TINTIN AU TIBET, par Hergé
VF: Casterman, Editionsmoulinsart
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© Hergé/Moulinsart – 2025
Cet article portera sur le vingtième album des aventures de Tintin : COKE EN STOCK.
C’est le quatorzième article d’une suite regroupant l’intégralité de la série, après :
- Tintin Au Pays des Soviets
- Tintin au Congo & Tintin en Amérique
- Les Cigares du Pharaon & Le Lotus Bleu
- L’Oreille Cassée & L’Île Noire
- Le Sceptre d’Ottokar
- Le Crabe Aux Pinces D’Or
- L’Etoile Mystérieuse
- Le Secret de la Licorne & Le Trésor de Rackham le Rouge
- Les 7 Boules de Cristal & Le Temple du Soleil
- Tintin au Pays de l’Or Noir
- Objectif Lune & On A Marché Sur la Lune
- L’Affaire Tournesol
- Coke en Stock

Ce n’est pas comme d’habitude : Ça ne commence pas à la maison !
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Prépublié du 17 septembre 1958 au 25 novembre 1959 dans les pages du journal Tintin, TINTIN AU TIBET est édité, comme c’est désormais la routine, en album de soixante-deux pages aux éditions Casterman dans la foulée.
1) Changement de paradigme
Soyons clair : TINTIN AU TIBET est un album à part au milieu des aventures de TINTIN. C’est le récit le plus dépouillé et le plus personnel de son auteur, qui se démarque des autres aventures sur bien des points.
L’histoire, normalement tout le monde la connait : Tintin rêve que son ami Tchang, qu’il n’a pas revu depuis des années (voir l’album LE LOTUS BLEU) est le seul survivant d’un accident d’avion au cœur des montagnes enneigées. Lorsqu’il lit dans les journaux qu’un avion s’est écrasé dans une vallée reculée de l‘Himalaya et qu’il reçoit une lettre de Tchang l’informant de son voyage, il décide de partir à sa recherche, persuadé qu’il est encore en vie…

L’appel de l’amitié depuis les limbes du monde des rêves… et de la communication télépathique !
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À ce stade, il y a deux choses à savoir sur Hergé et Tintin :
1 – Hergé a développé son héros de manière à ce qu’il devienne une sorte d’avatar sur le chemin d’une quête spirituelle personnelle.
D’abord de manière maladroite avec ses premières aventures (Georges Remy avait dix-neuf ans – et il ne s’appelait pas encore Hergé – au moment de la création du personnage), Tintin devient concrètement, à partir du LOTUS BLEU, le vecteur d’une progression permanente qui permet à son auteur d’accéder, peu à peu, à la philosophie humaniste la plus pure. En d’autres termes, Hergé utilise les aventures de son héros pour mettre en scène une idéologie humaniste doublée d’une véritable quête spirituelle : Tintin est un héros immaculé qui lui sert de balise morale.
2 – En cette fin des années 50, le mariage d’Hergé bat de l’aile et il est tombé amoureux de Fanny Vlamynck, une jeune coloriste du Studio Hergé. Le problème est justement le système de valeurs que s’est fixé notre homme au fil du temps : Divorcer, renoncer aux liens qu’il s’est juré d’honorer, c’est aller à l’encontre totale de ce système de valeurs. Et comme toujours, Hergé met en scène de manière métaphorique, dans les aventures de Tintin, les tourments qui l’accablent dans la réalité. En d’autres termes là aussi, il va mettre ce conflit intérieur en sous-texte dans la nouvelle histoire du petit héros à houppette…

La véritable empreinte (supposée) du yéti
Photographiée par Eric Shipton en 1951
Source : Wikipedia
Nous avons suivi, à travers les précédents articles, les terribles dépressions nerveuses subies par Hergé, notamment après la libération (de la 2nde guerre mondiale) et au moment du diptyque de la Lune. TINTIN AU TIBET correspond à la troisième (et dernière) dépression majeure de son auteur.
Lorsque débute cette vingtième aventure, Hergé est donc affecté par une grande crise morale. La profonde culpabilité qui le submerge à l’idée de trahir son épouse le contraint à s’isoler en quête de réconfort spirituel.
Hergé le racontera plus tard à Numa Sadoul lors de leurs entretiens : il faisait à cette époque un rêve récurrent, dans lequel le “blanc” dominait tout. Il rêve même une fois d’un squelette blanc qui se jette sur lui, tandis qu’il évolue au sommet d’une tour isolée. Le décor se transforme en blancheur immaculée et angoissante, telle une prison de l’esprit !
À ce moment-là, il n’est pas encore question d’envoyer Tintin au Tibet et Hergé patauge plutôt dans un abîme, marqué par le manque d’inspiration. Plusieurs pistes sont envisagées pour une nouvelle aventure, mais elles sont toutes abandonnées. C’est alors qu’Hergé va se souvenir qu’il avait griffonné, sur le bord de ses esquisses pour les planches de COKE EN STOCK, l’idée d’un voyage où Tintin rencontrerait le Yéti…

Le massif du Gosainthan : Lieu choisi par Hergé pour l’accident de l’avion dans lequel se trouve Tchang.
Source : Wikipedia
N’empêche que l’occasion est trop belle : Choisir le Tibet comme lieu pour la nouvelle aventure de son héros est idéal : isolé, quasiment inaccessible, le Tibet, avec ses moines bouddhistes (leur philosophie existentielle) et sa créature mythique, est le lieu mystique par excellence, l’endroit le plus propice à la quête spirituelle dont l’auteur a inconsciemment besoin…
Au niveau de l’actualité, les années 50 sont marquées par les exploits des alpinistes ayant réussi pour la première fois l’ascension des plus hautes montagnes tibétaines (l’Annapurna en 1950, l’Everest en 1953). Hergé, d’ordinaire si prompt à utiliser l’actualité dans ses récits dès qu’elle lui donne l’occasion de dénoncer les maux de notre monde, n’utilise pourtant pas le contexte sulfureux du Tibet (c’est à cette époque que le peuple tibétain se soulève contre l’insurrection chinoise, qui provoquera l’exil de Dalaï-lama en Inde en 1959). Étonnamment, l’auteur choisit de renouer avec ses histoires apolitiques et s’oriente vers un récit d’ordre spirituel, sur une ligne dépouillée, soit l’inverse de son album précédent ! Il s’appuiera tout de même sur un ou deux éléments de l’actualité, mais toujours de manière non politisée : En 1950, l’avion Malabar Princess s’écrase dans le massif du Mont Blanc. Cet événement, qui rencontre un retentissement médiatique très fort, ne laissera aucun survivant parmi les passagers et les membres de l’équipage, alors que dans le même temps, plusieurs secouristes professionnels mourront ou reviendront accidentés de l’expédition de sauvetage.
En 1951, on découvre aussi les plus célèbres photographies de l’empreinte supposée du Yéti, par l’alpiniste Maurice Herzog (premier vainqueur de l’Annapurna), puis par l’explorateur Eric Shipton.

Un environnement plus immersif que jamais.
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2) Le Tibet, comme si on y était
Nous avons également observé, dans les articles précédents, le point d’honneur que mettait Hergé à ce que chaque détail (décors, costumes, véhicules, bâtiments) soit le plus réaliste possible. Nous ne reviendrons donc pas là-dessus pour ce vingtième album. Notons tout de même le travail remarquable, qu’il réalise avec ses collaborateurs, en ce qui concerne les grandioses paysages que Tintin et ses compagnons vont affronter depuis les Alpes jusqu’à l’Himalaya. La principale source de documentation qu’Hergé choisit est le livre d’Alexandra David-Néel (MYSTIQUES ET MAGICIENS DU TIBET), première femme exploratrice occidentale à avoir gagné ces régions reculées du Tibet en 1924. Il en tirera de nombreux détails que tout fan de l’album connait par cœur aujourd’hui, comme le fait que les tibétains disent bonjour en tirant la langue, ou le phénomène de la transe et de la lévitation !
En vérité, Hergé s’abreuve à toutes les sources dont il dispose, lit et observe tout ce qui lui passe sous les yeux, dont le livre SEPT ANS AU TIBET, qui sera un jour adapté au cinéma par Jean-Jacques Annaud. Sa connaissance du Népal, du Tibet et du bouddhisme est au final excellente et l’on se souvient tous qu’il convient de dépasser un chörten par la gauche (un tumulus de forme hémisphérique construit pour contenir des reliques du Bouddha) !
Parallèlement, Hergé rencontre tous les spécialistes de la montagne, de l’alpinisme et des phénomènes liés à l’altitude (comme celui du feu de Saint-Elme) qu’il peut réussir à contacter.
Le personnage de Tharkey et le peuple Sherpa sont mis à l’honneur dans l’album car, dans la réalité, ce sont les Sherpas qui guidaient toutes les expéditions tibétaines (de l’Annapurna à l’Everest) et le nom de Tharkey est repris d’un sherpa ayant réellement existé. Une manière pour Hergé de leur rendre hommage.

De la réalité à la fiction : Le capitaine Haddock tombe sur un Chörten, tandis qu’ils sont guidés par Tharkey, un authentique sherpa.
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Tout ce travail de documentation est parfaitement digéré dans l’album, rendant l’aventure particulièrement immersive et tangible. Un travail véritablement remarquable qui rappelle le Douanier Rousseau : Alors qu’aujourd’hui on financerait le voyage des auteurs pour qu’ils aillent sur place faire leurs repérages, le studio Hergé se débrouillait avec les moyens du bord sans jamais aller au bout du monde !
3) Le dépouillement
N’en pouvant plus de ses cauchemars récurrents et de ses rêves de “blanc” qui l’angoissent au plus haut point, Hergé se décide à consulter un psychanalyste (Franz Niklaus Riklin, disciple de Jung). Ce dernier décèle chez l’auteur une “obsession de la pureté” et l’exhorte à lâcher prise, en s’autorisant de ne pas être pur et sans reproches… Cette introspection aura de grosses répercutions sur Hergé qui, malgré l’avis du praticien, décide de reprendre son travail.

Du blanc, du blanc, du blanc…
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Si AU PAYS DE L’OR NOIR laissait entrevoir, en sous-texte, une thérapie par l’art de la part d’Hergé, TINTIN AU TIBET pousse cette perspective à sa plus extrême expression.
Réaliser un exutoire à travers sa créativité n’est pas une nouveauté. Moult artistes, qu’ils soient musiciens, peintres ou poètes l’ont prouvé (Paul McCartney l’a dit : “Pas besoin d’une psychanalyse, je suis musicien” !). En 1932, lorsque le peintre Otto Dix décrète, qu’avec son triptyque DER KRIEG, réalisé au terme de trois années de labeur, il s’est enfin guéri de son traumatisme de la guerre des tranchées, après une décennie passée à représenter les horreurs de la Grande Guerre, on mesure le processus existentiel dédié au salut de l’esprit !
La scène d’AU PAYS DE L’OR NOIR dans laquelle Tintin et les Dupondt tournent en rond dans les dunes, illustrait clairement la traversée du désert que subissait l’auteur, alors en pleine dépression. Idem avec l’expédition de TINTIN AU TIBET, où Hergé oblige son héros à gravir littéralement l’Himalaya pour, par identification, le laver de ses fautes !
S’ensuivra logiquement la plus extrême succession de labeurs, le héros devant prouver qu’il mérite de réussir sa quête. Et quelle cruelle métaphore finale qui voit le Yéti se lamenter de finir dans la solitude, au moment où Hergé s’apprête à quitter son épouse après tant d’années de mariage…
La différence majeure qui hisse TINTIN AU TIBET au-dessus d’AU PAYS DE L’OR NOIR et même du diptyque de la LUNE (seconde épreuve de dépression), c’est le dépouillement magistral que parvient à obtenir Hergé tout au long de son récit. Il livre ici un chef d’œuvre indépassable de précision et de profondeur, où rien ne manque, où rien n’est en trop, où chaque scène possède son lot d’émotion, de peur, de rire, d’émerveillement.
Le concept de faire de cette aventure une quête initiatique et existentielle, un récit sans réel antagoniste, sans affrontements manichéens, sans armes, sans même une réelle victoire (le sauvetage de Tchang, qui nécessite de bouleverser le Yéti, ne se fait pas dans l’allégresse), où les personnages sont seuls face à la rudesse de la nature, opère là-aussi une métaphore : Celle de l’auteur qui perçoit que, dans sa vie, il n’accédera à la sérénité qu’en acceptant de sacrifier ses idéaux. Une nouvelle vie s’offre alors à lui, elle sera faite d’un renoncement à la pureté, de l’acceptation d’un monde d’équilibre fataliste où le bien et le mal n’existent plus, où l’on doit allier les utopies et… la réalité de la vie.
De cause à effet, évidemment, jamais plus les aventures de TINTIN ne seront les mêmes…

En haut : Otto Dix, fer de lance du mouvement expressionniste, avec le triptyque Der Krieg : La thérapie par l’art.
En-dessous : Notons également chez Hergé un triptyque, montrant par ailleurs son art du découpage, à la fois épuré et inventif.
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4) Un homme des neiges pas si abominable
Pour imaginer le Yéti, Hergé n’avait pas besoin d’aller chercher très loin. Son ami et collaborateur historique Bernard Heuvelmans, éminent crypto-zoologue qui l’avait conseillé sur les scripts de L’ÉTOILE MYSTÉRIEUSE, du TEMPLE DU SOLEIL et du diptyque de la LUNE, a écrit un livre largement dédié à ce sujet. Il est le premier spécialiste à avoir défendu l’idée que le Yéti n’était pas un “abominable” homme des neiges (mais au contraire une espèce probablement plus évoluée qu’un simple animal sauvage), idée qui convient parfaitement à Hergé, qui s’inscrit pour le coup à contre-courant de la pensée de son époque, comme bien souvent à travers son œuvre.
Hergé rencontre personnellement tous ceux qui ont aperçu et photographié les traces supposées de l’humanoïde (Maurice Herzog expliquera par exemple avoir parfaitement identifié des empreintes à trois doigts n’appartenant à aucune espèce connue, lesquelles s’arrêtaient au pied d’une falaise escarpée…).
Sur les vingt-quatre aventures de TINTIN, dix intègrent des éléments issus du domaine du fantastique. C’est une autre composante remarquable de l’œuvre d’Hergé dans le sens où jamais cet élément ne vient perturber le réalisme des histoires, car l’auteur réussit toujours, brillamment et avec virtuosité, à l’insérer de manière naturelle et organique. Notons par exemple les différents personnages de “médiums” (le fakir dans LES CIGARES DU PHARAON, la voyante dans LES 7 BOULES DE CRISTAL et ici, dans TINTIN AU TIBET, le moine Foudre-bénie) : Ils sont à chaque fois des passeurs, de subtils intermédiaires entre les niveaux de la réalité et du surnaturel.
Personne ne songerait ainsi à classer la série dans le genre fantastique, alors qu’un album comme TINTIN AU TIBET regorge d’éléments surnaturels ! Mais à l’image du Yéti, ils sont toujours à dimension humaine, comme s’ils faisaient naturellement partie de notre monde. Ils sont toujours insérés de manière progressive, par petites touches successives, en harmonie avec la construction de l’intrigue. Ils ne lui font pas de l’ombre, ne la perturbent jamais sinon pour l’embellir naturellement dans l’émerveillement. Dans l’art de convaincre le lecteur de la présence du fantastique comme élément naturel, Hergé était assurément un maître. Steven Spielberg et George Lucas sauront s’en souvenir au moment de créer leur INDIANA JONES.
Un autre élément qui vient solidifier cette dimension fantastique est la posture du capitaine Haddock. Comme à l’accoutumée, l’homme demeure sceptique et terre à terre (malgré sa condition de marin : Il est d’ailleurs condamné à évoluer dans un environnement totalement opposé à ses compétences naturelles !). La construction de l’intrigue semble ainsi conçue pour venir à bout de ses préjugés et de ses certitudes, achevant de convaincre le lecteur par procuration. Au retour de l’aventure, le capitaine ne doutera plus de ces éléments surnaturels…

Une subtile progression dans le fantastique.
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5) De l’humour, toujours…
Malgré sa dimension tragique, TINTIN AU TIBET ne fait aucune entorse à la dimension humoristique de la série et au génie absolu de son auteur en la matière.
Le dépouillement du récit écarte d’entrée de jeu les comiques de service habituels que sont les Dupondt et les plus récents invités de la famille, à savoir Séraphin Lampion et le garnement Abdallah. Même le professeur Tournesol, présent au tout début de l’album, ne peut logiquement faire partie de l’expédition. Toute la partie comique sera donc assumée par le seul Capitaine Haddock. Nonobstant, Hergé a suffisamment travaillé en amont pour doter son personnage de la stature adéquate. Il sera donc le principal moteur comique de cette aventure tibétaine.
Pour autant, tous les gags de l’album ne sont pas purement fonctionnels et certains détonnent par leur spécificité et leur originalité au sein de la série. Certes, on a déjà vu le coup de l’ange et du diable, allégorie de la bonne et de la mauvaise conscience, essayer d’influer sur les décisions d’un personnage. On a déjà assisté, également, à des mises en scène de rêves surréalistes et psychédéliques. Mais dans TINTIN AU TIBET, ces éléments offrent des moments où l’humour côtoie des sommets de vertige métafictionnel, faisant écho aux séances de psychanalyse qu’Hergé s’était imposé au début de la conception de l’album.
Milou s’affiche ainsi, plus que jamais, comme l’avatar de Tintin et, par extension, d’Hergé lui-même par déclinaison : La dissociation de sa volonté, tiraillée entre le bien et le mal, est évidemment un écho de la vie de l’auteur, lequel ressent précisément les mêmes doutes à ce moment de sa vie.
Quant au rêve du Capitaine Haddock, c’est encore plus vertigineux : Obligé de suivre une voie dont il ne veut pas (il refuse, au départ, de suivre Tintin dans cette folle expédition avant de se résigner à l’accompagner – remarquez ci-dessous le sens-interdit, dans la 2ème vignette), on le voit accoutré de manière ridicule, dépossédé de ses attributs naturels, sinon pour l’infantiliser et le culpabiliser. Et en même temps, le voilà perdu sur un échiquier trop grand pour lui, où il se fait réprimander par la personne qui, dans la vie, partage sa demeure ! Comment ne pas voir, en cherchant bien, la métaphore des tourments réels d’un auteur au seuil du divorce, le tout illustré sous le vernis de l’humour (toutefois teinté d’une étrange sensation malsaine) !

Onirisme et étranges divagations…
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6) L’humanisme, pour finir
Le début de l’histoire est une véritable profession de foi : Tintin doit retrouver son ami perdu au bout du monde, en proie aux pires dangers, sachant que tout le monde le croit mort. Le héros est prêt à sacrifier sa vie pour y arriver, sans la moindre hésitation.
Plus que jamais, c’est une quête d’humanisme pur que met en scène Hergé. On l’a dit en introduction et développé à maintes reprises dans les précédents articles : Alors qu’il a été critiqué, accusé à tort et à travers tout au long de sa carrière pour des soi-disant dérives racistes et idéologiques, notre auteur n’a jamais rien fait, depuis LE LOTUS BLEU, que d’essayer de progresser dans l’humanisme.
On en a entendu, des couillonnades, comme quoi la ligne claire était, non pas une recherche de pureté, mais une allégorie de la race arienne ! Mais faut-il être idiot ou, à tout le moins ignorant de l’œuvre d’Hergé pour balancer des allégations pareilles !
Rappelons qu’à l’époque des SOVIETS et du CONGO, Hergé travaillait au journal le Vingtième Siècle, sous l’égide de son directeur, l’abbé Wallez, un homme notoirement ultra-catholique et fasciste. Le tout jeune Hergé ne faisait alors que suivre les directives de son rédacteur en chef.
On peut voir, dès TINTIN EN AMÉRIQUE, ses premières manifestations humanistes (il prend clairement fait et cause pour le génocide des indiens tandis qu’il vilipende la naissance de la pègre et ses répercussions sur la politique. Un pur visionnaire).
Hergé racontera comment, au début de la création de TINTIN, il vivait dans un monde de préjugés colonialistes. Préjugés dont il n’aura de cesse de s’extirper tout au long de son œuvre, quand la moindre maladresse sera portée au pilori de la bien-pensance par une bande de nigauds ne connaissant rien à son travail. Ainsi son labeur lors de l’occupation, obligé de mettre dans ses récits d’infimes éléments flattant l’occupant qui dirigeait son journal ! Il a eu beau dénoncer le fascisme dans tous les sens, avant la guerre (L’OREILLE CASSÉE, LE SCEPTRE D’OTTOKAR) et après (L’AFFAIRE TOURNESOL, TINTIN ET LES PICAROS), il en existe encore qui pensent qu’il a été un odieux collabo ! le diable soit de ces crétins ! Et quid du LOTUS BLEU où il condamne le colonialisme ? Et quid de COKE EN STOCK où il dénonce le trafic d’esclaves noirs ? Et quid de L’ÎLE NOIRE où le principal antagoniste est un allemand à l’orée de la 2nde guerre mondiale ? Et quid des BIJOUX DE LA CASTAFIORE où il défend les Roms ? Quid de sa défense continuelle des opprimés ? Il est tout simplement le premier auteur, tous médiums confondus, à avoir autant œuvré contre le racisme et les maux de notre monde.

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Tu m’étonnes qu’il était tétanisé à l’idée de quitter sa femme pour un nouvel amour ! Lui qui avait passé sa vie à essayer de courir après la bonté et la bienveillance. Et quelle puissante métaphore que de gravir l’Himalaya pour achever cette quête ! La montagne la plus haute comme l’image du dépassement de soi, les immenses blancheurs des paysages qui entourent les héros comme une allégorie de la pureté, qu’il faut atteindre et conquérir !
Relire TINTIN AU TIBET, c’est ainsi l’occasion de découvrir un Tintin plus humain et fragile que jamais. C’est voir le héros douter, faiblir (pleurer à chaudes larmes !), renoncer et avouer ses limites. C’est voir un capitaine Haddock, sans doute l’un des personnages les plus riches de l’histoire de la littérature, transcender son courage au nom de l’amitié et du sacrifice ; il y est littéralement bouleversant. C’est enfin découvrir Tharkey, le népalais qui met un point d’honneur à accompagner les héros au-delà de ses propres limites, par respect envers ces “blancs”, prêts à risquer leur vie pour sauver un étranger au bout du monde. C’est percevoir Hergé en sous-texte, lutter contre lui-même, contre ses démons, contre ses accusateurs et contre le monde. Il en ressortira comme ses héros : acceptation de ses limites, de ses faiblesses, de ses erreurs, de ses devoirs. Et finalement victorieux au sens humaniste, en découvrant le juste milieu…
En définitive, l’œuvre d’Hergé n’est rien d’autre qu’une série de prises de conscience, doublée d’un constant travail d’auto-analyse, avec un seul objectif à l’horizon : L’humanisme.
TINTIN AU TIBET est une extraordinaire étape sur le chemin de cette quête. Et accessoirement le grand chef d’œuvre de l’histoire de la bande dessinée.

Le capitaine Haddock, prêt à sacrifier sa vie.
© Hergé/Moulinsart – 2025
7) Et pour quelques détails de plus
– Lorsque l’histoire débute, Tintin, le capitaine et le professeur Tournesol sont en vacances à Vargèse, une station alpine fictive de Haute-Savoie, qu’Hergé avait créée pour un album de JO, ZETTE ET JOCKO (LA VALLÉE DES COBRAS). Une manière de mettre ses séries dans le même univers partagé !
Dans la version album, Hergé retirera, comme souvent, la première vignette représentant le décor en plan général.
– Comme dans COKE EN STOCK, Hergé nous dévoile discrètement son intérêt pour l’art et la culture : Avant d’atteindre le Népal, Tintin et le capitaine voyagent en Inde et passent un moment à Delhi à la découverte de ses monuments emblématiques (comme le Qûtb Minâr). Lorsqu’ils atterrissent à Katmandou, on aperçoit le Stūpa de Bodnath, inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO. Pour le reste, les héros évoluent surtout au Népal et n’arrivent au Tibet que dans la dernière partie, dans le massif du Gosainthan, où l’avion s’est écrasé.
Tous les lieux évoqués dans la partie népalaise sont fictifs, que ce soit le monastère tibétain de Khor-Biyong où Tintin et ses amis sont recueillis, le village de Charahbang ou encore la montagne surnommée le Museau du Yack, qui était d’ailleurs le titre qu’Hergé souhaitait donner à l’album, avant que Casterman ne lui impose le plus simple et bien plus vendeur TINTIN AU TIBET.
– On ne se rend pas toujours compte à quel point Hergé était en avance sur son temps : Malgré l’absence d’allusion au contexte politique de son récit, TINTIN AU TIBET deviendra peu à peu l’emblème de la cause tibétaine. Et le Dalaï-lama en personne décernera le prix Lumière de la Vérité à la fondation Hergé en 2006.
– Nous parlions de la manière dont Hergé exorcisait ses démons par l’art. La bouleversante séquence où le capitaine Haddock demande à Tintin de couper la corde et de le laisser tomber dans le vide est certainement la plus lourde de sens : Le capitaine exhorte son ami à le sacrifier, en lui expliquant qu’une mort vaut mieux que deux. Mais Tintin refuse catégoriquement, malgré l’impasse (“Nous nous sauverons ensemble ou nous périrons ensemble !”). Alors qu’il dessinait cette planche, un ami d’Hergé (Guy Dessicy) l’avait retrouvé en larmes, au beau milieu de son salon. Il lui conseillera de sacrifier l’une des victimes. Car dans la vie, il lui en faudra sacrifier une sur trois, à savoir son épouse Germaine et par extension son mariage, afin de sauver les deux autres : lui-même et sa future seconde épouse, Fanny…

Bonus : La première planche dans sa version d’origine, en entier.
© Hergé/Moulinsart – 2025

La magnifique version crayonnée.
© Hergé/Moulinsart – 2025
BO :

Comme toujours, ces articles sont des travaux d’expert qui font référence !
Merci pour cette mise en contexte de mon album préféré de Tintin. Je savais vaguement que Hergé était dans une période trouble et qu’il a pu exorciser ses démons via cet album sans vraiment avoir les dessous de l’affaire, ni le contexte historico-médiatique de la catastrophe du Malabar Princess. J’adore notamment la séquence du quasi-sacrifice où Haddock, contrairement à son habituelle verve colorée, est tout en retenue et en dignité, l’association avec le mariage ne tenant plus qu’à un fil de l’auteur donne une toute nouvelle portée à cette scène.
« Alors qu’aujourd’hui on financerait le voyage des auteurs pour qu’ils aillent sur place faire leurs repérages »
MOUAHAHAHAHAHAAHAHA
HAHAHAHAHAHAA
Snort
désolé, c’est nerveux
plus sérieusement, excellent article. la dimension très personnelle de l’oeuvre est une clé de lecture fondamentale.
Encore un superbe article, très détaillé. J’ignorais les tourments d’Hergé à cette période. Cet album m’a toujours fait l’effet, d’une sortie de l’enfance. Plus adulte, plus dur encore que Coke en Stock bien que plus humaniste et bouleversant. La constance que met Tintin à sauver son ami, envers et contre tous, la patience presque paternelle que met Haddock à le suivre… et ces larmes du Yéti à la fin, qui se trouve à nouveau seul au milieu de cette étendue glacée (l’enfer du divorce matérialisé par Hergé ?). A la lumière de ton article, je le relirai vraiment différemment.
Tu fais toujours un super travail dans l’écriture de tes articles sur Tintin.
En revoyant la couverture de l’album, je suis frappé par l’élégance de la police d’écriture du titre.
Je n’étais pas du tout au courant des difficultés personnelles de Hergé au moment de la conception de ce tome (ou alors, si je l’ai su, je l’avais totalement oublié…)
En fait, TINTIN AU TIBET, c’est l’anti ONE MORE DAY : un histoire de divorce dans la vraie vie qui donne une très belle fiction.