Le bout de la piste (Spécial Moebius)

Encyclopegeek : Spécial Moebius

 AUTEUR : CYRILLE M

1ère publication le 03/02/15- MAJ le 06/08/18

Cet article est une introduction aux mondes de Moebius, portant surtout sur ses premières œuvres.

Lancement immédiat

Lancement immédiat © Les Humanoïdes Associés

Jean Giraud, dessinateur français reconnu pour la série Blueberry, décida de développer son art en allant vers de nouveaux horizons au début des années 60.

Il publie alors dans Pilote, un magazine faisant la part belle aux bandes dessinées, et qui rassemblait de nombreux auteurs connus, des séries surtout enfantines poids-lourds comme Astérix.

Fasciné depuis toujours par la SF, il se met à signer dans Hara-Kiri sous le pseudo Moebius , en référence à l’anneau de Möbius. Cela lui permettait d’écrire des histoires aussi tordues que ce ruban en forme d’infini.

Sous la direction de René Goscinny, Pilote va devenir au début des années 70 un des premiers viviers de la nouvelle bande dessinée adulte, influencée par les comics underground comme ceux paraissant dans Mad. Sous le pseudo de Gir, Jean Giraud y publie donc une première histoire totalement différente de Blueberry, mettant en scène l’auteur dans une histoire semi-autobiographique, mais totalement azimutée, pleine de poésie et de fantastique, La déviation.

La déviation, où comment rencontrer des problèmes incongrus

La déviation, où comment rencontrer des problèmes incongrus© Les Humanoïdes Associés 1980

Très pris par Blueberry et illustrant un peu de science-fiction, Moebius ne commencera réellement à exister qu’en 1974, avec des premières bandes dessinées courtes, comme Le bandard fou. Son trait y est totalement différent, mettant en scène un personnage difforme (encore plus que le compère Mac Clure de Blueberry). Enorme nez, jambes cagneuses et pénis hypertrophié, le Bandard fou est un personnage comique, évoluant dans un monde que Moebius développera plus tard dans le Garage Hermétique.

Car avec la création du magazine Métal Hurlant avec son confrère Druillet et deux autres jeunes exaltés (Jean-Pierre Dionnet et Bernard Farkas), il va produire entre ces pages deux œuvres marquantes à plus d’un titre.

Des éléments disparates et du Rimbaud dans les phylactères

Des éléments disparates et du Rimbaud dans les phylactères© Les Humanoïdes Associés

C’est dans Métal Hurlant qu’il fournit donc les premières planches de Arzach, une série en couleurs ou en noir et blanc suivant les histoires, certaines n’étant que des parodies ou des essais graphiques, et la plupart sans aucun texte. Le dessin est fouillé, précis, rappelant parfois des tableaux, des illustrations avec des cadres de décoration léchés. De plus, Arzach est sans doute le nom du personnage principal, mais rien ne nous permet de l’affirmer, surtout que l’orthographe change à chaque chapitre (Harzack, Arzak…). Il reprendra le personnage au fil des années, toujours pour des histoires de quelques planches, puis une histoire complète dans les années 2000, l’Arpenteur. Son oiseau sans plume sera également le premier avatar de Deepo, la mouette à béton de L’Incal.

Moebius écrivait en 1991 : « Pour moi, Arzach fut une sorte de passage à l’acte, une plongée dans des mondes étranges, au-delà du visible. Pour autant, il ne s’agissait pas de produire une histoire bizarre de plus, mais de révéler quelque chose de très personnel, au niveau de la sensation. J’avais comme projet d’exprimer le niveau le plus profond de la conscience, à la frange de l’inconscient. »

The Long Tomorrow avec O'Bannon. Notez le personnage à droite et le PAF...

The Long Tomorrow avec O’Bannon. Notez le personnage à droite et le PAF…© Les Humanoïdes Associés – 1989

Moebius expérimente donc à tous les niveaux, y compris au niveau du scénario et du langage. Il invente des termes qui nous semblent familiers mais définissent des éléments totalement inconnus : une boisson (« Il a bu son koks sans striker »), un robot (« un chien-caillou »), tout est renommé, Moebius joue avec la langue, fait des jeux de mots, introduit des phrases en Anglais…

Blueberry, scénarisé par Charlier, est une bande dessinée réaliste, où les héros dorment, mangent, où tout est un problème, rien n’est laissé au hasard. Dans ses histoires, et sans doute influencé par l’époque du rock psychédélique, Moebius improvise, se laisse porter par ses dessins et en fait une nouvelle forme d’écriture.

L’homme est-il bon ?

L’homme est-il bon ? © Les Humanoïdes Associés – 1979

Dans l’Homme est-il bon, initialement publiée dans Pilote en 1976, une autre bd sans dialogues, il raconte avec Dan O’Bannon, futur scénariste d’ Alien, une petite fable presque morale, et joue de l’humour avec le titre même de ces dix planches. Côtoyant la fine fleur impertinente de Hara-Kiri, Moebius manie une certaine forme d’humour détaché, à la fois subtil comme celle développé par Gotlib, et graphique comme tiré d’un film des Marx Brothers ou des slapsticks movies des années 30.

Son trait y est encore réaliste et fouillé, mais de manière plus lâche, plus caricaturale. Il déforme les visages, les expressions, extrapole la réalité. Par la suite, il épurera son trait au maximum, ne gardant que l’essentiel, dessinant sans crayonnés parfois, pour atteindre une sorte de poésie dans des dessins devenus peintures autant que manifestes du mouvement et de la contemplation.

Que de fautes d'orthographe, encore un coup de Marcel Gotlib

Que de fautes d’orthographe, encore un coup de Marcel Gotlib © Les Humanoïdes Associés

Toujours avec Dan O’Bannon, il dessine une histoire de détective privé minable du futur qui court après un MacGuffin sur la demande d’une dame de haut rang. Tout le début de L’Incal est là, mélangeant une esthétique futuriste empreinte de réalisme avec des éléments tirés de films noir classiques.

Ces mélanges de genre, Moebius les poussera au maximum, avant de s’affranchir de tous les formats possibles, notamment avec Le garage hermétique. Utilisant alors la drogue comme n’importe quelle rock star de l’époque, Moebius dessine quelques planches hors de toute série, improvisant des bouts d’histoire, laissant aller son imagination, sur deux planches. Il part d’un personnage de Michael Moorcock, Jerry Cornélius, auquel il voulait rendre hommage.

Jerry Cornélius ou le Major Grubert, l'explorateur ?

Jerry Cornélius ou le Major Grubert, l’explorateur ? © Les Humanoïdes Associés

Sous la pression de son ami Jean-Pierre Dionnet qui lui pique les deux premières, Moebius fait une bd en écriture automatique sans queue ni tête, devant improviser chaque semaine au moins deux planches, plus rarement quatre ou cinq, ne sachant plus ce qu’il avait écrit, parfois qui étaient les personnages, où en était l’histoire. Du jazz donc, mais en noir et blanc et futuriste, dans un format court, dans un monde unique, où le langage est de plus en plus inventé et obscur, où rien ne semble être ce qu’il est. Du punk en bd.

Sorti en album sous le titre Major Fatal, Le garage hermétique fut publié dans Métal Hurlant entre 1976 et 1979. La centaine de planches qui en résultèrent reste étonnamment cohérente malgré une intrigue compliquée où il y a de nombreux fausses pistes et niveaux de réalités.

En bas à droite, la case qui change tout dans Le garage hermétique

En bas à droite, la case qui change tout dans Le garage hermétique © Les Humanoïdes Associés

L’époque est à l’onirisme, aux faux-semblants, et Moebius s’y engouffre avec délice, équilibrant son travail rigoureux et épuisant avec Blueberry. Ce dernier lui permet d’être Moebius, lui donnant une assise commerciale confortable. Chez Moebius, l’action manque souvent, et il n’y a presque aucune trace de héros, seulement des êtres aux prises avec leurs problèmes, notamment ceux ayant trait à l’étranger, à l’autre.

Escale sur Pharagonescia raconte comment un touriste peu au fait des coutumes locales se retrouve malade. Ses hôtes se démènent pour qu’il puisse repartir guéri. L’auteur mélange SF et traditions indiennes, les expérimentations yaqui de Castaneda, et un humour pince-sans-rire pour se moquer des touristes et des colonisateurs idiots.

Sonder les profondeurs de l'âme humaine

Sonder les profondeurs de l’âme humaine © Les Humanoïdes Associés

La grande obsession de Moebius qui transparaît dans toute son œuvre est celle de la transformation des êtres et des choses, notamment la nourriture. Elle transforme les gens et influence leur comportement. De la même façon qu’il tord son dessin dans tous les sens, il s’interroge sans cesse sur les chemins de traverse, sur le langage, sur les moyens de raconter une histoire, qui parle souvent de la transformation d’un être qui peut changer la face du monde, comme dans Tueur de monde, une bd très courte faite de vignettes sous-titrées par des légendes.

Les Humanoides associés, la maison d’édition créée par le lancement de Métal Hurlant, ont multiplié les rééditions de toutes ces histoires, et c’est un vrai casse-tête que de retrouver tout ce que Moebius a pu faire. Auteur très prolifique, il n’aura de cesse de dessiner, toujours en parallèle de Blueberry, et souvent ses histoires, souvent très courtes sur quelques planches, ne sont pas datées.

Tout est normal

Tout est normal © Les Humanoïdes Associés

En ajoutant les recueils d’illustrations diverses, et le magnifique port-folio La cité feu réalisée avec l’ami Geof Darrow (qui n’existe malheureusement qu’en tirage très limité), il est très compliqué de suivre Moebius à la trace, dans son histoire même.

Ayant tenu une sorte de journal intime tout au long de ses bds, il aura brouillé de nombreuses pistes (de sioux). Car il fait partie de ceux qui croient que c’est en se perdant que l’on se trouve : ses dernières paroles, rapportées par sa femme, seraient « Je sens qu’il se passe quelque chose… Je sens que je transmute… Il faut que tu me donnes les codes de réparation… »

Si vous trouvez ça dnas votre grenier, contactez Bruce Lit, je ferais suivre...

Si vous trouvez ça dans votre grenier, contactez Bruce Lit, je ferais suivre…

33 comments

  • Bruno :)  

    Découvrir Moebius à l’adolescence, via L’Incal, c’est direct la garantie d’une fascination immédiate ET pour l’ampleur graphique imaginative des idées posées sur les planches ET pour cette extraordinaire aisance à les dessiner. Après les spécialistes du mouvement (« punchy » mais souvent approximativement réaliste…) des locataires des éditions Lug, tomber sur l’exact inverse m’a assez déboussolé pour que mes gribouillages de l’époque prennent soudain un virage à quatre-vingt dix degrés.
    Il y avait pourtant tout un tas d’autres artistes balaises, dans les pages de Métal Hurlant ; mais cette maitrise du dessin systématique -encore une question d’équilibres…- entièrement au service de la BD (et pas gratuitement décorative sans rapport avec les scènes illustrées) faisait une différence flagrante d’avec presque tous les autres. L’univers barré de Jodorowsky, avec ses redondances thématiques toujours à la limite du subversif tous azimuts, donnaient un fond idéal à l’esthétique extraterrestre (si souvent asexuée !) à peine née qui caractérisait déjà l’apparence des personnages que Moebius allait si souvent mettre gratuitement en scène dans ses recueils d’illustration (Starwatcher…).
    De la pure caricature (Le Prez, le grand prêtre Techno, Le Méta-Baron, Etc…) au réalisme classique et/ou esthétique (John, Kill, Animah, Solune,…), c’est une jouissance pour l’oeil tant l’exécution semble facile : pas un trait de trop ! Ses meilleurs « tableaux » (pas nécessairement en BD) sont ainsi dépouillés de sophistication, encore une fois en ce qui concerne le trait, sinon pour le sujet mis en scène : rarement, la technique semble une fin en soi. Ses mises en couleurs, qui tirent souvent vers l’onirique, l’irréel, ajoutent encore à la séduction de sa vision si « intérieure », alors même que les images présentent si souvent de vastes horizons.
    Contrairement à son travail sur Blueberry, remarquable de précision dans le détail (documentaire et purement graphique), la liberté de ton des ses escapades S.F. lui offre une plus grande liberté d’expérimentation artistique, et l’expressivité ainsi renforcée du résultat me semble beaucoup plus séduisante -mais je manque d’objectivité : les petites cases très « story-board » et le fait qu’il s’agisse d’une série Western m’empêche d’apprécier…

    Jodo ne jurait que par sa réactivité et sa vitesse d’exécution : encore une fois, la principale qualité de Moebius s’avère être sa spontanéité à transcrire ses rêves ou ceux des autres, sans idées préconçues et avec très peu d’obsessions répétitives -sinon la présence de ces cristaux, partout dans ses univers. Et ce quelle qu’est été le sujet exploré.
    Très libre, comme tous les grands professionnels au faîte de leur technique, comme sa crayon sur la feuille : rien n’empêche.

    • Jyrille  

      Merci beaucoup pour ces précisions et ces tranches de vie, Bruno. Si tu veux un article sur L’Incal, il y en a un par l’ami Tornado : brucetringale.com/ce-qui-est-abstrait-est-figuratif-lincal/

      J’ai mis du temps à apprécier Blueberry, ça m’est finalement tombé dessus juste avant la trentaine, et là j’ai tout acheté de la série régulière.

      • Bruno :)  

        A-Y-EST ! Mais merci du tuyau : je suis en pleine exploration du site… 😉

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