIOTHECAIRE D’ASUCHWITZ qui en est l’exemple absolu : tenir une bibliothèque de 8 livres au coeur de l’enfer pour s’accrocher au peu de sens d’un camp d’extermination.
      Plus posément, la notion de commerce essentiel apposé tardivement aux librairies rappelle qu’il y a une vie après le streaming.

      • Matt  

        ça me fait penser au vieux condamné dans LES EVADES qui tient la bibliotheque, et qui ne veut pas être libéré au final, parce que ça fait 40 ans ou plus et il ne connait plus le monde extérieur. Et se suicide.

        • Jyrille  

          Pour moi, le destin de ce personnage rappelle surtout que la prison n’est sans doute pas la bonne solution.

          • Matt  

            Oui aussi.
            Enfin…il faut bien mettre hors d’état de nuire les personnes dangereuses malgré tout.
            Mais la solution miracle je la connais pas. Ils ne devraient pas en tous cas être livrés à eux mêmes en étant relachés si ça fait x temps qu’ils étaient enfermés. Au final s’il ne voulait pas sortir, pourquoi ne pas en faire un membre du personnel de la prison qui gère la bibliotheque ?
            Enfin je sais pas, on part dans une réflexion trop compliquée là.

            Mais je vois aussi dans ce perso quelqu’un qui s’est trouvé un truc qui lui plait dans un environnement pas génial.

        • Bruce lit  

          Ah ouais ! Bien vu. Et il y a une scène analogue dans LA BIBLIOTHECAIRE lorsque « le chef de service » de la bibliothèque se suicide pour ne pas voir son travail gâché par les nazis. Troublant.

      • Fletcher Arrowsmith  

        LA BIBLIOTHECAIRE D’ASUCHWITZ: Je me méfie de ce type de livre. Rare sont les romans, films, séries sur la Shoah ou la seconde guerre mondiale que j’apprécie, tant le sujet est complexe et je ne veux surtout pas tomber dans l’émotion forcée comme c’est trop souvent le cas. J’ai un souvenir affreux de La Goûteuse d’Hitler, une nullité infame et quand je vois les bonnes critiques dessus.

        Mais je retiens ton avis, ayant vu plus d’une fois ce roman sur les étals de ma librairie préférée.

        sur l’art j’ai en tête le CHARDONNERET de donna Tartt ou bien CONFITOER de Jaume Cabré.

        • Bruce lit  

          La BD est clairement élaborée à destination des ados, ce que je trouve adéquat. Ce n’est pas de la Shoah édulcorée.

  • Jyrille  

    Merci Bruce pour la présentation, ça fait toujours plaisir de découvrir de nouvelles choses. En effet, les références auxquelles tu la rapproches ne sont pas des moindres (même si je ne suis pas un énorme fan du Sculpteur) et j’aime bien le trait qui me rappelle plusieurs auteurs, plutôt issus de la bd franco-belge ou du manga d’ailleurs. Tu donnes clairement envie d’essayer, avec cette belle conclusion. A l’occasion.

    La BO : bah super mais je n’écoute plus que la version live de Tommy, celle du LIVE AT LEEDS. L’originale, je l’ai carrément oubliée, et en plus celle-ci ne fait pas partie du disque je crois, uniquement du film, ou je me trompe ?

    • Bruce lit  

      Le trait de Thorogood est immédiatement parlant. Elle est très talentueuse. Et je ne dis pas ça parce qu’elle s’appelle comme qui-tu-sais….
      La BO : je préfère tellement la version film de TOMMY à celle du disque, trop aseptisée à mon goût.
      La version originale est bien présente dans le disque puisque c’est la chanson de conclusion mais elle n’est pas aussi bien chantée.

      • Jyrille  

        youtube.com/watch?v=G4kkiRXZFNE

      • Jyrille  

        Dans le dessin de Zoe Thorogood je vois pas mal du Adèle Blanc-Sec de Tardi.

        • Bruce lit  

          N’étant pas le plus grand fan de Tardi, je ne saurais te dire.

  • Matt  

    Petite vibe Junji Ito-esque dans les cauchemars liés à la perte de la vue, avec tous ces yeux.
    ça semble encore un peu trop tragique pour moi ce genre d’histoire.
    Perdre la vue, je n’y pense pas trop mais je me dis que je n’aurais plus qu’à me tuer si ça m’arrivait…
    Littéralement tout ce que j’aime, je ne pourrai plus en profiter.
    Une histoire sur quelqu’un de 20 ans qui va perdre la vue…ça sent le fun !

  • Ed'  

    Bonjour,
    Et bien voici un article super intéressant et qui donne envie, merci pour cette belle découverte !
    L’existence serait peut-être vide sans Art et tellement insipide. Probablement un refuge auréolé ou / et cathartique ? L’ art nous permet probablement d’être toujours à la recherche de quelque chose. Une véritable course contre la montre puisque nous ne sommes pas sans savoir que nos yeux se fermeront un jour ou l’autre et pour toujours.
    J’aime les yeux de cette jeune autrice et son graphisme laisse place à une délicate authenticité.
    Je la veux dans ma bibliothèque cette bd !

    • Matt  

      Hello Edwige.
      Je ne dirais qu’une seule chose : ne l’achète pas !
      Ok ?
      J’ai pas besoin d’expliquer pourquoi ?^^

  • JB  

    Merci pour cette présentation. L’autrice ne semble pas être enfermée dans un seul style narratif, au vu de la variété des mises en pages. Il est dommage qu’on semble peu ressentir de détresse du personnage, la perte de la vue me serait personnellement dramatique.
    Scott McCloud, quand même ^^ J’ai envie de lire à la fois l’ouvrage de Mme Thorogood ET le SCULTEUR du susdit du coup !

  • Surfer  

    Un fort beau billet pour une BD intéressante qui soulève de belles questions,

    Concernant le débat passionnant entre arts mineurs et majeurs. Il aurait fallu soumettre la question à Gainsbarre…😀😀😀. De son vivant, il avait des idées assez catégoriques sur le sujet. Mais fallait surtout pas le contredire, au risque de recevoir une volée d’injures.

    Pour ma part, l’art est omniprésent dans ma vie. Il stimule mes émotions les plus intimes. C’est, en partie pour cela, que je prends plaisir à vivre. L’existence serait tellement triste sinon.

    La BO: La discographie de ce groupe a une place importante dans ma collection. Tommy est un excellent disque concept. Le live at Leeds mentionné par Cyril est extraordinaire. Mon album préféré est Who’s next qui est parfait de la 1ere à la dernière piste👍

  • Présence  

    Une course contre la montre, la cécité et l’angoisse de produire une œuvre mineure : ça ne met pas la pression à part ça !!!

    Sans doute un effet d’immersion pour donner au lecteur l’impression de devenir aveugle à son tour ? 😀 Excellent.

    Une totale découverte en ce qui me concerne, merci pour cette présentation.

    10 témoins d’une humanité qui ne veut pas mourir même en étant condamnée une intéressante mise en scène de la pulsion de vie.

  • JP Nguyen  

    Bien joué, Bruce, tu as enchaîné entre le cétacé et la cécité…
    Forcément intrigué par cet article élogieux, je suis allé chercher d’autres avis sur le net.
    La seule réserve que j’ai pu lire, c’est la taille de la police de caractères, qui rendrait difficile la lecture pour certaines personnes…
    Tiens, le titre VO est The Impending Blindness of Billie Scott, je trouve que ça sonne pas mal, peut-être un poil mieux que la VF.
    Je n’ai toujours pas lu Le Sculpteur (et ça ne me fait pas trop envie) mais cette BD-là, pourquoi pas en médiathèque.

  • Fletcher Arrowsmith  

    Bonjour.

    J’ai acquis ce roman graphique chez mon dealer, après l’article élogieux de Bruce et mon appétence pour les jeunes auteurs-trices indépendant-es.

    Bonne histoire, personnages intéressants mais, surement dû à la jeunesse de l’autrice, je trouve qu’il manque quand même quelque chose pour en faire un récit essentiel.

    En fait c’est l’idée qui est génial, le propos sur l’art également. L’exécution pèche par contre. J’ai eu du mal à croire dans les fameuses 10 œuvres : que des portraits et malgré mon imagination je n’ai pas été transporté par le rendu.

    Un peu de mal également à ressentir une empathie complète pour la situation de Billie ; certes son style de vie marginal et ses difficultés à s’intégrer socialement expliquent en partie cela, mais quand même. au bout d’un moment, quand j’ai bien avancé dans la lecture, le postulat de départ semble oublié. C’est à la fois très fort mais je n’ai pu m’empêcher de penser que cela était peut être une faiblesse d’écriture.

    Néanmoins c’est une première œuvre, et c’est plus qu’encourageant. Le futur appartient à des artistes comme Zoe Thorogood et count me in.

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