LA 3E KAMERA

LA 3e KAMERA par Cedric Apikian, Denis Rodier et Elise Follin

Un article de Sébastien ZAAF

VF : Glénat

©Glénat

La 3E KAMERA est une bande dessinée d’Apikian et Rodier chez Glénat et qui raconte le parcours d’un photographe de presse du régime nazi dans le Berlin occupé d’après 1945, avant le procès de Nuremberg et de la recherche de sa 3e Kamera, l’appareil photo personnel des photoreporters du IIIe Reich. 

Pendant la Seconde Guerre Mondiale, et avant, le régime nazi n’est pas seulement livré à une guerre brutale, meurtrière et raciste. Il s’est aussi engagé dans la guerre de l’image en se mettant en scène. Les reporters de guerre allemands, placés sous l’égide du ministre de la Propagande, Joseph Goebbels, avaient pour habitude d’utiliser deux appareils photographiques. Mais ils disposaient aussi d’un troisième appareil, personnel, qui ne faisait l’objet d’aucun contrôle des services nazis. Cet ouvrage revient sur cet aspect méconnu de la Seconde Guerre Mondiale.

Après la guerre

L’œuvre s’ouvre en avril 1945, avec l’avancée inéluctable des troupes soviétiques sur Berlin. Ivres de vengeance, ils ne font face à presque aucune résistance de la part de troupes allemandes démotivées et acculées. Le 20 avril, Hitler « honore » une dernière fois de sa présence un bataillon de Jeunesse Hitlérienne. Parmi eux Gustav Müller, 16 ans. Le photographe officiel d’Adolf Hitler, Walter Frentz, filme la scène. Alors que Frentz suit le Führer depuis octobre 1939, il ne le reverra plus. Le 1er mai, dans la forêt de la Spree, la 9e armée allemande est en débâcle face au 1er Front Ukrainien. Egon Krabe, simple soldat en apparence, tente de s’échapper. Il est témoin des massacres du capitaine Strauss qui tue ses propres troupes, les considérant comme des lâches. Le lendemain, Berlin est tombé. Les Soviétiques rejouent pour leur propre propagande la scène du drapeau hissé sur le Reichstag, obsédés par le célèbre cliché américain d’Iwo Jima et se sentant le devoir d’y répondre. Mi-juillet, Krabe est de retour dans la Spree. Il retrouve les 3 kameras qu’il y avait semble-t-il laissé et retourne dans un Berlin en ruines, dans un peinture très réaliste qui n’est pas sans rappeler les débuts de la Trilogie Berlinoise de Philip Kerr. Les troupes américaines patrouillent, font du marché noir, les Allemands crèvent de faim, Alors que Krabe recherche la famille de Strauss, on recroise Gustav Müller, accompagné d’une jeune fille chauve, Elke. Attirant trop l’attention, Krabe se fait arrêter par les Américains qui mettent la main sur l’un de ses appareils photos, siglé W.F. …C’est le début d’un jeu de dupes entre Américains, Soviétiques, Krabe et le sinistre Strauss qui a survécu pour former une nouvelle unité de nazis composée de gamins. Mais que contient cette Kamera qui obsède tant les officiers américains d’origine juive Horowitz et Weisz ?

Dépôt de bilan ©Glénat

La petite histoire rejoint la grande

Cette kamera intéresse particulièrement les officiers pour une raison très sensible. Dès cette époque, les préparatifs sont negagés pour un grand procès des nazis, sur la base d’un tout nouveau droit international mis en place. Mais avant de les juger, il faut les capturer parce que beaucoup sont encore en fuite. Les images de ces Kameras peuvent aider à les identifier, à mettre des noms sur des visages. C’est donc une course contre la montre qui s’engage avant que ces criminels nazis ne bénéficient du réseau Odessa, visant à les expatrier vers l’Amérique du Sud, via le Vatican parfois. Ce qu’il faut louer le plus dans cet exceptionnel roman graphique c’est le souci du détail historique avec un contexte qui est très bien rendu, non seulement par l’ambiance qu’il dégage mais aussi les dessins d’un Berlin en ruines, les caractères pas toujours manichéens des personnages. Les Américains ne sont pas tous forcément des héros, les Soviétiques pas tous des brutes, les Allemands pas tous d’anciens nazis. Seul Strauss peut-être dans son idéologie mortifère se retrouve piégé dans une caricature de nazi sans âme et cruel, ce qui a dû être le cas pour beaucoup de nazis convaincus et de SS, prêts à commettre les pires atrocités.

Plus qu’une simple bande dessinée, l’ouvrage est aussi en post-face une grande mine d’informations et de documentation sur les photoreporters nazis, leur apparition, leur formation, les grands figures qui ont animé cet épisode de la guerre des images. Nicolas Férard se charge de cette partie, en grand spécialiste du cinéma nazi et des images de la Seconde Guerre. On y apprend notamment que les premiers pas de Walter Frentz, sans surprise, se font aux côtés de la grande cinéaste du Reich, Leni Riefenstahl, et il est bien présent en 1936 avec elle pour couvrir les Jeux Olympiques de Berlin, grand messe propagandiste du Reich. Anecdote de la bande dessinée : Weisz prétend avoir été un grand sprinteur et avoir été bloqué pour les Jeux par un coureur plus rapide, un certain Jesse Owens.

Berlin brisé ©Glénat

La 3e Kamera

Frentz va être de toutes les grandes œuvres : les Jeux Olympiques, Berchtesgaden et les visites officielles faites à Hitler, les lancements des fusées V-2 depuis Dora, site de production sur lequel des milliers de déportés vont mourir sous l’objectif parfois de Frentz. Pour quoi me direz-vous parler plus de Frentz que de Krabe lui-même ? Je ne dévoile pas les dessous de l’intrigue et je vous laisse découvrir ce roman graphique palpitant que j’ai lu d’une traite, dossier historique compris. Pour en revenir à Frentz, il était aussi là comme on le voit dans le récit en 1941, à Minsk, aux débuts de l’opération Barbarossa visant à envahir l’Union Soviétique. Beaucoup de réponses aux questions du récit viennent en clôture, notamment sur Krabe. C’est au cours d’un voyage à Montevideo, en Uruguay, en 1980, qu’une partie de la vérité se dévoile alors qu’Horowitz visite le pays en compagnie de son épouse, qui a conservé une relique de son mari avec laquelle elle photographie ses vacances. Un vieil appareil Leica siglé Luftwaffen-Eigentum (propriété de la Luftwaffe) avec les initiales W.F. Mais que contenaient donc toutes ces 3e Kamera ? Pas seulement des images de propagande, pas seulement des images des officiers ou dignitaires nazis. Mais parfois plus simplement des imlages de la vie quotidienne des soldats et officiers en guerre. Des images d’une banalité confondante : des soldats buvant une bière, un officier caressant un chien, un soldat cueillant des fleurs, buvant du vin, mangeant un ragoût … Les mêmes images que celles de Frentz immortalisant Hitler et Goebbels souriants devant le Nid D’Aigle, de photos intimes d’Hitler et sa chienne Blondi, de scènes de la vie intime d’Hitler et Eva Braun. Cette question lancinante qui revient à travers ces photographies : comment des êtres humains ont pu, au nom d’une quelconque idéologie, se livrer à tout ça ? Puisqu’on retrouve aussi des photos de charniers, d’autodafé, de camps, de déportés, … Ce que la philosophe Hannah Arendt synthétisera lors du procès d’Eichmann en 1961 à Jérusalem. La terrible banalité du mal qui conduit Eichmann à justifier ses actions « par les ordres » et un système comptable qui allait jusqu’à rationaliser le nombre de déportés par wagon et le nombre à tuer par jour.

Pour l’Histoire

Le plus dur peut-être est justement de ne pas oublier ce qui se cache derrière la tenture devant les images de propagande mais aussi les images de 3e Kamera. Ces visages souriants, innocents, enthousiastes parfois, figurent parmi les pires criminels de l’humanité. C’est ce vertige du basculement qui est aussi retracé dans cet ouvrage et qui interroge. Frentz a refusé l’offre d’Himmler d’intégrer la SS et est resté engagé auprès de la Luftwaffe. Faut-il pour autant le porter à son crédit ? Avec ses photographies, il s’est fait le thuriféraire du régime et en est autant responsable. Je vous laisse aussi découvrir la suite de son destin dans la postface de la bande dessinée ainsi que ce qui relie tous ces visages : Krabe, Frentz, Strauss, Elke, Gustav … Je vous invite à découvrir cette petite pépite qui vous intéressera si vous aimez l’histoire et les polars historiques. Le scénario, les dessins, les couleurs, le fond, tout est soigné et riche. Les auteurs ont même entretenu pendant la réalisation de l’album des relations étroites avec Hanns-Peter Frentz, le fils de Walter Frentz qui a mis à leur service une partie des archives de son père que Nicolas Férard reproduit. Pourquoi pour l’Histoire ? Déjà parce que cet épisode est peu connu et méritait qu’on s’y intéresse. Aussi et surtout parce que beaucoup de ces 3e Kamera se sont volatilisées. Parfois enterrées à la va-vite pour ne pas se faire arrêter comme complice du Reich, une fois déterrées, les films étaient inutilisables. Certaines familles en ont hérité et n’ont jamais voulu savoir ce qu’elles contenaient. Le poids de la culpabilité face à tant d’horreur. Le déni aussi peut-être. Comment imaginer un père de famille aimant, ou un grand-père filmant des horreurs sans broncher…

La mort en photo ©Glénat

10 comments

  • JB  

    Merci pour cette lecture et l’analyse qui l’accompagne, très intéressantes. Le plus fascinant est peut être ce concept d’une capture d’images officiellement en dehors de la machine de propagande nazie, qui va tant s’intéresser à la grande Histoire qu’aux coulisses, aux anonymes

    • sebastien zaaf  

      Hello JB. C’est l’argument principal qui m’a intéressé dans cette oeuvre. Découvrir un pan méconnu de l’histoire de la propagande nazie.

  • JP Nguyen  

    C’est une très bonne présentation qui donne envie de lire cette BD. Le nom du dessinateur m’était familier et j’ai recherché dans les archives du blog, Présence avait chroniqué LA BOMBE, avec des dessins en NB. Ici, la couleur apporte un plus, tout en restant dans des teintes sombres ou peu saturées, d’après les extraits.

    Avec les avancées dans la retouche d’image ou de vidéos, la valeur de la photographie comme témoignage d’une époque est challengée. De plus en plus, des petits malins peuvent façonner des fausses images et leur donner l’apparence de l’authenticité. Au delà de la technique, il y a la restructuration des canaux d’information/désinformation. On avait auparavant des infos officielles, qui pouvaient être mensongères (le nuage de Tchernobyl), on a à présent, en plus, des tas de fake news et un désintérêt pour la vérité. Les populistes et les autocrates sortent des énormités et ne sont pas contredits ou ne subissent aucune sanction lorsque leurs mensonges sont exposés.
    C’est un devoir de citoyen de se renseigner et de partager les informations historiques. Un devoir pas évident du tout à accomplir mais une résistance intellectuelle nécessaire.
    En 2021, quelques mois avant d’envahir l’Ukraine, la Russie avait dissout l’ONG Memorial dont la mission était de préserver la mémoire des victimes des violations des droits humains durant la période soviétique.

    • sebastien zaaf  

      Hello JP. Il est vital effectivement que tous ces documents subsistent pour que des faussaires de l’Histoire ne tentent pas de la réécrire comme ils essaient de le faire depuis 1945. Si d’un côté l’IA donne une avance à ces faussaires, la technologie actuelle nous permet de numériser ces documents pour que chaque historien puisse les étudier et les commenter. On voit actuellement aux USA comment se fait la réécriture de l’Histoire avec des « faits alternatifs » qui servent à la fois les suprémacistes, les complotistes et les antivax. Mais il ne fait pas non plus oublier que l’Histoire comme on dit est écrite par les vainqueurs. Vainqueurs qui ont récupéré une partie de ces nazis, notamment ceux ayant travaillé sur les V1 et V2 à Dora comme à Peenemünde, Wernher von Braun étant le plus célèbre en ayant travaillé sur les projets Saturn et Apollo. Je parle rapidement du groupe Odessa qui exfiltrait les nazis via le Vatican en partie mais il y a aussi l’opération Paperclip des Américains. Les « héros » de la BD ont un projet noble avec la préparation du procès de Nuremberg mais certains de leurs officiers avaient surtout pour but de récupérer ces nazis pour la lutte à venir contre le communisme. Certains comme Barbie ont bien servi en Amérique du Sud, d’autres sont passés côté Soviétique et ont aidé à organiser certains services de renseignement. D’autres ont été récupérés par les Français et ont travaillé sur le projet Arianespace. Ils avaient même un village à eux, à Vernon, dans l’Eure. Tout le monde avait donc intérêt à plus ou moins grande échelle que ces images de 3e Kamera disparaissent pour la plupart.

  • Tornado  

    Une chronique indispensable sur un sujet intarrissable.
    J’ai vu cette BD plusieurs fois en rayons et elle m’a à chaque fois interpellé (semblant me dire « viens… ») sans que je saute le pas. C’est vraiment une aubaine, pour le coup, de pouvoir lire un article aussi pointu, riche en précisions et autres détails qui en font une lecture assez vertigineuse (sans qu’il y ait de longueurs ou de répétitions).
    Au final, on se dit que si l’auteur de l’article n’est pas lui-même extrêmement cultivé, c’est qu’il est sorti de cette lecture avec une sacré plus-value ! 😲

    • sebastien zaaf  

      Hello Tornado. Je me suis beaucoup intéressé à cette période de l’Histoire. Pas par curiosité morbide mais déjà parce que j’ai fait des études d’histoire (même si ce n’était pas ma période de recherches) et surtout parce que comme le confie Desproges dans une interview j’ai moi aussi du mal à envisager que toute cette horreur a pu avoir lieu, il n’y a pas si longtemps que ça, l’époque de nos grand-parents et à la fois honte et peur que cela puisse se reproduire. Je pense qu’il faut que la mémoire collective garde ces terribles évènements en tête, comme un garde-fou des dérives que l’hystérie d’un homme qui embrigade une foule peut créer. J’ai aussi lu quelques ouvrages dont la série des Bernie Gunther de Philip Kerr dont je parle au début. Ils sont très bien documentés, Kerr ayant été journaliste. Tous ces romans montrent bien aussi, sans manichéisme, comment l’Allemagne et plus précisément certains Allemands, comme Gunther ont pu se retrouver du mauvais côté de l’Histoire. Je ne connaissais pas cette partie de l’histoire de la propagande nazie, avec les 3e Kamera. J’en étais resté à Leni Riefenstahl, la plus connue des réalisatrices. C’est une belle découverte que ce roman graphique et la postface m’a effectivement appris beaucoup et aidé à mieux comprendre le sens de l’oeuvre. C’est une énorme perte qu’un grand nombre de ces 3e Kamera aient disparu.

  • Présence  

    C’est un vrai plaisir que de redécouvrir cette bande dessinée par les yeux d’un autre lecteur. En lisant cet article, je me rends compte qu’il me manquait des notions historiques essentielles pour pleinement apprécier la forme de la narration, yant été dérouté à plusieurs reprises par le montage et l’alternance de séquence.

    En postface, une grande mine d’informations et de documentation sur les photoreporters nazis, leur apparition, leur formation, les grandes figures qui ont animé cet épisode de la guerre des images – J’ai également beaucoup apprécié ce dossier richement documenté, complétant avec à propos la lecture de la bande dessinée, sans être redondant.

    Merci beaucoup pour cette visite guidée de cette BD qui me la fait considérer sous un autre angle.

    • Sébastien Zaaf  

      Hello Présence. Le dossier fait effectivement beaucoup pour la pertinence et la contextualisation de l’oeuvre. Je suis très content si j’ai pu te faire redécouvrir cette bande dessinée.

  • Bruce Lit  

    Bien référencé, habité voici un bien bel article de fin de saison, Sébastien.
    Je ne serai pas aussi élogieux que toi : la couverture est d’une rare puissante, les dessins aussi.
    Mais je trouve que ce récit choral se perd très vite avec des personnages pas facilement raisonnables entre eux avec des enjeux qui m’avaient embrouillés et parfois éloigner de l’intrigue principale qui elle, me passionnait.

    • Sébastien Zaaf  

      Hello Bruce et merci de tes encouragements. Il est vrai que comme Présence j’ai parfois été dérouté par la forme de la narration et les interactions complexes entre les personnages. Mais si j’ose cette formule, je trouve qu’avec cette bande dessinée l’enjeu dépasse le jeu : raconter ce passage méconnu et fascinant de l’histoire de la Seconde Guerre. C’est vraiment ce qui m’a fasciné, ainsi que le devoir de mémoire comme je le disais à Tornado.

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