Here comes the Man in Black (Johnny Cash)

Johnny Cash – I see a darkness par Reinhard Kleist

Un homme qui a chanté une noirceur que beaucoup… cachent

Un homme qui a chanté une noirceur que beaucoup… cachent©Dargaud

AUTEUR : JP NGUYEN

1ère publication le 22/02/16- MAJ le 19/07/19

VO : Carlsen Comics (Allemand) /SelfMadeHero (Anglais)

VF : Dargaud

I see a darkness est un roman graphique de 220 pages consacré à Johnny Cash, le chanteur américain de country music (mais dont le répertoire s’étendait aussi au rockabilly, au blues, au folk voire au gospel).

Écrite et dessinée par Reinhard Kleist, un auteur allemand, cette biographie en BD fut publiée en 2006 et saluée par la critique outre-Rhin, remportant le prix du meilleur album à la foire du livre de Francfort, elle fut ensuite traduite en français en 2008 sous le titre (peu inspiré) Johnny Cash : Une vie 1932-2003, et finalement en anglais en 2009.

Allez, j’vous laisserai pas dans l’noir, y’aura des spoilers dans cet article !
(Ouais, j’suis comme ça, moi, j’suis cash !)

Johnny Cash. Pendant longtemps, ce nom ne me causait pas des masses (rassurez-vous, je ne pensais quand même pas que c’était le frère de Cole Cash aka Grifter des Wildcats). Je me souviens que mon père, grand amateur de country music, évoquait parfois ce chanteur comme une référence du genre, sans que cela ne me marque davantage. Ma connaissance de la discographie du « Man in Black » s’est longtemps limitée à ses standards comme Ring of fire et I walk the line. De temps en temps, dans le cadre d’une BO de film, un de ses titres interpellait, comme Satisfied Mind dans Kill Bill II.

Début 2016, c’est en tombant par hasard sur sa reprise de Danny Boy, chanson du folklore irlandais, que je fus vraiment impressionné et touché par sa performance vocale. Une tessiture grave d’une profondeur abyssale d’où émane une grande émotion, celle d’un homme d’âge mûr, éprouvé par la vie mais comme doté d’une certaine sagesse, à l’automne de son existence. Cette chanson fait partie de American IV : The Man Comes Around, le dernier album sorti de son vivant.

I shot a man in Reno just to watch him die (paroles de Folsom Prison Blues)

I shot a man in Reno just to watch him die (paroles de Folsom Prison Blues)©Dargaud

Afin d’en connaître davantage sur la vie de l’artiste, je me suis donc lancé dans la lecture de I see a darkness. Il existe bien sûr des livres, des documentaires et même un film (Walk the line, sorti en 2005 avec Joaquin Phoenix dans le rôle de Cash) couvrant le même sujet mais cette BD fut le medium le plus rapidement disponible (si on fait exception des encyclopédies en ligne) pour assouvir ma curiosité, doublement titillée par l’histoire de cette légende musicale américaine mais aussi par l’adaptation en BD de chansons de son répertoire (exercice assez délicat voire casse-gueule).

Reinhard Kleist commence le bouquin par six pages muettes qui illustrent en fait Folsom Prison Blues, une chanson emblématique de Johnny Cash, avec laquelle il débutait souvent ses concerts. Ensuite seulement démarre le chapitre 1, couvrant la période 1935-1956, soit l’enfance puis le début de carrière du chanteur. On y voit un jeune homme issu d’un milieu très modeste saisir sa chance et accéder à la gloire, tout en s’engageant dans un mariage assez bancal et la consommation de stupéfiants.

Dans le chapitre 2, s’étalant de 1957 à 1967, le chanteur triomphe sur scène mais se détruit en coulisses, sa relation ambiguë avec June Carter, autre chanteuse country, menant son mariage au désastre et ses addictions aux amphétamines et à l’alcool lui valant moult démélés avec la justice. Le chapitre 3 se focalise sur janvier 1968 et le concert dans la prison de Folsom, qui relancera le chanteur et restera un moment fort de sa carrière.

Enfin, les vingt dernières pages forment un épilogue se déroulant dans les derniers jours de la vie du chanteur, alors qu’il enregistre des reprises pour sa série d’albums American, dont deux des six volumes sortiront de façon posthume.

Kleist utilise principalement la narration métadiégétique : l’essentiel de la vie de Cash étant conté par Glen Sherley, un détenu de la prison de Folsom qui attend avec impatience le concert de janvier 1968, dans lequel il jouera un rôle inespéré (il arrive à faire parvenir une de ses compositions à Cash, qui l’interprétera pendant le concert). A la fin du livre, c’est au tour de Cash de narrer ce qu’il advint de Sherley après ce fameux soir.

Premiers concerts et premiers cachets (d’amphet’)

Premiers concerts et premiers cachets (d’amphet’)©Dargaud

A ces récits dans le récit, se rajoutent les passages illustrant les chansons de Johnny Cash, mettant souvent le chanteur dans la peau des personnages dont il est question. Kleist ne se contente pas de simplement superposer le texte d’un tube à des images qui l’illustreraient, il fait preuve de plus d’ambition et raconte autant de mini-histoires en quelques pages parfois sans paroles. L’artiste adapte parfois son trait selon le registre de la chanson illustrée (un graphisme cartoony pour A boy named Sue et Don’t take your guns to Town ou le symbolisme pour The Ballad of Ira Hayes).

Pour qui, comme moi, est assez peu familier avec le répertoire de Cash, ces passages ont un effet ambivalent : ils intriguent et incitent parfois à découvrir l’œuvre musicale tout en perturbant un peu le rythme de la lecture. Heureusement, pour assurer l’immersion de son lecteur, Kleist peut s’appuyer sur un trait vif et maîtrisé, plantant efficacement les décors et brossant un portrait très ressemblant du Man in Black.

Evidemment, le dessinateur a opté pour le noir et blanc, rehaussé d’une unique teinte de gris. Les expressions faciales et les attitudes corporelles sont très bien saisies et participent grandement à la plongée dans le récit. Kleist délaisse parfois le figuratif pour une approche plus abstraite, lors du sevrage de Johnny ou de son expérience mystique dans une grotte. Mes deux réserves sur le graphisme concernent les visages d’enfant, moins réussis, et le lettrage, qui utilise des caractères bien fluets perdus au milieu de grands phylactères de forme assez moche.

Au niveau de l’histoire, Kleist, on l’a vu, se concentre sur trois périodes, plus ou moins longues, de la vie de Cash. Il y a une grande ellipse entre 1968 et 2003, soit 35 ans, tout de même ! Ne sont donc pas mentionnées les rechutes, une traversée du désert artistique et son association avec trois autres stars de la Country pour former les Highwaymen. Mais l’ensemble des années traitées dans le bouquin nous permettent de plutôt bien faire connaissance avec le héros. Il en ressort un portrait contrasté, d’un artiste habité mais aussi d’un homme plein de failles.

Dans son premier mariage, Cash néglige trop sa famille

Dans son premier mariage, Cash néglige trop sa famille©Dargaud

Mauvais père et mauvais mari avec sa première épouse Vivian, sa consommation de drogues le conduira à de nombreuses frasques, malheureusement assez communes dans l’histoire du show-business et en particulier du rock’n roll : chambres d’hôtel dévastées, accidents de voiture, ébriété sur la voie publique, arrestation pour détention de drogues… Johnny Cash provoqua même un incendie dans un parc national, détruisant presque entièrement le territoire où nichait une espèce rare de condors de Californie…

Et pourtant, cet individu apparemment irresponsable a su faire preuve d’engagements sincères, en faveur notamment des amérindiens mais aussi des détenus, dont il se sentait proche même s’il n’a jamais passé de temps derrière les barreaux, exception faite des cellules de dégrisement. Cash est dépeint comme un homme marqué par ses origines très modestes (sa famille cultivait du coton sur un lopin de terre de l’Arkansas dans les années 30) et la mort accidentelle de son frère Jack, victime d’une scie circulaire dans un atelier de menuiserie. La fuite de la misère, l’angoisse de la mort, la mélancolie, l’aliénation sociale imprègnent bien des chansons de celui qui aurait un jour déclaré : « Il n’est pas nécessaire d’avoir connu la pauvreté pour être un bon chanteur de Country. Mais cela aide. »

Un traitement graphique du sevrage assez original

Un traitement graphique du sevrage assez original©Dargaud

Une jeunesse à chanter du Gospel en récoltant le coton, ça vous branche forcément sur les musiques noires. La country de Johnny Cash tutoie donc souvent le blues et se démarque de ses pairs, qui scandaient plutôt le mythe du cow-boy, avec le look qui va avec, quand Cash préférait la sobriété du noir, dictée par le pragmatisme au début de sa carrière puis conservée par goût personnel, comme une signature et un reflet d’une âme tourmentée, teintée de pessimisme.

Outre ses retrouvailles avec la Foi, c’est la chanteuse June Carter qui sera sa planche de salut. A la fois muse et amante, leur mariage célébré en 1968 ne prendra fin qu’en 2003, au décès de Carter, que Cash rejoindra dans la tombe quelques mois après seulement.

Comme souvent, c’est l’amour qui sauve…

Comme souvent, c’est l’amour qui sauve…©Dargaud

Johnny Cash, un homme hautement imparfait mais quand même attachant. Brillant par son talent musical mais rongé par sa part d’ombre, comme bon nombre de stars du rock. Il sera tout de même parvenu à surmonter ses démons pour arriver jusqu’à 71 ans. Soit une vie assez longue dont I see a darkness n’aborde que la première moitié.

Partielle mais pas partiale, ce livre est une biographie éclairante sur l’homme en noir, servie par un graphisme solide et un art séquentiel maîtrisé, qui m’a permis d’en savoir plus sur cette légende de la Country et donné envie d’écouter certains de ses morceaux. A présent, je crois comprendre un peu mieux ce qu’exprimait cette voix si grave et profonde, comme venue d’outre-tombe et pourtant pleine de vie.

Extrait de la galerie d’illustrations en fin d’ouvrage, hommages à un chanteur qui a fini par rejoindre les Ghost Riders in the Sky

Extrait de la galerie d’illustrations en fin d’ouvrage, hommages à un chanteur qui a fini par rejoindre les Ghost Riders in the Sky©Dargaud

15 comments

  • Patrick 6  

    Pendant longtemps je n’ai rattaché Johnny Cash qu’à l’unique style de la Country ce qui est parfaitement rédhibitoire me concernant ! C’est paradoxalement le film « Walk the line » (fort réussi) qui m’a fait comprendre mon erreur en soulignant le coté protéiforme de cet artiste.
    Et puis des gens comme Daniel Darc le citait régulièrement dans leurs héros donc…
    J’adore littéralement les 5 derniers albums (dont une bonne partie est posthume) qui sont tout à fait réussis et bouleversants (ce sont aussi le plus éloignés de la Country)
    Quoi qu’il en soit ton article me donne envie d’en savoir plus et puisque graphiquement la BD est attrayante je vais la lire asap !

  • Présence  

    Je ne connaissais pas du tout. J’y jetterai un coup d’œil lors de mon prochain passage en FNAC. J’aime beaucoup Johnny Cash. Ce sont effectivement ses disques enregistrés avec Rick Rubin pour American recordings qui m’ont le plus touché. J’ai continué avec une compilation, et quelques disques plus anciens. Suite au succès de son premier disque pour American Recordings, Rick Rubin lui avait offert une page de publicité spectaculaire dans les magazines musicaux.

  • Tornado  

    « Une jeunesse à chanter du Gospel en récoltant le coton, ça vous branche forcément sur les musiques noires. La country de Johnny Cash tutoie donc souvent le blues et se démarque de ses pairs, qui scandaient plutôt le mythe du cow-boy, avec le look qui va avec, quand Cash préférait la sobriété du noir, dictée par le pragmatisme au début de sa carrière puis conservée par goût personnel, comme une signature et un reflet d’une âme tourmentée, teintée de pessimisme ».

    Rien que ce paragraphe vaut son pesant de cacahuètes, synthétisant à merveille l’essentiel de ce qu’il faut apprendre sur l’artiste. C’est beau… :'(

  • Bruce lit  

    Je pensais que tous les Americans étaient sortis post mortem. Mon frère est très fan et a découvert Cash, via sa magnifique reprise de Hurt de NIN. Ses vieux disques, c’est tout simplement impossible pour moi, malgré la sympathie pour le bonhomme et son oeuvre. Regardez le clip de Hurt . C’est quand même un type aux portes de la mort qui tire le bilan négatif de sa vie. C’est très, très honnête. Mais déprimant. Mais honnête. Le type a l’air complètement abandonné, foutu, résigné…. American sont des grands disques mais vraiment trop testament quoi….Comme le dernier Bowie qui me fait peur et que je n’arrive pas à écouter. Parce que….voilà quoi, le 13 novembre a éveillé chez beaucoup une pulsion de vie irraisonnée.
    Je suis sûr de trouver ça en médiathèque, merci JP.

    • Jyrille  

      Je peux comprendre Bruce, même si je n’ai pas vécu à Paris juste après, comme toi… A ce moment-là, comme je te l’ai dit, j’étais en pleine période régressive du Bad Taste Challenge (depuis, un groupe a même été créé sur FB).

      Mais comme le dernier Bowie, je l’ai eu avant sa sortie. Du coup, je l’ai usé rapidement, et je l’écoute encore, sans aucun sentiment de testament. Ce n’est qu’en voyant le clip de Lazarus, le jour où j’ai appris sa mort, que j’ai compris. Mais l’album ne me déprime pas du tout.

  • JP Nguyen  

    @Bruce : Je me doutais que la disco de Cash ne te botterait pas des masses. Ses premiers tubes ont une certaine parenté avec Elvis Presley (ils avaient signé dans le même studio…)
    Pour le côté sombre et testament, ça ne me dérange pas outre-mesure (j’écouterais pas que ça, quand même). Parfois, regarder la mort en face, ça fait apprécier la vie.

    @Tornado : merci pour le compliment. Je trouve parfois mon écriture trop sèche et synthétique, et je dois souvent recourir aux calembours pour l’égayer un peu. Certaines de tes chroniques utilisaient de chouettes tournures, littéraires mais pas trop…

    @ceux qui ne l’ont pas encore lu : essayez, c’est pas mal du tout.

    • Bruce lit  

      Juste une question de goût. J’apprécie Leonard Cohen, Dylan, Neil Young et Hazzlewood qui ne sont pas de gais lurons non plus.

  • Lone Sloane  

    Je ne sais pas si Will Smith avait en tête le surnom de Johnny Cash quand il a composé la chanson titre de MIB, mais depuis que j’ai lu ta chro ce matin, c’est, très bizarrement, l’air que j’ai dans la tronche.
    La BD à l’a chouette et cet allemand plutôt doué quand on ouvre tes scans.
    Je lis avec bonheur les bios d’artistes, et les bouquins plus pointus sur la musique du genre de ceux édités par Le Mot et le reste.
    La version de Hurt de NIN par Cash, c’est une ballade funèbre où il ne fait pas bon vieillir, pas si loin de Pensées des morts de Lamartine chantée par Brassens.

  • Jyrille  

    The man in black… Très belle chro JP, très intéressante. Je ne connaissais pas du tout cette bd, je vais voir pour y jeter un oeil, je ne suis pas totalement convaincu par le graphisme, même si je trouve la planche sur le sevrage très belle. Beaucoup de dessinateurs ont un peu ce type de trait en ce moment j’ai l’impression, c’est un peu à la mode.

    Je ne connais pas vraiment bien Johnny Cash mais les quelques albums que j’ai de lui ont pas mal tourné, surtout le American IV, et le V. Mon édition du concert à la prison de Folsom est une ancienne et on y entend des applaudissements et des sifflements en overdubs, c’est assez pénible. Une réédition récente (quelques années) les a supprimés. C’est très marquant, sans Johnny Cash, pas de Nick Cave and the Bad Seeds par exemple. Il y a une vidéo où Cash imite Elvis chanter, c’est bluffant et drôle.

    Je crois que la première fois que je me suis rendu compte que Johnny Cash faisait de la bonne musique, c’est en visionnant un épisode de Columbo où il jouait presque son propre rôle. Sa voix y est bouleversante (il y pousse la chansonnette) et c’est d’abord ça, Cash, au départ : cette voix incroyable, comme tu le dis, d’outre-tombe, habitée, qui ne pouvait que raconter des histoires d’hommes damnés ou des tragédies. De la vraie country comme celle que Marv de Sin City peut aimer. Dans Buffy contre les vampires, dans la première ou deuxième saison, un personnage (Xander) dit, après un dépit amoureux, qu’il va s’enfermer dans sa chambre et écouter de la country car c’est de la musique amère et solitaire. Je trouve que ça résume bien le personnage.

  • Jyrille  

    J’ai oublié de dire un truc : le titre I van se à darkness est excellent et est également le titre d’un très bel album de Bonnie Prince Billie.

  • Sonia Smith  

    Comme d’habitude, un super article de JP bien documenté sur un sujet que je connais assez mal. C’est ma douce et tendre Emilie qui m’a fait découvrir Johnny Cash grâce au film Walk the Line qui montre bien la complexité de cet homme torturé qui a finalement trouvé une forme d’équilibre précaire avec June Carter. Je trouve le personnage assez touchant bien que parfois agaçant et j’aime sa musique souvent mélancolique et tendre. Je connais toutefois très peu donc je ne m’aventurerai pas plus loin, je file mettre un des CD d’Emilie sur la platine pour commencer la journée ! Merci JP 🙂

    • JP Nguyen  

      Merci Sonia. Je crois comprendre ce que tu peux trouver d’agaçant chez Johnny Cash et le personnage n’était pas exempt de défauts… Ceci dit, lorsque je pense à « notre Johnny national » (tel que nos médias le désigne hélas), soudain, je trouve qu’il n’y a pas photo 😉

      • Sonia  

        Oh mon dieu, ne comparons pas l’incomparable, Johnny Cash est vraiment attachant et hyper talentueux, je n’en dirai pas plus 😉

        • Bruce lit  

          Je n’ai pas honte de dire que certaines chansons de Johnny Vacances sont excellentes. C’est un grand artiste qui a signé des choses remarquables notamment dans les 70’s.

          • Sonia Smith  

            Certes, certaines me plaisent aussi, je n’aime pas le personnage par contre

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