La connaissance n’est pas le pouvoir. Mais elle est liberté !

Infinite Loop 2 – La lutte par Pierrick Colinet & Elsa Charretier

Première publication le 08/01/16. Mise à jour le 17/05/17

Quel futur s'offre à nous ?

Quel futur s’offre à nous ?

AUTEUR : PRÉSENCE

VF : Glénat comics

VO : IDW

Ce tome fait suite à L’éveil. Ces 2 tomes forment une histoire complète. Il contient les épisodes 4 à 6, initialement sérialisés par l’éditeur IDW aux États-Unis, en 2015. Le scénario est de Pierrick Colinet, les dessins, l’encrage et les couleurs d’Elsa Charretier.

À la fin du tome précédent, Teddy était placée devant un choix drastique pour sauver Ano. Elle a décidé de faire front et de se rebeller contre l’autorité assurant la correction des altérations temporelles, et plus généralement contre l’ordre établi. Pour ce faire, elle créée sciemment des anomalies temporelles, espérant ainsi que l’exécutif du pouvoir en place se manifestera et qu’elle pourra plaider sa cause.

Teddy finit par être reçue par Tina (sa cheffe), en présence de Noel Spender & Leon Prospekt (2 autres agents de terrain, déjà vus dans le tome 1). Après une discussion houleuse et violente, elle apprend qu’il y a peut-être un espoir : un centre de stockage des anomalies.

La réalité vole en éclats

La réalité vole en éclats

Le premier tome avait laissé une marque indélébile, à la fois pour des dessins très séduisants, des compositions de page conceptuelles, et un récit à la sensibilité génératrice d’une forte empathie. Le lecteur retrouve avec plaisirs les dessins d’Elsa Charretier, toujours aussi charmants et enjoués. En guise de transition, chaque chapitre est précédé de 4 pages (sauf le 4, avec seulement 3 pages) hors narration, montrant Teddy en train de se tourner et de courir dans une première page avec 4 cases, puis un dessin en double page et à nouveau 4 cases sur la dernière. Ces intermèdes constituent un très bel exemple de l’expressivité des personnages, et de la façon dont l’artiste sait donner l’impression du mouvement, dans une forme de prise de vue au ralenti.

Ensuite, le lecteur observe avec plaisir que le duo d’auteurs continue de concevoir des constructions de planches ou des effets spéciaux, venant rehausser la narration visuelle du récit. Par exemple l’ouverture de l’épisode 4 déconcerte un peu, avec sa planche noire, dans laquelle seuls quelques rectangles permettent de voir ce que recouvre ce rideau noir. Dès les pages suivantes, le lecteur comprend que ce dispositif visuel représente les portions de réalités dans lesquelles Teddy provoque des anomalies.

La dimension ludique de la séquence d'ouverture

La dimension ludique de la séquence d’ouverture

Certaines pages sont mouchetées par des petits losanges jaunes qui indiquent que la réalité perd sa cohérence. Il y a des dessins pleine page où l’héroïne apparaît à plusieurs endroits pour montrer la simultanéité des actions de cette personne capable de voyager dans le temps. Lorsque le récit s’aventure sur un terrain conceptuel, les auteurs ont su trouver des idées pour donner une apparence visuelle aux actions de Teddy qui ressortent pourtant plus de l’ordre du psychologique et du mental (en particulier dans l’épisode 6).

Les personnages disposent d’une apparence toujours aussi sympathique. Teddy présente toujours des formes généreuses au niveau des hanches et de la poitrine, sans que cela n’en devienne une forme d’hypersexualisation ou de titillation gratuite, il s’agit juste de sa morphologie. Son langage corporel traduit bien son état d’esprit, sa volonté d’avancer, et de faire progresser les choses. Son visage est toujours aussi mignon. L’artiste utilise un trait gras et modulé pour les sourcils, des traits tout en courbes pour les cheveux, des lèvres représentées par 2 traits noirs épais, striés de quelques traits, et un nez discret. Il s’agit d’un visage d’une jeune personne, épuré, mais sans tirer vers le jeunisme, plutôt vers une élégance intemporelle. Cela devient manifeste lors de la page où Teddy apparaît adolescente, visiblement plus jeune que dans le temps présent.

Le/la jeune Andromeda

Le/la jeune Andromeda

Les autres personnages arborent une prestance tout aussi élancée, à commencer par ces messieurs, dont la morphologie est assez similaire de l’un à l’autre, avec un large torse. Il y a quand même des personnages qui sortent du moule : Andromeda visiblement plus jeune, avec un corps pas encore formé, Tina avec une morphologie plus massive (et des jolies lunettes dont la monture forme le symbole de l’infini, un huit couché). Il est d’ailleurs surprenant que les auteurs aient choisi de faire incarner le conservatisme dans une femme noire bien en chair.

Elsa Charretier a également fort à faire en ce qui concerne la représentation des différents environnements. Le lecteur apprécie de pouvoir visiter une rue newyorkaise aux façades de briques (même si le rapport de largeur entre la chaussée et les trottoirs surprend), la douce chaumière hors du temps de Teddy, la salle de bain immaculée d’Ulysse Borges, la cuisine de la mère de Teddy, ou encore l’intérieur du centre de stockage des anomalies, tous présentant un aménagement et des accessoires spécifiques. Il reste plus dubitatif devant l’apparence extérieure du centre de stockage des anomalies (une sorte de plateforme offshore dont la forme semble avoir été choisie arbitrairement), le dépouillement du bureau de Tina.

Le centre de stockage des anomalies

Le centre de stockage des anomalies

Dans cette deuxième moitié, Pierrick Colinet change un peu le fond de sa narration. Ce qui avait commencé comme une aventure doublée d’une belle histoire d’amour, dans un contexte de voyages dans le temps, devient un récit plus militant. Dès la première séquence, Teddy se rebelle contre l’ordre établi, pour sauver l’amour qu’elle porte à Ano. Cet ordre établi s’incarne en la personne de Tina dont une banderole placé haut au-dessus de son bureau apprend au lecteur que le nom signifie There Is No Alternative, un slogan attribué à Margaret Thatcher pour justifier sa politique conservatrice et néolibérale (précisé par l’auteur en fin de volume). Dans le cadre de ce récit, ce slogan justifie une normalisation stricte des rapports humains, pour préserver la stabilité de la société.

Au fur et à mesure de la progression dans ce tome, le discours militant occupe plus de place, aux dépends des personnages et d’une partie de l’aventure. Les actions de Teddy deviennent plus conceptuelles, moins concrètes. Alors que le lecteur aurait pu craindre une narration phagocytée par les bonnes intentions, le scénariste conserve l’impulsion de départ en nourrissant son récit d’autres éléments. Il ne se contente pas de militer en faveur d’une rébellion de principe contre les contraintes générées par toute forme de société ; il pioche dans l’Histoire pour donner des exemples concrets et nourrir la réflexion.

Glissement vers le conceptuel

Glissement vers le conceptuel

En intégrant des faits historiques, l’intrigue prend une autre dimension, certes militante, mais aussi très concrète. Il ne s’agit pas d’aligner des poncifs et des vœux pieux sur la diversité et sur le combat pour la liberté, mais de montrer comment l’engagement individuel contribue à faire évoluer la société. Dans un premier temps, le lecteur peut sourire à l’inclusion d’un personnage transgenre (genderqueer) parachuté au beau milieu de l’intrigue. Néanmoins il revoit sa position au vu des personnalités citées par la suite. Certaines sont faciles à reconnaître comme Harvey Milk, ou Malcolm X, d’autres n’ont rien d’évident tout en étant pertinentes.

Heureusement, Colinet a pensé à ses lecteurs moins impliqués et les pages de fin explicitent qui sont les figures historiques moins accessibles comme Emmet Till, le révérend James Reeb, Susan B. Anthony ou encore Qiu Jin. Évidemment le lecteur peut aussi sourire au fait que des individus de nationalité étatsunienne soient inclus de manière proéminente (parution initiale en anglais oblige), mais leur présence est pertinente et la diversité géographique est bien présente dans ce panel de militants.

L'amour plus fort que tout ?

L’amour plus fort que tout ?

Les auteurs évitent la facilité d’un personnage principal sûr de son bon droit se dirigeant vers une décision aussi inéluctable qu’évidente et bénéfique pour tout le monde. Teddy est mue par un objectif très égoïste, et met en jeu la vie de tout le monde. En cela, elle endosse la responsabilité que les militants de tous les jours endossent également en s’exposant, et en exposant leurs proches.

Le tome se termine par 2 pages de courriers des lecteurs racontant comment ils ont pris conscience de leur homosexualité ou de leur sexualité différente de la majorité, 4 pages de présentation des personnages historiques sous forme de frise (avec également le résumé de l’incident de Stonewall Inn), 6 couvertures variantes (3 d’Elsa Charretier, 1 de Gérald Parel, 1 de Laurent Lefeuvre, et 1 d’Eli Powell, ainsi que 3 pages de crayonnés (2 conception des personnage, 1 de construction de la couverture du présent tome).

La sensuelle Tina (en arrière-plan)

La sensuelle Tina (en arrière-plan)

Ce deuxième tome clôt ce que le lecteur espère être la première histoire consacrée à Teddy, personnage si attachant dans son apparence et dans ses actes. Les dessins et les mises en page d’Elsa Charretier sont toujours aussi séduisants et inventifs. L’intrigue évolue naturellement vers un discours militant sur la tolérance (déjà sous-jacent dans le premier tome), nourri par des références concrètes, mettant en évidence l’importance déterminante de l’engagement personnel. S’il fallait vraiment trouver un défaut à cette deuxième partie, c’est qu’il n’y a pas de texte de Katchoo Scarletinred.

Pour le plaisir la couverture variante de Laurent Lefeuvre

Pour le plaisir la couverture variante de Laurent Lefeuvre

13 comments

  • Bruce lit  

    « Oppression » 4/4
    Avec Lefeuvre Laurent et Chris Malgrain, Elsa Charretier et Pierrick Colinet ont prouvé en 2015 que les Frenchies pouvaient faire du Comics avec leur désormais culte  » Infinite Loop ». Présence tourne en boucle lui aussi pour vérifier si l’objet est à la hauteur de sa réputation !

    La BO du jour : la folle histoire d’amour entre deux femmes ! Le hit sulfureux de Serge Gainsbourg Je ‘t’aime moi non plus chantée par Cat Power et Karen Elson ! Ouais ! French Attitude !https://www.youtube.com/watch?v=3SPFg3-PYdA

  • Sonia Smith  

    Bravo Présence pour ce joli texte, je n’aurais pas dit mieux, je suis heureuse que tu aies apprécié toi aussi cette histoire et, comme toi, j’attends d’autres aventures de Teddy même si Elsa Charretier est désormais bien occupée chez DC. J’ai vraiment apprécié son dessin et la composition très originale des cases.
    Apparemment, le discours militant a gêné certains lecteurs – sans doute les moins concernés par le sujet – personnellement, c’est ce qui m’a plu dans ce titre. Les suppléments avec la frise chronologique, les grandes figures militantes ou les témoignages sont vraiment les bienvenus. Comme à toi, il me manque dans ce tome un texte de Katchoo mais nous sommes trop gourmands 🙂

    • Présence  

      A la première lecture, ce n’est pas le discours militant qui m’a pris par surprise, c’est ce que j’ai perçu comme un changement de direction dans le récit, quittant l’aventure pour s’aventurer sur le terrain du militantisme. Mais en rédigeant ce commentaire, et en y repensant, je trouve que l’ensemble forme un tout cohérent.

      J’attends avec impatience les épisodes d’Harley Quinn par Elsa Charretier, avec le côté foldingue d’Amanda Conner, et le côté noir de Jimmy Palmiotti.

  • Tornado  

    Laurent Lefeuvre surpris en flagrant délit de citation SF rétro : ici !!!

    • Présence  

      Même moi, j’avais été capable d’identifier cette référence bien sympathique.

  • Jyrille  

    Bon, rien à redire, cela a l’air très bien. Comme toujours, Présence, j’admire tes descriptions sur le dessin, la narration et les relations possibles entre ces représentations et ce que cela incite presque forcément chez le lecteur.

    Le plaisir de voir la couverture alternative de Laurent Lefeuvre est bienvenue, je la trouve superbe !

    • Présence  

      J’ai également apprécié la couverture variante, c’est la raison pour laquelle je l’ai incluse, même si elle ne reflète évidemment pas le travail d’Elsa Charretier.

      Pendant des années, j’ai lu des commentaires ou des articles sur des BD ou des comics, dans lesquels le travail de l’artiste restait à l’état de vague évocation au mieux, ou n’était pas mentionné, même sous la forme lapidaire d’un jugement de valeur. Quand on pense que souvent le travail du dessinateur est plus long que celui du scénariste, c’est injuste. Après avoir lu de nombreuses interviews d’artistes d’horizon divers, j’ai fini par m’interroger sur ce en quoi les dessins participent à mon plaisir de lecture. Mon vocabulaire en la matière n’est pas très étendu, mais j’essaye d’exprimer les spécificités que je décèle et qui me parlent.

  • Lone Sloane  

    Un article aux petits oignons sur ce comics dont je serai curieux de connaître le tirage et les ventes chez Glenat, pour savoir si on peut jurer comme Elsa ou pas…
    J’ai relu l’article de Sonia et vous mettez tous deux en avant la singularité amoureuse du récit et le militantisme affirmé des auteurs, un attrait en ce qui me concerne par rapport à la production mainstream.
    Cerains titres sonnent mieux en anglais, parce que la boucle infinie, ca vous donnerait un côtê salon de coiffures pour dames. C’est comme magnyfying glass, qui pourrait caractériser tes chroniques, c’est plus classe qu’à la loupe.
    Par contre, Présence, ca fonctionne bien des deux côtés de l’Atlantique 🙂

    • Présence  

      Jolis jeux de mots, j’en ai bien souri.

      Pour le pseudonyme, Bruce m’avait également fait remarquer qu’il avait été retenu par Led Zeppelin pour un de leurs albums.

  • Bruce lit  

    Le teaser de Présence :
    « Oppression » 4/4
    Infinite Loop 2 – Mais, mais, ce n’est pas ce que j’attendais ! C’est un peu le thème principal de cette histoire dont la forme du tome 2 rejoint le fond. Militantisme intelligent, avec personnages attachants, planches bien articulées, et dessins séduisants : que demander de plus ?

  • Jyrille  

    J’ai également lu tes deux commentaires sur The Infinite Loop, présence, je les trouve excellents et encore une fois fantastiques tant tu décortiques si bien tous les aspects de l’oeuvre. Comme toi et comme beaucoup d’autres, je trouve que ce second tome est beaucoup moins ludique que le premier, car l’intrigue passe au second plan pour arriver à une sorte de Matrix Reloaded où l’on ne croit pas vraiment à ces confrontations en dehors du temps et même possiblement de l’espace. Cela devient extrêmement compliqué à suivre. Pour autant, le propos reste toujours vif, intelligent et maîtrisé, et le dessin ainsi que les découpages originaux forment également l’attrait irrésistible de cette bd. La conclusion m’a laissé un peu sur ma faim, un peu trop ouverte, mais en totale adéquation avec le propos et avec le titre, qui a plus d’un sens.

    J’avoue n’avoir pas eu le temps de lire les bonus, à mon grand dam, car de nombreuses références m’échappent, et je n’ai pas eu la joie de lire Katchoo dans le premier tome… Par contre, les couvertures alternatives sont vraiment chouettes (tout comme les supers jeux de mots de Lone Sloane). L’hommage de Lefeuvre à Planète interdite n’est pas une coïncidence puisque ce film est cité dans la bd.

    • Présence  

      Content que ça t’ait plu. Ayant été séduit par le trait d’Elsa Charretier, j’ai lu les épisodes de Starfire (une superhéroïne DC) qu’elle a illustrés. Elle a bien progressé en ce qui concerne les environnements, tout en conservant l’entrain de ses personnages, une lecture facile et agréable, avec une belle complémentarité entre la personnalité de l’héroïne insufflée par Amanda Conner; et les dessins.

      • Jyrille  

        Ah tu me titilles. J’adore vraiment le dynamisme du dessin de Amanda Conner et le trait de Elsa est vraiment attirant. Merci pour l’info !

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